Olivier Lagrand — Directeur Général Innovation, Communication & Marketing Strategies chez Ipsos

À situation de crise, outils d’études de crise ? Interview d’Olivier Lagrand (Ipsos)

12 Fév. 2024

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Le grand spécialiste des études de marché Ipsos vient de publier les résultats de son enquête annuelle Predictions, qui décrypte l’opinion de 25 000 personnes dans le monde sur l’année écoulée et leurs perspectives sur l’avenir. Dans ce panorama, les Français sont bien proches d’être les champions du pessimisme. Avec des préoccupations qui ne sont absolument pas neutres, ni pour les politiques ni pour les marques. Dans ce contexte, quelles sont donc les marges de manoeuvre pour ces dernières ? Quelles études leurs sont les plus utiles ? Olivier Lagrand — Directeur Général Innovation, Communication & Marketing Strategies chez Ipsos — nous livre sa vision.

MRNews : Dans le tableau mondial que dresse votre enquête Prédictions pour 2024, les Français sont tout proches de rafler la médaille d’or du pessimisme. Mais n’est-ce pas un atavisme hexagonal ?

Olivier Lagrand (Ipsos) : Ce phénomène est quasiment « structurel » en effet, les Français sont d’indécrottables pessimistes ! On doit cependant tenir compte de certains facteurs dans l’analyse de ce benchmark. Le panorama inclut de nombreux pays émergents, où la perspective de développement rend les habitants naturellement enclins à un certain optimisme. Des composantes culturelles ont aussi leur rôle. En Asie en particulier, à quelques exceptions près dont celui de la Corée du Sud, l’optimisme « déclaré » est bien supérieur à celui que nous pouvons mesurer dans la vieille Europe. 

En réalité, le pessimisme des Français porte tout particulièrement sur les sujets qu’ils perçoivent comme étant entre les mains d’une forme d’autorité. Le politique est le premier champ concerné, mais cela s’applique aussi aux entreprises et aux marques. Il est clair cependant qu’au-delà des composantes structurelles, il y a bien une préoccupation majeure qui plombe le moral de nos concitoyens. C’est celle du pouvoir d’achat, avec une inflation qui avait disparu des radars pendant de très longues années et a flambé ces deux dernières années. Elle se ralentit certes un peu, mais ce phénomène est omniprésent dans la tête des Français, avec des répercussions considérables sur les comportements d’achats.

Face à cela, quelles sont les marges de manœuvre des marques ? Quelles études leurs sont les plus utiles pour gérer ce contexte ? 

Il y a clairement des sujets sur lesquels elles nous sollicitent aujourd’hui fortement. C’est le cas des études de segmentation, qui reviennent en force depuis que nous avons passé les effets les plus éphémères de la crise du Covid. On utilise depuis longtemps la notion de consommateur « Caméléon ; elle s’est radicalisée avec la pression ressentie des multiples crises que les consommateurs traversent. Crise climatique, crise sanitaire, crise de consciences et maintenant crise du pouvoir d’achat. Les consommateurs revoient constamment leurs logiques d’arbitrage, selon leur propre contexte. Cela induit une évolution rapide et importante des comportements d’achat …

Crise climatique, crise sanitaire, crise de consciences et maintenant crise du pouvoir d’achat… Les consommateurs revoient constamment leurs logiques d’arbitrage, selon leur propre contexte. Cela induit une évolution rapide et importante des comportements d’achat …

Tout cela fait que les marques ont un énorme besoin de comprendre les contextes, et ce de façon très granulaire. Qu’est-ce qui se passe dans la vie des gens ? Quels arbitrages font-ils dans telle ou telle circonstance ? Et quelle est la bonne réponse à leur apporter ? Ce sont des questions que nous adressons avec des études de type « demand spaces ». 

Tout cela fait que les marques ont un énorme besoin de comprendre les contextes, et ce de façon très granulaire. Qu’est-ce qui se passe dans la vie des gens ? Quels arbitrages font-ils dans telle ou telle circonstance ? Et quelle est la bonne réponse à leur apporter ?

Ce sont des segmentations à forte dimension « tactique » …

Absolument. Nos travaux démontrent que les facteurs liés au contexte influencent considérablement le choix de la marque, contribuant à plus de 50 % de la décision pour certaines catégories de produits.

