Pour le Directeur général de Repères, François Abiven, il n’y a pas de fatalité à ce que 9 innovations sur 10 échouent, même si le pari de la rupture implique naturellement une forte part de risque. Il évoque les partis-pris de son institut sur ces sujets, dont l’impératif de s’intéresser tout particulièrement aux émotions des consommateurs. Et sa conviction qu’il faut savoir ne pas abandonner trop vite des innovations au potentiel a priori moyen, le principe du test and learn pouvant être extrêmement puissant.
MRNews : Quelles évolutions vous marquent le plus côté annonceurs sur ces enjeux d’innovation ?
François Abiven (Repères) : Je suis souvent frappé par ce décalage entre les intentions qu’ont les entreprises, celui de lancer des innovations de rupture, et les concepts présentés, qui relèvent plutôt de l’innovation incrémentale. Ce qui peut se comprendre d’une certaine façon, les taux de réussite étant très faibles s’agissant des premières. Quand ça marche, c’est génial, ce sont des succès marquants. Mais que d’échecs pour y arriver ! Sans doute est-ce plus facile d’y parvenir pour les start-ups — dont la vocation naturelle est de « disrupter » les marchés où elles naissent — que pour des acteurs historiques qui sont très présents parmi nos clients.
Nous observons par ailleurs une forte montée en puissance des contraintes réglementaires. Des entreprises doivent modifier leurs offres parce qu’un ingrédient ou une allégation sont frappés d’un interdit. L’objectif des tests est alors de mesurer le niveau de tolérance des consommateurs à ces changements.
Le dernier point n’a rien d’original mais pèse néanmoins beaucoup, c’est la pression du temps. Il faut aller de plus en plus vite !
Voyez-vous d’autres éléments essentiels dans les réflexions des annonceurs ?
Oui. Je crois – et cela me parait une très bonne chose – que tout le monde est plus conscient de l’importance des usages et des contextes. Une offre n’est pas perçue de la même façon selon les circonstances dans lesquelles les consommateurs les découvrent et les utilisent. Cela peut sembler une évidence, mais encore faut-il la prendre en compte dans les méthodes de tests. C’est ce que nous essayons de faire, nous y reviendrons sans doute.
« Une offre n’est pas perçue de la même façon selon les circonstances dans lesquelles les consommateurs les découvrent et les utilisent. Cela peut sembler une évidence, mais encore faut-il la prendre en compte dans les méthodes de tests. »
Venons-en en effet à la philosophie de Repères en matière de tests d’innovation. Quels en sont les points clés ?
Elle se décline autour de deux temps distincts. En amont des processus, nous sommes très « fans » des screening de concepts, que nous réalisons en effectuant une catégorisation des individus en fonction de leur relation à l’innovation. Nous nous appuyons sur les travaux de Rogers, qui ne sont pas récents puisqu’ils datent du début des années 1960, mais nous semblent toujours aussi pertinents. Nous avons établi le moyen de catégoriser les répondants en 4 grands clusters : les pionniers, les suiveurs, les retardataires et enfin les résistants. Et cela avec seulement une question. Je précise qu’il s’agit bien de la relation à l’innovation pour une catégorie spécifique de produits ou de services, et non dans absolu. Une même personne peut être pionnière en matière d’appareils HiFi, et retardataire pour tout ce qui tourne autour de la cuisine. Et inversement.
« En amont des processus, nous sommes très « fans » des screening de concepts, que nous réalisons en effectuant une catégorisation des individus en fonction de leur relation à l’innovation. Nous nous appuyons sur les travaux de Rogers, qui ne sont pas récents puisqu’ils datent du début des années 1960, mais nous semblent toujours aussi pertinents. »
Nous combinons ce clustering avec la mesure de l’attrait des concepts, que nous effectuons avec notre outil R3MSCORE. Pour chaque proposition que nous présentons aux individus, nous leur demandons d’exprimer les trois premiers mots qui leur viennent spontanément à l’esprit. À partir d’un schéma d’analyse qui a fait l’objet d’un très important travail de R&D chez Repères, nous pouvons en déduire un niveau d’activation émotionnelle.
