Interview de Christophe Jourdain et Julien Belin - Groupe Ifop

« L’IA est un véritable levier de transformation pour l’Ifop » – Interview de Christophe Jourdain et Julien Belin

11 Jan. 2024

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L’IA est à l’évidence LE sujet clé du moment pour la grande majorité des acteurs des études et de l’intelligence marketing. Mais il y a naturellement mille et une façons d’appréhender son impact et de l’intégrer en pratique.
Qu’en est-il pour le tout premier institut créé en France, l’Ifop, et plus largement pour le groupe qui s’est constitué autour de lui ? C’est ce que nous vous proposons de découvrir avec l’interview de son Directeur Général, Christophe Jourdain, et de Julien Belin, Directeur DataManagement du Groupe Ifop.

MRNews : Depuis le lancement de ChatGPT, l’IA fait énormément parler d’elle dans tous les univers, y compris bien sûr celui des études marketing. Quelle est votre vision quant à son impact ? 

Christophe Jourdain (Ifop) : Nous sommes convaincus qu’il se joue avec l’IA une révolution d’une ampleur considérable. Elle « challenge » l‘intelligence humaine, et s’agissant de nos métiers, le terme de « disruption » s’impose. L’IA générative a en effet des incidences à la fois sur la production des données elles-mêmes, et sur l’analyse que l’on peut en tirer, à savoir les deux grands volets de notre activité. En réalité, on touche à toute la chaine de valeur des études : à la nature et la diversité des datas, à la façon dont on peut les mettre en relation, les hybrider… et en délivrer les enseignements à nos clients. C’est toutefois une révolution avec beaucoup d’inconnues. Pour reprendre cette image utilisée à l’occasion d’une conférence Esomar sur l’intelligence artificielle, « l’IA est un avion dans lequel nous embarquons et que nous devons construire en même temps qu’il vole ! »

De fait, nous avons pris à l’Ifop la décision d’intégrer l’IA dans nos pratiques quotidiennes et de faire de cette avancée technologique, ainsi que des nouveaux usages associés, un véritable levier de transformation de l’entreprise. Cela se retrouve donc chaque jour un peu plus dans ce que nous offrons à nos clients ainsi que dans la façon dont nous travaillons ensemble pour le « fabriquer ». 

De fait, nous avons pris à l’Ifop la décision d’intégrer l’IA dans nos pratiques quotidiennes et de faire de cette avancée technologique, ainsi que des nouveaux usages associés, un véritable levier de transformation de l’entreprise. Cela se retrouve donc chaque jour un peu plus dans ce que nous offrons à nos clients ainsi que dans la façon dont nous travaillons ensemble pour le « fabriquer ». 

Christophe Jourdain, Directeur Général du Groupe Ifop

Ifop étant aujourd’hui devenu un Groupe, nous voyons l’IA aussi comme un facteur d’intégration. Cet enjeu commun à toutes nos filiales nous réunit, nous mobilise collectivement et crée de véritables synergies.  

L’IA ouvre des possibilités pour les études marketing ou d’opinion. Mais elle peut également être porteuse de menaces… …

CJ : Les opportunités sont évidentes, l’IA nous permet tout simplement d’aller plus loin dans notre métier, de décupler nos capacités. Elle participe aussi à un phénomène qui n’est pas neuf, celui d’un accroissement vertigineux du nombre de données disponibles, mais auquel s’ajoute un risque complémentaire, celui de produire des « hallucinations ». Ce qui implique de surveiller, d’objectiver, de corriger, d’accompagner, et donc d’intégrer fortement une composante d’expertise humaine. 

Julien Belin (Ifop) : Un autre des risques souvent perçu est celui que l’IA menace des emplois, ce qui est logique puisqu’elle peut s’acquitter de certaines tâches mieux et/ou plus vite que les êtres humains. L’IA nous force donc à monter en compétences et à les diversifier de façon imminente : nous devons garder la maitrise de ce que nous produisons avec l’aide de l’IA, tout en exploitant au mieux les nouvelles potentialités offertes.

L’IA nous force donc à monter en compétences et à les diversifier de façon imminente : nous devons garder la maitrise de ce que nous produisons avec l’aide de l’IA, tout en exploitant au mieux les nouvelles potentialités offertes.

Julien Belin, Directeur DataManagement du Groupe Ifop

CJ : Comme le dit Julien, l’IA s’acquitte de tâches. Elle ne remplace pas forcément pour autant les humains, en particulier s’ils sont qualifiés et multitâches. Mais les humains qui travaillent avec l’IA vont eux bien remplacer ceux qui ne travaillent pas avec l’IA. Idem pour les organisations dans des secteurs comme le nôtre. Nous avons donc tous intérêt à travailler avec l’IA ! 

Il y a aussi un autre risque qui est de considérer l’IA comme une finalité. Nous devons l’appréhender d’abord et avant tout comme un moyen au service de l’insight.   

