Et si ce proche horizon 2030 était une invitation pour les entreprises à repenser fondamentalement leur marketing ? C’est la conviction que partagent ici Dominique Levy et Thibaut Nguyen — George(s) —, en dressant un tableau pouvant paraitre assez sombre de la société qui se préfigure sous nos yeux. Mais où de réelles opportunités existent néanmoins, tout particulièrement pour les acteurs qui sauront renoncer au statu quo pour faire de vrais choix.
MRNews : Avez-vous le sentiment que les entreprises anticipent plutôt bien cet horizon 2030 ?
Thibaut Nguyen : Oui en ce sens que cela soulève beaucoup d’interrogations de leur part, 2030 apparaissant bien pour elles comme une date butoir. Elles semblent assez nombreuses à se doter ou se redoter de directions de la prospective, même si cette activité est parfois mal comprise et pas idéalement structurée. Mais se poser les questions est une chose, être au clair avec les réponses en est une autre… Il est évident en tout cas que c’est LE bon moment pour elles de travailler ce sujet si elles ne l’ont pas déjà fait.
Dominique Levy : Dans la veille que nous menons systématiquement, nous avons dénombré pas moins de 120 rapports sur la question du « what’s next » ! Mais ces travaux sont quasi-systématiquement conduits avec des angles distincts et disjoints, alors qu’il y a une vraie nécessité aujourd’hui à « désiloter ». Une macro-tendance est contredite par une autre. Donc que faire ? Il faut essayer d’identifier les différentes dynamiques pour imaginer comment elles se combinent, à quels scénarios cela peut aboutir. C’est cela en réalité le vrai travail de la prospective, ce sur quoi on nous sollicite. Il y a beaucoup d’interrogations, de doutes, mais aussi des certitudes, dont le fait que la société qui se préfigure sera encore plus fragmentée et même « liquide » qu’elle ne l’est aujourd’hui. Ce qui a de nombreuses implications pour tous les acteurs…
Dans la veille que nous menons systématiquement, nous avons dénombré pas moins de 120 rapports sur la question du « what’s next » ! Mais ces travaux sont quasi-systématiquement conduits avec des angles distincts et disjoints, alors qu’il y a une vraie nécessité aujourd’hui à « désiloter ».
Dominique Levy
En quel sens est-elle liquide ?
TN : C’est une société atomisée, éco-systémisée, communautarisée… L’idée clé est que nous avons atteint le pic de la globalisation, et que l’on va désormais dans le sens de la « dé-globalisation », avec une prégnance de plus en plus forte de « micro-collectifs ».
Nous avons atteint le pic de la globalisation. On va désormais dans le sens de la « dé-globalisation », avec une prégnance de plus en plus forte de « micro-collectifs ».
Thibaut Nguyen
DL : Face à une panne de discours « systémiques » de la part des politiques ou même des marques, les individus tentent de se définir leur propre système. Dit autrement, ils s’efforcent de trouver du sens en composant avec leurs croyances, leurs aspirations et leurs contraintes. Le grand dénominateur commun, c’est qu’ils essaient de vivre mieux – ou simplement bien ou le moins mal possible. Et ils délaissent les grandes communautés pour se replier sur de plus petites, qu’elles soient de naissance ou plutôt choisies, pour pouvoir ainsi partager quelque chose, retrouver éventuellement une forme de solidarité.
Est-ce la fin de l’individualisme triomphant ?
TN : Nous sommes en plein dans ce que j’appelle le « je/nous ». Via l’individualisme, les gens se sont défaits des anciennes catégories sociales de la France d’après guerre, tentant d’échapper aux déterminismes pour se construire une identité singulière. Aujourd’hui cependant, le besoin de se « ré-allier » réapparaît dans une société tendue et face à un avenir sombre. Mais comment retrouver un « nous » qui n’écrase pas leur singularité, mais la potentialise ?
DL : Cela s’apparente à une forme d’intelligence collective, avec un mélange d’individualisme et de recherche de « communs ». Tout cela s’inscrit dans un sentiment de déclin, de perte, donc de pessimisme. Et, comme la difficulté à se projeter collectivement, déjà ancienne, se renforce aujourd’hui d’une difficulté à se projeter individuellement, on cherche un ensemble – réel ou imaginaire, étroit ou large- auquel se raccrocher, s’identifier.
