# Le consommateur de 2030 : quelles certitudes ? quelles hypothèses ?
Interview de Xavier Charpentier et Véronique Langlois - Freethinking

"Le consommateur de 2030 sera un consommateur de crise"

Véronique Langlois et Xavier Charpentier
Directeurs associés et co-fondateurs de FreeThinking

30 Jan. 2024

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Au gré de leurs observations régulières de la classe moyenne, Véronique Langlois et Xavier Charpentier (FreeThinking) ont tracé et documenté une véritable mutation des individus et des consommateurs. Avec des évolutions de leurs comportements mais aussi de leurs aptitudes et de leur imaginaire qui ont toutes les chances de se prolonger et même de s’amplifier dans les années à venir. Ils nous en présentent les grandes lignes, ainsi que les conséquences clés pour les marques.

MRNews : Est-ce si évident d’anticiper sur ce que sera le consommateur de 2030 ?

Véronique Langlois (FreeThinking) : L’exercice n’est pas si simple du fait de l’instabilité dans laquelle nous évoluons. Mais celle-ci n’est pas nouvelle… On peut même considérer que le consommateur de 2030 sera la « résultante » des mutations déjà à l’œuvre depuis pas mal d’années. Nous le voyons dans le cadre du dialogue que nous menons depuis 2007 avec les Français, à travers notre observatoire des classes moyennes. Plus forte est l’instabilité, plus ils visent une forme de stabilité, les poussant à une forme d’inventivité et à intégrer un certain nombre d’outils, de pratiques, de réflexes qui leur permettent de se protéger et de s’adapter autant que faire se peut. Le consommateur de 2030 sera à l’évidence un consommateur de crise ! 

Plus forte est l’instabilité, plus les Français visent une forme de stabilité, les poussant à une forme d’inventivité et à intégrer un certain nombre d’outils, de pratiques, de réflexes qui leur permettent de se protéger et de s’adapter autant que faire se peut. Le consommateur de 2030 sera à l’évidence un consommateur de crise ! 

Xavier Charpentier (FreeThinking) : Depuis 2008, les Français sont confrontés à une série de crises, dont les Gilets Jaunes, le Covid, la guerre en Ukraine, la crise des approvisionnements, l’inflation… L’idée que ces crises s’enchaînent — et continueront à s’enchaîner — est très présente dans leur discours ; celle d’un possible « retour à la normale » est quasiment absente. Elle se traduit par des effets de cliquet que nous constatons depuis maintenant des années sur la consommation alimentaire notamment, ou l’énergie. Ils ont ainsi développé un imaginaire de crise permanente. Il n’y a pas d’autre choix pour eux que d’avoir le « pied marin ». L’imprévisible étant la règle, il faut toujours être en alerte et à même de s’adapter, avec les bons outils comme le dit Véronique. 

Les Français ont ainsi développé un imaginaire de crise permanente. Il n’y a pas d’autre choix pour eux que d’avoir le « pied marin ».

Quelle « stabilité » visent-t-ils ? Avec quels outils plus précisément ?

VL : Pendant les Trente Glorieuses, la société et les classes moyennes tout particulièrement ont fonctionné avec l’idée qu’une progression sociale était possible, pour eux et plus encore pour leurs enfants. Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là, la visée est bien plus modeste, l’horizon d’attente revu à la baisse. Les Français considèrent comme déjà bien que leurs enfants puissent conserver le niveau social qui est le leur, à eux parents. Le spectre du déclassement est extrêmement présent pour les classes moyennes. C’est même déjà une réalité quand leur consommation tend à ressembler, pour certains, à celle des classes populaires.… L’aspiration au bien-être matériel est toujours là, légitime mais challengée. Ils mettent ainsi en place ce que nous appelons une « ingénierie du moins » : un « corpus » de stratégies articulant coupes budgétaires, utilisation d’outils du monde « traditionnel »,  notamment les cartes de fidélité, mais aussi de plus en plus aujourd’hui les outils du monde « alternatif » –  après Le bon coin en 2012, Too Good to Go, Vinted, les enseignes antigaspi, les nouvelles enseignes de la consommation économique, et bien sûr l’auto production…

L’aspiration au bien-être matériel est toujours là, légitime mais challengée. Ils mettent ainsi en place ce que nous appelons une « ingénierie du moins » : un « corpus » de stratégies articulant coupes budgétaires, utilisation d’outils du monde « traditionnel »,  notamment les cartes de fidélité, mais aussi de plus en plus aujourd’hui les outils du monde « alternatif »

XC : Nous assistons bien à un changement profond des consommateurs, qui ont massivement adopté ce qu’on pourrait appeler un « méta-comportement de crise » et décuplé leurs capacités d’adaptation. Ils font tout plus vite. Ils changent. Ils ont acquis des soft-skills de consommation, au-delà des outils, qui les transforment en machine de guerre aptes à trouver sans cesse de nouvelles façons de mieux et moins consommer. Les marques doivent donc composer avec ces nouvelles règles du jeu.

