Et s’il y avait une rationalité cachée derrière les émotions qui déterminent les comportements des individus ? Et s’il était possible de la saisir, en explorant les constructions symboliques et les imaginaires qui les sous-tendent en profondeur ? C’est le parti-pris que défend Diouldé Chartier (D’Cap Research) autour d’une démarche combinant la sémiologie, l’ethnographie et le design, en refusant de se limiter à la détection de simples « ficelles » marketing vite usées.
MRNews : La prise en compte des émotions dans les décisions des consommateurs est-elle incontournable selon vous ? N’est-ce pas une « tarte à la crème » pour la recherche marketing ?
Diouldé Chartier (D’Cap Research) : Cela me semble vraiment un impératif. Notre métier est bien d’identifier les déclencheurs des perceptions et des comportements des consommateurs. Et ce pour permettre aux entreprises de les appliquer comme leviers dans leurs actions de marketing ou de communication. Or, qui dit déclencheur dit émotion. Par le passé, les études se sont beaucoup focalisées sur le déclaratif des individus pour appréhender celles-ci. Mais, on le sait, ce sont des proxys très imparfaits, on ne peut pas se limiter à cela…
Avec l’économie comportementale, le monde des études et des entreprises n’a-t-il pas pris conscience de l’importance des émotions, justement ?
Absolument. Et elles ont développé avec leurs partenaires études des modèles pour les prendre en compte. Mais ces modèles sont souvent basés sur des interprétations hâtives voire un peu « magiques » des théories des sciences cognitives et comportementales. Et continuent d’opposer rationalité et émotions, ce qui je crois mène à une impasse. Ils tendent à présenter les émotions comme des biais dont le raisonnement logique serait exempt. Mais le raisonnement logique est aussi un biais !
La fascination qu’exerce le nudge chez ses adeptes comme ses détracteurs est liée à ce fantasme de manipuler ce qui serait un ressort « irrationnel ».
Ce qui permettrait ainsi de court-circuiter la raison pure, laquelle, si elle n’avait pas été biaisée, aurait dicté d’autres décisions. Derrière cette conception, persiste l’idée qu’il existerait en chaque humain deux êtres, l’homme émotionnel, immature et infantile, et puis l’homme rationnel qui serait le vrai adulte. Cette conception me dérange. C’est pourquoi, chez DCAP, nous avons abandonné le terme de nudge au profit de celui de design d’expérience pour désigner cette partie de notre activité.
« Le fou n’est pas l’homme qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison » disait en 1913 Gilbert Keith Chesterton. Les sciences nous le confirment aujourd’hui, il ne peut y avoir de décision sans émotion. On le voit très bien chez certaines personnes qui souffrent de troubles neurologiques, et dont l’incapacité à ressentir des émotions bloque complètement le processus de décision… Ce que je veux dire, c’est que les émotions sont une composante à part entière de la décision.
Il faut donc travailler à la jonction entre émotions et rationalité… Mais comment ?
C’est notre parti-pris en effet. Notre vision étant que cette jonction se fait au travers des représentations mentales des individus. Ou, dit autrement, de leur imaginaire. C’est là que se situe notre terrain d’investigation privilégié. Nos représentations mentales sont basées sur deux grandes dimensions, l’une individuelle, l’autre collective. La première, c’est la mémoire que chacun a de ses propres expériences, passées au filtre des émotions ressenties alors.
Nos vies sont des séries d’expériences sensorielles, certaines nous faisant du bien, d’autres du mal. La mémoire sédimentée de celles-ci est le prisme qui nous permet de nous orienter et décide de nos comportements.
Bien sûr, certaines émotions sont on ne peut plus « basiques ». Si l’on montre du sang, cela génère de la peur. Si l’on intègre du sucre dans la composition d’un produit, cela déclenche le plus souvent une sensation agréable…
Ce qui ne permet pas d’envisager un marketing très sophistiqué…
En effet ! (rires). Mais c’est néanmoins une option possible pour le marketing de se focaliser sur des leviers agissant directement sur ces émotions archaïques. Ils sont efficaces pour des activations immédiates de marketing opérationnel, mais ne construisent rien de pérenne.
Pour prendre en compte les émotions dans une perspective stratégique – c’est notre domaine d’expertise – il faut aller chercher la rationalité cachée derrière celles-ci.
A la fois dans les traces sédimentées des expériences individuelles, mais aussi dans les imaginaires collectifs que chaque individu a inconsciemment intégrés. C’est en joignant ces deux angles de vue qu’on peut expliquer les comportements observés pour pouvoir agir en amont. L’idée est donc de modéliser les émotions à partir des imaginaires. C’est ce que nous faisons au travers de notre approche Sémiotope®, qui est à la fois une méthodologie, un livrable, mais aussi une façon de travailler.
Pour quels enjeux cette démarche est-elle mobilisable ? Et en quoi consiste-t-elle ?
Elle s’applique particulièrement bien à des problématiques de refonte d’une plateforme de marque ou d’un concept produit. Ou pour orienter une stratégie d’innovation ou de design d’expérience. Nous l’avons beaucoup déployée dans l’alimentaire, mais aussi dans des domaines qui relèvent plus de l’opinion, ou de services moins habitués à prendre en compte les émotions. Par exemple pour un énergéticien ou un équipementier automobile. Ou bien encore en B2B, pour repenser les environnements de travail d’une entreprise de 1200 personnes.