« Nous combinons ce clustering avec la mesure de l’attrait des concepts, que nous effectuons avec notre outil R3MSCORE. Pour chaque proposition que nous présentons aux individus, nous leur demandons d’exprimer les trois premiers mots qui leur viennent spontanément à l’esprit. »
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Ces deux questions permettent à elles seules d’effectuer un screening du set de concepts testés ?
Oui, tout à fait. En croisant ces deux variables, nous constituons une matrice pour caractériser les concepts, en évaluer le potentiel. Certains sont déjà installés, le score d’activation émotionnelle est relativement élevé sur un très large spectre de consommateurs. D’autres touchent les individus les plus « innovants » sur une catégorie donnée, ils disposent donc d’un fort potentiel. Et ainsi de suite pour les différents quadrants de la matrice.
Nous n’intégrons que quelques questions complémentaires, notamment sur l’impression de nouveauté véhiculée par chaque concept et l’image induite pour la marque. Mais, au global, l’interrogation est très rapide. L’économie du dispositif est particulièrement favorable, et permet de tester un nombre conséquent de pistes. En rationalisant le plan d’expérience, nous pouvons travailler sur un set de 8 à 10 propositions, chaque participant n’en évaluant que 5 ou 6. Pour assurer la fiabilité du screening, il faut naturellement veiller à l’homogénéité formelle du corpus de concepts. En pratique, un visuel et quelques mots suffisent, avec une composante bénéfice et des « reason why ». Expérience à l’appui, nous considérons qu’exposer l’insight est plutôt contre-productif, de même que le fait de présenter des blocs de texte ou des phrases trop longues. Cela pousse les gens à faire un effort de rationalisation alors que c’est précisément ce que nous souhaitons éviter.
La démarche a l’avantage d’opérer un screening extrêmement clair du potentiel des différentes innovations. Mais elle permet en outre, c’est la grande force de R3MSCORE, de distinguer très finement les points d’accroche, les mots ou les images qui jouent de façon décisive sur l’attrait de la proposition et qu’il faudra mettre en avant au moment du lancement. Mais aussi les freins, les éléments qui limitent le potentiel de certains concepts, qui pourront ainsi être retravaillés.
« La démarche a l’avantage d’opérer un screening extrêmement clair du potentiel des différentes innovations. Mais elle permet en outre (…) de distinguer très finement les points d’accroche, les mots ou les images qui jouent de façon décisive sur l’attrait de la proposition (…) mais aussi les freins, les éléments qui limitent le potentiel de certains concepts, qui pourront ainsi être retravaillés. »
Nous avons volontairement adapté les travaux de Rogers, qui distinguait en effet une sous-catégorie qui pourrait s’apparenter à ces happy-few. Dans sa terminologie, ce sont les Innovateurs, ceux qui inventent des produits ou souvent des usages. Mais ceux-ci ne représentent que moins de 3% de la population. C’est trop peu pour que nous analysions leurs réactions dans le cadre de ce screening. De notre côté, nous sommes surtout attentifs aux perceptions des pionniers et des suiveurs, qui pèsent respectivement 15% et 30% de la population. Si les taux d’intérêt sont élevés au moins sur les pionniers, on sait d’expérience que le déploiement sera massif. Nous avons pu nous en assurer en réitérant sur 4 ans des études de suivi d’un certain nombre de tendances. Les comportements identifiés comme étant les plus porteurs sur les premières mesures sont bien ceux qui se sont diffusés progressivement au sein de la population.
Vous avez évoqué en préambule la difficulté à réussir les innovations de rupture. Avez-vous développé des approches spécifiques pour tester celles-ci ?