Nous assistons bien à un changement profond des consommateurs, qui ont massivement adopté ce qu’on pourrait appeler un « méta-comportement de crise » et décuplé leurs capacités d’adaptation. Ils font tout plus vite (…). Ils ont acquis des soft-skills de consommation, au-delà des outils, qui les transforment en machine de guerre aptes à trouver sans cesse de nouvelles façons de mieux et moins consommer.

Dans ce chamboulement de la relation aux marques, la fidélité des consommateurs ne risque-t-elle pas de fortement fléchir ? 

XC : Leur nouvel ADN les prédispose en effet à changer très facilement de marques, d’enseignes, en mode pragmatique. Les consommateurs peuvent néanmoins rester fidèles s’il y a des avantages à la clé, avec une utilisation accrue et raisonnée des cartes de fidélité notamment, que l’on pourrait inclure dans la liste des outils que les gens se sont réappropriés. Cela n’exclut pas la possibilité d’une fidélité affective, mais à la condition que celle-ci soit régulièrement réactivée par des bénéfices tangibles. Avec l’adoption des outils anti-gaspi et le développement de l’auto-production, les marques pourront avoir le sentiment d’avoir affaire à une forme de déconsommation. Mais, en réalité, ce sera simplement une consommation différente… 

VL : L’autonomisation des consommateurs est un phénomène majeur, qui a toutes les chances d’être structurant en 2030. Nous l’observons notamment sur tous les sujets liés à la notion de « responsabilité », deux modèles se faisant de plus en plus souvent face. D’un côté celui de la consommation traditionnelle, avec un modèle de responsabilité très institutionnel, drivé en particulier par les grandes marques qui proposent du bio, du Made In France, et qui est accessible à une portion décroissante de la population. Et, de l’autre, un modèle de consommation responsable que l’on pourrait dénommer comme étant « Made by People ». Et qui se déploie en prenant appui sur des pratiques d’autoproduction et le recours à des enseignes alternatives. Et là en effet il y a un gros risque pour les marques, dont les prises de parole sur le thème de la responsabilité sont mises à distance par des consommateurs pouvant se montrer de plus en plus rebelles…

L’autonomisation des consommateurs est un phénomène majeur, qui a toutes les chances d’être structurant en 2030. Nous l’observons notamment sur tous les sujets liés à la notion de « responsabilité », deux modèles se faisant de plus en plus souvent face. D’un côté celui de la consommation traditionnelle (…) drivé en particulier par les grandes marques (…). Et, de l’autre, un modèle de consommation responsable que l’on pourrait dénommer comme étant « Made by People ».

Vous évoquez régulièrement la fragmentation de la société. Est-ce que ce n’est pas une donnée majeure pour appréhender le consommateur de 2030 ? 

XC : Oui, absolument. Nous utilisons plutôt le terme de « polarisation », en ce sens qu’il y a une tension entre des groupes sociaux, et des formes de confrontation possibles. On le voit clairement, nous avons d’un côté des personnes qui ont la perspective d’évoluer dans un certain bien-être matériel, certes en étant en alerte et en sachant s’adapter s’il le faut, mais disposant d’une assez bonne visibilité sur leur avenir. Avec, derrière cela, des emplois relativement protégés. Et puis il y a ceux qui sont vraiment fragilisés, de plus en plus, qui vivent dans la contrainte au quotidien et se détournent des circuits et des marques de la consommation traditionnelle. Ils assument parfois de ne pas adopter des comportements toujours très « responsables », tout simplement parce qu’ils n’ont pas les moyens de faire autrement.  C’est en partie la clientèle de Shein, par exemple. La relation à la « responsabilité » sera elle aussi de plus en plus polarisée. Un sujet comme la voiture électrique, par exemple, suscite encore beaucoup d’inquiétudes. Quant aux Zones à Faible Émission, elles génèrent beaucoup de crispations depuis déjà 3 ou 4 ans, nous le voyons depuis 2021. On voit d’ailleurs certaines municipalités instaurer des moratoires sur ces ZFE, elles ont bien compris que c’était inacceptable pour une partie de la population et donc ingérable politiquement.