Comme la difficulté à se projeter collectivement, déjà ancienne, se renforce aujourd’hui d’une difficulté à se projeter individuellement, on cherche un ensemble – réel ou imaginaire, étroit ou large- auquel se raccrocher, s’identifier.
Dominique Levy
TN : Nous allons clairement vers des collectifs choisis plutôt que subis, ce que les marques vont devoir fortement prendre en compte. Les gens deviennent les entrepreneurs d’eux-mêmes, nous nommons cela « l’égo-système ».
Ce contexte sociétal ne soulève-t-il pas un énorme challenge pour les marques ?
TN : Oui en effet. En particulier parce qu’il bouscule sacrément les segmentations établies, ce qui est déstabilisant pour les marketeurs !
DL : L’exercice de la segmentation et du ciblage a déjà été fortement chahuté par le digital et sa promesse d’opérationnalité et d’individualisation. Il devient quasi impossible dans une configuration où chaque individu ajuste son système de choix à chaque occasion d’achat. C’est l’exemple de cette consommatrice qui m’explique que, lorsqu’elle achète des pâtes alimentaires, elle prend soit les plus haut de gamme du rayon, soit les moins chers, le reste de l’offre ne faisant plus sens pour elle. Les marques ont jusqu’ici construit leurs stratégies en s’appuyant sur des segmentations qui volent aujourd’hui en éclat, quasiment plus personne n’ayant un comportement de consommation homogène, pouvant s’appliquer transversalement à toutes les catégories. Ce phénomène ne peut que s’amplifier. Les marques ne peuvent ainsi plus s’en tenir à un marketing consistant à répondre à des demandes supposées : il y en a bien trop. D’où la nécessité d’un marketing de proposition, d’offre, articulé sur des convictions assumées.
Les marques ne peuvent ainsi plus s’en tenir à un marketing consistant à répondre à des demandes supposées : il y en a bien trop. D’où la nécessité d’un marketing de proposition, d’offre, articulé sur des convictions assumées.
Dominique Levy
Quelles sont les autres règles du jeu à intégrer pour les marques ?
TN : On peut imaginer quelques grandes alternatives stratégiques. Nous venons d’en évoquer une. Mais elles doivent par ailleurs tenir compte du fait qu’une partie croissante des transactions se feront sur des plateformes, celles que l’on connait déjà bien ou peut-être encore des nouvelles dopées à l’IA. Là, chaque client saisit ses critères. Il y aura donc un enjeu majeur pour les marques à être présentes sur un maximum de plateformes pour toucher la plus large population possible, en essayant d’avoir les offres qui cochent les bonnes cases…
Il y aura un enjeu majeur pour les marques à être présentes sur un maximum de plateformes pour toucher la plus large population possible, en essayant d’avoir les offres qui cochent les bonnes cases…
Thibaut Nguyen
DL : Dans ce monde de plateformes, l’enjeu — pour beaucoup de marques — c’est de parvenir à s’inscrire dans des flux de propositions infinies. Cette logique de flux, je crois, change assez profondément le rapport à la consommation : tout vient à moi. Quelle marque, quelle proposition justifiera t’elle que je la choisisse, voire que j’aille jusqu’à elle ?
TN : L’innovation reste bien sûr de mise dans ces stratégies, il y a de vrais métabesoins transverses à la société et dont les entreprises peuvent s’inspirer…
Quels sont ces grands métabesoins ?
TN : Le premier s’inscrit dans cette quête quasi universelle des individus à un mieux-être et à une transformation positive. Ils nous le disent quasiment tous, ils veulent moins se sentir aliénés à un système dans lequel ils ne se retrouvent plus, plus de temps pour eux, plus de relations avec leurs proches, plus de créativité, en résumé une existence personnelle plus nourrie, plus riche. Le deuxième métabesoin que je citerai est celui de la santé, tant physique que mentale. Le spectre est vaste, mais il inclut tout ce qui permet d’éviter une saturation cognitive. Dont des éléments qui sont entre les mains des marques, comme les parcours d’achat, les informations sur le packaging et plus largement la communication. Les gens sont lassés de devoir démêler en permanence le storytelling des marques et les faits avérés. Tout ce qui va dans le sens d’une simplification et d’une fluidification de la relation avec les entreprises est bienvenu.