Oui, nous avons en effet pas mal creusé ce sujet avec nos équipes. Nous avons remarqué que, lorsqu’une innovation de rupture émerge, une communauté d’utilisateurs joue souvent un rôle essentiel. Ce sont des lead-users, des personnes qui innovent eux-mêmes en transformant les produits et/ou les usages. Ils vont sortir des usages qui avaient été envisagés a priori par les entreprises. Notre approche consiste donc à reconstituer ces phénomènes en mode étude. Nous confions des prototypes du produit à un nombre restreint d’innovateurs, une vingtaine, que nous regroupons au sein d’une communauté. Et nous les faisons échanger sur leurs expériences, pendant au moins une semaine, parfois plus longtemps. Lorsque c’est possible, nous leur remettons le produit en ne présentant pas le concept, pour voir comment ils se l’approprient spontanément. Ce type d’approche est extraordinairement riche d’enseignements sur la capacité d’une innovation à réellement disrupter un marché.
« Nous avons remarqué que, lorsqu’une innovation de rupture émerge, une communauté d’utilisateurs joue souvent un rôle essentiel (…). Notre approche consiste donc à reconstituer ces phénomènes en mode étude. »
Mais procéder de la sorte suppose de disposer d’un nombre conséquent de prototypes, ce n’est pas toujours envisageable. Une autre option consiste à designer les protocoles de sorte que les consommateurs puissent découvrir et utiliser les produits dans différents contextes. C’est ce que nous faisons notamment avec nos salles immersives. Dans le cas d’une étude sur une bière, nous avons détecté que son attractivité variait selon qu’elle était proposée dans un environnement cosy, comme à la maison, ou bien dans celui d’une boite de nuit, avec du bruit, de l’animation. En l’occurrence, les résultats étaient bien moins favorables dans le second cas. Cela reste un sujet de travail, mais nous estimons qu’il faut poursuivre dans cette direction, en établissant une cartographie des usages possibles du produit. Cela permet de le tester, si ce n’est dans tous les cas d’usage, au moins dans ceux qui sont clés pour l’entreprise en fonction de sa stratégie.
« Une autre option consiste à designer les protocoles de sorte que les consommateurs puissent découvrir et utiliser les produits dans différents contextes. »
Voyez-vous enfin un dernier point ? Peut-être des conseils qui vous paraitraient importants à l’attention des équipes qui gèrent ces sujets côté annonceurs ?
Cette notion de cartographie des usages que nous venons d’évoquer me semble essentielle. Un autre axe auquel je crois beaucoup est de procéder à des tests en mode test and learn. Nous l’avons souvent noté par le passé, le succès d’un produit ne tient parfois à pas grand-chose. Certains exemples sont célèbres, comme celui de Perle de Lait, qui avait fait un « bide » dans les premiers tests pour connaitre une grande réussite quelques années plus tard. Selon que l’on présente les choses de telle ou telle manière, les résultats varient dans des proportions étonnantes. Je crois donc qu’il y a un énorme avantage à travailler de façon itérative. Il faut savoir ne pas abandonner trop tôt un concept, essayer de comprendre pourquoi il ne passe pas bien dans un premier temps, le modifier, retester, etcétéra. D’autant que ces études sont peu coûteuses, il est bien plus rationnel de fonctionner ainsi plutôt que de « brûler » trop vite les efforts des équipes de R&D. Dans cette logique, mettre la focale sur ces pionniers dont nous avons parlé est particulièrement intéressant. Il y a un réel danger à se baser uniquement sur des normes et des intentions d’achat « moyennes » mesurées sur des populations globales. A contrario, de vraies options existent pour booster le taux de réussite des innovations.
« Il faut savoir ne pas abandonner trop tôt un concept, essayer de comprendre pourquoi il ne passe pas bien dans un premier temps, le modifier, retester, etcétéra. D’autant que ces études sont peu coûteuses, il est bien plus rationnel de fonctionner ainsi plutôt que de « brûler » trop vite les efforts des équipes de R&D. »
POUR ACTION
• Echanger avec le (ou les) interviewé(s) : @ François Abiven