Christophe Jourdain, Directeur Général du Groupe IFOP (à droite) et Julien Belin, Directeur DataManagement du Groupe Ifop

Vous avez évoqué votre décision de faire de l’IA un véritable levier de transformation pour l’Ifop. Comment sur le plan pratique ? 

JB : Cette transformation est portée, soutenue et même impulsée par la direction générale, Christophe lui-même étant très impliqué sur le sujet. Elle se traduit ainsi naturellement dans toutes les orientations clés de l’entreprise, et en particulier dans les choix organisationnels et budgétaires que nous faisons. 

Un enjeu essentiel est celui de la bonne diffusion de l’usage de l’IA au sein des équipes. Celle-ci se fait notamment par des groupes de travail que nous avons constitués pour avancer sur des thèmes, des process ou des offres, ainsi que par une communauté de « référents ». Nous avons également mis en place un comité de pilotage stratégique spécifiquement dédié à l’IA, avec 8 personnes issues de différents départements du Groupe Ifop. La vocation de ce comité étant de décider des orientations et d’impulser les axes de développement, de trancher sur ce que nous pouvons faire en interne, en nous appuyant sur nos propres ressources, ou via des partenariats avec des startups.

Quel est le rôle de cette communauté de référents ? 

JB : Elle compte 35 personnes qui se réunissent régulièrement, avec des représentants de chaque entité et filiales du Groupe Ifop, qu’elles soient commerciales ou supports, tous les collaborateurs sont concernés et les décisions prises côté RH, IT ou encore Finance doivent suivre et aller dans le sens de cette transformation. Elle permet de diffuser les bonnes pratiques dans l’entreprise, d’aider au partage d’expériences. Mais aussi de faire remonter les questions, les points qui doivent éventuellement faire l’objet d’arbitrages. Cette communauté joue donc un rôle essentiel, de même que les groupes de travail qui se sont formés autour de chantiers IA spécifiques.

Cette communauté permet de diffuser les bonnes pratiques dans l’entreprise, d’aider au partage d’expériences. Mais aussi de faire remonter les questions, les points qui doivent éventuellement faire l’objet d’arbitrages. Elle joue donc un rôle essentiel, de même que les groupes de travail qui se sont formés autour de chantiers IA spécifiques.

Julien Belin, Directeur DataManagement du Groupe Ifop

CJ : J’abonde dans le sens de Julien, la sensibilisation de toutes les équipes est clé. Nous avons organisé il y a quelques mois un grand évènement interne pour initier cette démarche. Et mis en place un dispositif de formation avec des webinaires internes. Dans le cadre de l’un deux, plus de 100 personnes ont notamment été formées aux bonnes pratiques des ‘prompts’. Mais nous considérons que cela serait une erreur de se limiter à une diffusion en mode ‘top-down’, surtout dans le contexte de l’IA où nous apprenons tous en marchant. Le principe du ‘reverse mentoring’ est nécessaire sur ce type de sujet. Ce ne sont pas les managers les plus expérimentés de l’entreprise qui forment les autres, mais plutôt nos collaborateurs les plus passionnés, les plus curieux, qui partagent leurs expériences. C’était le cas par exemple pour ce webinaire que j’évoquais, qui a été animé par un directeur d’études utilisant de manière avancée l’IA dans son quotidien. 

Et cette transformation doit également se faire avec nos clients !

Venons-en aux annonceurs en effet. Sont-ils aussi convaincus que vous l’êtes de l’importance de cette révolution ? Et comment travaillez-vous avec eux ?

JB : Les états-majors des grands groupes s’emparent du sujet. Mais toutes les équipes et les collaborateurs n’ont naturellement pas le même degré de maturité. Idem pour les départements Etudes / Insights, qui n’avancent pas tous à la même vitesse.

CJ : Nous avons suscité et mis en place des sessions dédiées de partage avec nos grands comptes, les « AI Time ». Celles-ci n’ont pas de finalité commerciale mais ont pour ambition de nous faire avancer de concert. Il s’agit d’offrir un temps de partage spécifique à ces enjeux pour aborder nos questionnements et avancées respectifs. Ainsi nous progressons ensemble en identifiant les points de rencontre possibles, étant entendu qu’il y a nécessairement beaucoup d’inconnues dans ce cheminement de part et d’autre.

Nous avons suscité et mis en place des sessions dédiées de partage avec nos grands comptes, les « AI Time » (…). Ainsi nous progressons ensemble en identifiant les points de rencontre possibles, étant entendu qu’il y a nécessairement beaucoup d’inconnues dans ce cheminement de part et d’autre.

Christophe Jourdain, Directeur Général du Groupe Ifop

Je suis convaincu que cette transformation ne peut être menée qu’en intelligence avec tout un écosystème. Avec les annonceurs ainsi qu’avec nos collaborateurs au sein des différentes entités du groupe : Ifop mais aussi BrainValue, SocioVision, Occurrence ou DeepOpinion qui va jouer un rôle décisif sur ces sujets dès 2024. Côté SocioVision, notre Directeur scientifique Michel Ladet fait partie des précurseurs sur le sujet. Il a donc tout naturellement accompagné le projet notamment sur les enjeux éthiques que soulèvent l’IA. Et cet écosystème inclut bien sûr aussi nos partenaires acteurs de la ‘Tech’, ce qui implique une conséquente activité de veille de notre part, et des échanges permanents parce que tout va extraordinairement vite.