Nous utilisons plutôt le terme de « polarisation » (plutôt que celui de fragmentation), en ce sens qu’il y a une tension entre des groupes sociaux, et des formes de confrontation possibles (…). La relation à la « responsabilité » sera elle aussi de plus en plus polarisée.

Quid de que peuvent faire les marques dans ce contexte de polarisation ?

VL : Elles ont bien sûr un rôle très important à jouer. Les marques universelles se reconnaissent précisément à leur capacité à créer des repères, à rassembler, à inclure, à proposer d’avancer. On parle bien sûr de marques comme Orange, La Poste, Carrefour, Renault avec Dacia notamment… 

XC : Dacia est un exemple emblématique d’une marque qui a pris en compte certaines évolutions de la société, et été force de proposition face à celles-ci. De fait, elle maintient un accès à un certain bien-être matériel pour une large partie de la population. Il y a dans l’équation une composante culturelle essentielle… La France, c’est le pays de l’universel ! Et pour les Français, une grande marque est nécessairement une marque pour tous, qui considère tous les consommateurs comme des citoyens égaux. Cela fait partie de sa responsabilité, de son devoir même. Sauf cas très particulier, l’univers du luxe par exemple, les acteurs jugés excluants ont toutes les chances de se faire eux-mêmes exclure du cœur, et finalement du choix des Français. 

La France, c’est le pays de l’universel ! Et pour les Français, une grande marque est nécessairement une marque pour tous, qui considère tous les consommateurs comme des citoyens égaux. Cela fait partie de sa responsabilité, de son devoir même.

En résumé, quelles seraient pour vous les différences notables entre les marques potentiellement « gagnantes » ou au contraire « perdantes » à horizon 2030 ?

XC : L’essentiel se joue sans doute sur leur capacité à intégrer ce que nous évoquions, le fait que le consommateur de 2030 sera un consommateur de crise, capable d’adopter très vite les outils et comportements qui lui permettent de s’en sortir au mieux. Et à assimiler que ces changements sont durables, un « retour à la normale » étant plus qu’improbable. 

VL : Les marques « gagnantes » seront aussi celles qui comprennent que les Français ne sont pas prêts à voir une partie de leurs concitoyens laissés sur le bord du chemin en matière de consommation. Elles vont devoir travailler pour le plus grand nombre, à la fois répondre à cette aspiration au bien-être et montrer qu’elles se soucient de cohésion sociale autant que d’une responsabilité environnementale accessible. Les gens sont parfaitement capables d’inventer des comportements responsables en dehors d’elles. Il faut en tenir compte, les accompagner, ne surtout pas se limiter à un discours d’injonction et au contraire être force de proposition. Les marques potentiellement « perdantes » seront celles qui resteront dans une forme d’inertie en considérant que leur statut les met à l’abri.

Les marques « gagnantes » seront aussi celles qui comprennent que les Français ne sont pas prêts à voir une partie de leurs concitoyens laissés sur le bord du chemin en matière de consommation. Elles vont devoir travailler pour le plus grand nombre, à la fois répondre à cette aspiration au bien-être et montrer qu’elles se soucient de cohésion sociale autant que d’une responsabilité environnementale accessible

Une toute dernière question enfin : quels types d’études doivent à votre sens privilégier les marques pour bien anticiper ?

VL : Ce sont à notre avis des outils qui favorisent le décadrage. Ce qui compte aujourd’hui c’est à notre sens de saisir l’intelligence du changement là où il s’invente, saisir comment les gens s’adaptent et mettent en oeuvre celui-ci. Il faut donc comprendre ce qui se passe le plus souvent de façon souterraine dans un premier temps. C’est ce que nous essayons de faire, pour aider les marques à être là au moment où ça émerge et pas après la bataille. Cela suppose de ne pas seulement observer les gens mais d’interagir avec eux, de les stimuler, précisément pour aller à la recherche de ce qui n’apparait pas au premier coup d’œil. Ce qu’ils sont prêts à nous dire, quand on leur parle leur langage. 


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