Mais s’il y a bien un métabesoin et donc un insight fort pour toutes les marques, c’est « comment vous m’aidez, moi consommateur, à me comporter dans un sens favorable pour la société ou la planète sans grever mon pouvoir d’achat, sans rajouter de la complexité, voire en l’allégeant ». Tous les acteurs qui sauront répondre à cela seront gagnants !
S’il y a bien un métabesoin et donc un insight fort pour toutes les marques, c’est « comment vous m’aidez, moi consommateur, à me comporter dans un sens favorable pour la société ou la planète sans grever mon pouvoir d’achat, sans rajouter de la complexité, voire en l’allégeant ». Tous les acteurs qui sauront répondre à cela seront gagnants !
Thibaut Nguyen
DL : La France de 2030 sera très vraisemblablement instable, conflictuelle, difficile à vivre, extrêmement technologisée avec la montée en puissance de l’IA…. Tout cela fait qu’il y aura sans doute un grand besoin de « filtres ». Les gens essaieront de ne plus laisser rentrer dans leur vie tout ce qui leur parait potentiellement toxique, qu’il s’agisse de relations ou d’ingrédients… Leur réflexe sera donc, nous l’évoquions précédemment, de se construire ainsi des systèmes de filtres, d’exclusions, de protections vis-à-vis, à la fois, des autres mais aussi des marques et des produits.
Voyez-vous d’autres métabesoins structurants à prendre en compte par les marques ?
TN : Oui, j’ajouterai le besoin d’authenticité, qui est très important en particulier pour les plus jeunes générations. Ils ne veulent plus le soi-disant « super resto » avec la cuisine de la grand-mère, ils exigent que la grand-mère soit aux fourneaux ! Ils interrogent systématiquement la marque sur ce qu’elle est réellement, sur son histoire. Et il y a une vraie saturation quant au storytelling de façade. Les marques doivent donc réapprendre à construire du fond.
Le tableau que vous dressez semble assez noir, et invite les entreprises à repenser assez fondamentalement leur marketing. Ont-elles des opportunités à saisir ?
TN : Oui en s’inspirant de ces métabesoins que nous venons d’évoquer. Oui aussi parce que la logique du test and learn sera sans doute de plus en plus présente. Au fond, c’est comme s’il y avait un miroir parfait entre la situation des individus et celle des marques. Ils se retrouvent face à la même dialectique : comment essayer de faire mieux en testant de nouvelles formules ? Et ce tout en se maintenant à flot et sans dégrader les perspectives de pouvoir d’achat et/ou de profitabilité ?
DL : Il y a en effet un vrai challenge pour les marques, nous en sommes persuadés. Les raisons pour lesquelles les gens les choisiront seront « mécaniquement » de moins en moins lisibles. Elles vont devoir se faire à cette idée. Pas simple…. Pour que le test and learn qu’évoque Thibaut soit efficient, elles vont devoir faire preuve d’une forme d’humilité, ré-interroger ce qu’elles veulent et peuvent faire. C’est sans doute la fin des « Purpose » un peu ésotériques, pour ne pas dire « perchés » que nous avons vu fleurir. Le discours de marques qui se donnent des missions quasi christiques pour vendre des produits du quotidien est clairement de moins en moins audible. On peut penser à cette phrase, souvent reprise : « A company which feels it has to define the purpose of Hellmann’s mayonnaise has in our view clearly lost the plot”. C’est un financier qui le dit, mais…
C’est sans doute la fin des « Purpose » un peu ésotériques, pour ne pas dire « perchés » que nous avons vu fleurir. Le discours de marques qui se donnent des missions quasi christiques pour vendre des produits du quotidien est clairement de moins en moins audible.
Dominique Levy
TN : J’ajouterai que ce test and learn et ce mouvement du global vers le local est peu compatible avec un marketing de masse. On est plutôt dans le small is beautiful, et la nécessité pour les marques d’accepter une forme d’impermanence. Tout cela peut ne pas sembler très rose en effet. Mais il y a tellement de paradoxes et de difficultés que cela oblige chacun à se réinventer. Et donc à faire des choix !
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewés : @ Dominique Levy @ Thibaut Nguyen