Vous avez conclu un partenariat important avec l’un de ces acteurs, Fairgen (voir notre article). Pourquoi cette société ? Pour faire quoi ?

JB : Les premiers échanges ont démarré il y a un an autour d’une solution sur laquelle ils travaillaient, et dont le principe était de générer des répondants « synthétiques ». Cela pouvait sembler un peu « effrayant » à première vue (rires), notre premier réflexe a donc été celui de la prudence. L’idée clé, c’est qu’après avoir interrogé un nombre conséquent de personnes, l’IA permet de modéliser la façon dont pourraient répondre d’autres individus. Ce qui ouvrait alors la possibilité de mieux étudier des cibles rares, des niches… un enjeu clé pour nos métiers. 

Ainsi, nous avons choisi de continuer à approfondir et de co-designer un modèle spécifique que nous commercialisons depuis la rentrée, il s’agit de ‘Data Boost AI’. En amont, une importante batterie de tests, pour éprouver et adapter la pertinence de la solution a été réalisée Nous avons notamment comparé les résultats d’investigations que nous avions réalisées par le passé avec les outputs de cette modélisation. Les conclusions se sont rapidement avérées très intéressantes, et pour complètement cadrer la solution nous sommes allés jusqu’à leur demander d’élaborer un indicateur permettant de mesurer la qualité statistique de leurs modélisations. Et ils ont répondu banco ! Ils sont même allés un cran plus loin, en intégrant à leur board un statisticien de renom, Emmanuel Candès, responsable de The Simons Chair in Mathematics and Statistics à la Stanford University, avec lequel nous collaborons désormais. 

Sur quels types de cibles cette solution est-elle utilisable ?

JB : Nous l’avons testée sur des enjeux très variés. Par exemple sur des sujets d’opinion, auprès de personnes ayant des convictions politiques bien précises. Ou sur des clients de tout petits opérateurs dans le domaine de l’énergie, ou bien encore sur des niches dans l’univers hygiène-beauté. Dans tous les cas, l’approche nous a permis de modéliser les réponses de cibles rares et donc coûteuses à investiguer, et les résultats obtenus par l’IA ont été validés par les résultats obtenus via le mode de recueil classique. Cela nous permet aussi de mieux exploiter des études existantes. Par exemple dans une enquête auprès de responsables en entreprises, il est possible grâce à DataBoost AI de décrire les comportements associés à une quinzaine de secteurs ou filières pour enrichir l’étude là où on jusqu’à présent on ne pouvait se concentrer que sur 3 à 5 grandes catégories. 

CJ : Nous avons été impressionnés par les compétences techniques de Fairgen et la complémentarité avec nos savoir-faire.  Mais par-dessus tout c’est leur ‘philosophie’, le fait qu’ils soient très scrupuleux sur un plan déontologique et complètement transparents sur leurs pratiques qui nous a totalement convaincus. La plupart de nos clients sont aujourd’hui dans une phase de découverte et certains ont déjà franchi le pas.

Quelles sont les autres réflexions en cours côté offres ? 

JB : Nous travaillons là aussi avec Fairgen sur un protocole permettant de vérifier et valider la qualité des échantillons de répondants, quelle que soit la nature des études. Le sujet n’est pas neuf, mais l’IA peut apporter beaucoup dans ce domaine, et ouvre la possibilité de généraliser cette démarche à l’ensemble des études. Par ailleurs, nous avançons avec des startups sur de nouvelles formes d’analyses (vidéo, meta données, sons…) et sur des solutions d’incarnation de nos recommandations. 

Une dernière question enfin, sur la façon dont les Français perçoivent l’IA. Quels sont les tout premiers constats ?

CJ : Leur avis reste encore assez peu « forgé », même s’il y a sans doute un effet de sur-déclaration des usages (40% nous disent avoir déjà posé des questions à des outils d’IA). Ce qui est clair, et ce n’est pas vraiment une surprise, c’est qu’ils sont hyper sensibles aux risques. Les deux tiers d’entre eux considèrent que l’IA est une menace pour l’humanité, ils ne sont donc qu’un tiers à l’appréhender spontanément comme un facteur de progrès. Cette anxiété peut sembler « logique ». L’IA est synonyme de complexité et d’inconnues, ce qui induit naturellement un réflexe de peur. Mais il y a à l’évidence une forme de « frilosité » française si l’on compare l’opinion de nos concitoyens avec celle des Américains ou des Chinois, qui sont nettement plus enthousiastes. 


• Echanger avec les interviewé(e)s : @ Christophe Jourdain @ Julien Belin

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