Le principe est d’effectuer une analyse sémioculturelle du domaine où intervient la marque. Le biotope, c’est le milieu biologique dans lequel évolue un organisme. Le concept de sociotope en a été dérivé plus récemment, il y a une trentaine d’années.
Par analogie, nous avons forgé le concept de sémiotope, qui est l’écosystème de signes et de représentations dans lequel baigne la marque ou le sujet.
Dans un premier temps, nous nous intéressons à l’histoire du produit ou du sujet dans la société, à ses conditions de production et à la façon dont elles ont évolué dans le temps. Que symbolise-t-il ? Quels sont les objets, les lieux, les images, les récits, et tous les éléments qui portent cet imaginaire ? C’est ce que nous cartographions.
Nous procédons donc à un travail documentaire, auquel nous combinons des techniques qualitatives – entretiens individuels, immersions sur les lieux de vie, réunions de groupe projectifs – pour reconstituer les représentations et les émotions qui leur sont associées aujourd’hui, ici et maintenant. Nous invitons les gens à revisiter l’histoire qu’ils ont construite avec un produit ou un univers donné, pour identifier les traces signifiantes. Quels souvenirs ont-ils de la première fois où ils l’ont consommé ou utilisé ? Dans quelles circonstances ? Avec qui ? Et quelles émotions sont associées à cela ?
Vous vous intéressez aux émotions dans une perspective qui est celle du collectif…
Absolument. Une décision est rationnelle en fonction de l’intérêt particulier d’un individu. Les émotions ont bien évidemment un caractère éminemment individuel, mais elles s’inscrivent dans un fonds culturel, et donc collectif. C’est celui-ci qui définit des perspectives intéressantes pour l’action marketing et l’innovation. Un produit, le gin par exemple, ne convoque pas les mêmes représentations en France — où il est considéré comme un alcool fort — et en Angleterre. L’usage des techniques qualitatives basées sur du spontané, du non-directif est incontournable pour accéder à ce fonds culturel.
Parmi les sociétés avec lesquelles vous avez travaillé, vous avez cité la sardinerie Parmentier. En quoi a consisté le chantier ?
Celui-ci remonte déjà à quelques années, à un moment où l’entreprise s’interrogeait sur son capital de marque. Le projet que nous avons mené a montré que son asset fondamental n’était pas tant la qualité des poissons, des sardines en l’occurrence. Mais plutôt la maitrise d’un vrai métier, celui de la conserverie, qui a rendu possible la consommation de poisson de mer partout sur le territoire. Le fondateur, Hyacinthe Parmentier, avait travaillé avec Nicolas Appert et était un des pionniers de cette technique, dont la diffusion s’est faite sous la figure tutélaire de Napoléon III. La marque a ainsi été renommée en mettant en avant le mot de Conserverie Parmentier, avec le rappel systématique de sa date de création, 1886. Et elle a pu repenser sa politique produit en s’appuyant sur sa véritable histoire.
Nous avons également mené un projet sur une problématique de packaging dans l’univers du gros sel, pour Cérébos. Celui-ci a débouché sur un nouveau design, plus cohérent avec l’imaginaire et les pratiques des consommateurs. Fait marquant : la marque a suivi notre reco de supprimer la sacro-sainte mention « nouveau » lors du lancement, parce que donner le sentiment que ce produit existait de toute éternité faisait partie de la stratégie. C’est tout bête, mais questionner la pertinence de ce réflexe marketing ancré depuis 100 ans est une petite révolution (rires) !
Ces projets incluent systématiquement une sorte d’anthropologie de l’objet étudié ?
Oui, même pour de petits projets, de façon plus succincte. Nous investiguons sa provenance, son histoire, et ce que cela a construit dans l’imaginaire des gens. Cela permet d’appréhender des éléments avec lesquels il va falloir entrer en résonance ou au contraire des points de dissonance à éviter.
Nous travaillons au moins sur ces deux angles ; celui du produit et de son origine, et d’autre part celui des consommateurs.
Pour identifier ces clusters d’imaginaire, il y a toujours une réflexion collective extrêmement gratifiante, le plaisir de créer une compréhension très profonde des phénomènes.
Une dernière question enfin : ce type d’approche peut-il inspirer un marketing sensiblement différent du marketing « classique » ?
Je crois qu’elle ouvre une alternative intéressante. La réflexion marketing se fonde généralement sur des segmentations focalisées sur des caractéristiques individuelles, déconnectées du collectif et de son environnement. En évacuant une trop grande partie de la complexité du réel, on se retrouve vite hors-sol. Alors que notre approche par les émotions intègre l’environnement physique et relationnel, à la fois au présent et à travers les traces de son histoire, qui constitue le consommateur ou l’usager en tant que personne.
Sur le plan méthodologique, cette approche permet aussi d’enchainer dans un continuum, sans déperdition, la compréhension et le modelage de la solution.
Elle nous permet d’accompagner nos clients jusqu’au brief agence, voire de réaliser la création comme nous l’avons fait pour certains clients, ce qui évite les déperditions d’insight. Pour comprendre les imaginaires des individus et les saisir, il faut travailler sur des images, des sons, des couleurs, des récits… Au fond, on combine la sémiologie, l’ethnographie et la créativité. On s’intéresse à un matériau brut, que l’on manipule comme de la pâte à modeler jusqu’à en faire un objet ou du moins le brief permettant de le réaliser. La composante design est donc mobilisée dès le début du projet, on ne peut pas comprendre sans créer. Et l’on crée ainsi en même temps que l’on comprend, ce qui est jouissif !
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Diouldé Chartier