Un autre point important, en grande partie associé au premier, est la nécessité de bien saisir les écarts pouvant exister entre ce que les gens expriment et ce qu’ils font. Ce delta n’est pas un phénomène nouveau, mais il a pris des proportions records, en étant sans doute amplifié par l’effet « réseaux sociaux », où il se dit énormément de choses sans que ce soit bien « raccord » avec la réalité des comportements. Pour les consommateurs, le grand arbitrage du moment se joue entre la composante Prix et le fait que leurs choix soient plus ou moins vertueux d’un point de vue sociétal ou environnemental… Ils sont assez largement convaincus de la nécessité d’agir dans le sens de cette « responsabilité » dont on leur parle tant. Mais la réalité est là, si les prix proposés sont bas, très souvent ce « good will » ne tient pas. Il est donc essentiel pour les marques de bien appréhender comment se font ces trade-off, la quadrature du cercle pour elles étant de trouver la juste proposition, mais aussi la bonne formulation des bénéfices consommateurs.

Un autre point important (…) est la nécessité de bien saisir les écarts pouvant exister entre ce que les gens expriment et ce qu’ils font. Ce delta n’est pas un phénomène nouveau, mais il a pris des proportions records (…). Il est donc essentiel pour les marques de bien appréhender comment se font ces trade-off, la quadrature du cercle pour elles étant de trouver la juste proposition, mais aussi la bonne formulation des bénéfices consommateurs.

Voyez-vous d’autres règles du jeu importantes à intégrer plus spécifiquement sur les enjeux de branding ?

Je soulèverai au moins deux points : l’empathie et l’exemplarité. Il y a d’abord un impératif pour les marques à être très attentives à leur posture. Nous l’avons précédemment évoqué, les Français ont une relation critique à l’autorité qui concerne les politiques bien sûr, mais également les marques. Elles doivent donc éviter de s’enfermer dans un discours déconnecté et moralisateur, et savoir faire preuve d’empathie dans le contexte que nous avons décrit. Elles doivent aussi être extrêmement vigilantes quant à la cohérence entre leurs discours et leurs actes, faute de quoi le retour de bâton peut être dévastateur. 

Les Français ont une relation critique à l’autorité qui concerne les politiques bien sûr, mais également les marques. Elles doivent donc éviter de s’enfermer dans un discours déconnecté et moralisateur, et savoir faire preuve d’empathie dans le contexte que nous avons décrit. Elles doivent aussi être extrêmement vigilantes quant à la cohérence entre leurs discours et leurs actes, faute de quoi le retour de bâton peut être dévastateur. 

J’ajoute que nous sommes souvent sollicités sur des questions de brand stretching. Pour entrer sur de nouvelles catégories, une marque installée par ailleurs doit-elle s’appuyer sur sa notoriété ? Ou bien faut-il lancer des sous-marques, avec l’avantage de pouvoir décliner plus finement les discours, mais en prenant alors le risque de la dispersion ? Il n’est pas si simple de répondre à ces questions. Il est donc souvent besoin d’étudier précisément le contexte.

À situation de crise, outils d’études de crise ? Est-ce que cela ne revient pas à privilégier des éclairages très tactiques ?

Il y a un enjeu très particulier aujourd’hui du fait de la complexité du contexte dans lequel les consommateurs doivent prendre leurs décisions, en procédant à des arbitrages nécessairement instables. D’où l’impératif de saisir en permanence comment ceux-ci se font, se défont et se recomposent, où quand et comment. Cela ne signifie pas que les études stratégiques — les segmentations socio-culturelles notamment — sont inutiles. Mais, pour les entreprises, la priorité est d’avoir des outils qui leur donnent des éclairages aussi limpides que possible pour action, à la fois très précis et agiles, s’intéressant aux attitudes, mais également aux comportements et aux processus d’achat. C’est ce qu’elles nous demandent très fortement. 

L’intelligence artificielle constitue une avancée majeure pour appréhender cette complexité, avec la possibilité de traiter d’énormes flux de données de façon plus rapide, plus profonde et plus parlante. Encore faut-il être très clair sur ces données, leur origine, ce que l’on peut en faire ou pas. Tout cela combiné fait que les market researchers ont aujourd’hui un rôle majeur à jouer.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’ interviewé(e) : @ Olivier Lagrand

• Accéder au rapport international complet Predictions 2024

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