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« Les entreprises ont aujourd’hui de vraies bonnes raisons de miser sur le Foresight » – Interview de Nicolas Riou (BrainValue-Groupe IFOP)

7 Juil. 2025

Nicolas Riou, fondateur de BrainValue

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Le Foresight — ou réflexion prospective — revient sur le devant de la scène dans de nombreuses entreprises. Et ce regain d’intérêt n’a rien d’un effet de mode, selon Nicolas Riou, fondateur de BrainValue. Il s’explique par la nécessité, plus forte que jamais, de composer avec l’incertitude et d’anticiper les futurs possibles. Dans cet entretien, il nous présente la nouvelle approche développée par sa société pour répondre à cet enjeu, en s’appuyant notamment sur son expertise historique en planning stratégique et les ressources du groupe IFOP.

MRNews : Les chantiers de réflexion prospective — le foresight pour reprendre le terme anglo-saxon — semblent revenir en force dans les entreprises. À quoi tient cet engouement croissant ? 

Nicolas Riou (BrainValue) : On ne peut pas prédire le futur mais on peut l’anticiper et le préparer. Dans le contexte particulièrement incertain auquel elles sont confrontées aujourd’hui, les entreprises jugent de plus en plus important de pouvoir imaginer les futurs possibles et leurs impacts sur leur catégorie, afin d’être mieux préparées et plus agiles. Il faut cerner les différentes hypothèses possibles et plausibles, et comment elles vont impacter la définition des offres ou la communication, et plus largement pour la stratégie de l’entreprise. Pour une entreprise, se réveiller trop tard est un risque souvent létal, certaines, et non des moindres ont pu le constater à leurs dépens. L’idée est donc d’éviter ce risque, en identifiant les scénarios possibles pour le futur. Et de renforcer ainsi la capacité de la marque à assurer sa trajectoire, son leadership, en intégrant les changements susceptibles d’intervenir.

Pour une entreprise, se réveiller trop tard est un risque souvent létal, certaines, et non des moindres ont pu le constater à leurs dépens. L’idée est donc d’éviter ce risque, en identifiant les scénarios possibles pour le futur. Et de renforcer ainsi la capacité de la marque à assurer sa trajectoire, son leadership, en intégrant les changements susceptibles d’intervenir.

Ce type de démarche était auparavant plutôt réservé aux administrations et au domaine des politiques publiques, en tout cas en France, où la planification est un concept historiquement bien ancré. Elle a ensuite été adoptée par les organismes transgouvernementaux et les ONG. Mais elle se diffuse dans les entreprises. Peut-être est-du aussi au fait que nous soyons aujourd’hui à mi-chemin entre l’an 2000 et 2050, qui est perçu comme un repère temporel essentiel. 

Ces 25 ans passés ont été extrêmement riches en évolutions. Et même en surprises ! Prévoir 2050, n’est-ce pas un exercice impossible ?

Nous avons en effet connu beaucoup d’évolutions majeures… Avec la diffusion des smartphones et de l’usage des réseaux sociaux, le digital a généré une révolution, y compris dans le commerce. Mais, en même temps, dans beaucoup de domaines, nous n’avons pas vécu des ruptures si radicales. Notre alimentation a certes changé, de même que nos façons de nous déplacer. Mais peut-on vraiment parler de bouleversements ? 

Dans les 25 ans à venir, le changement devrait s’accélérer et de nombreuses ruptures peuvent intervenir. Et il y aura inévitablement un « mix » entre des changements évidents, des incertitudes, des surprises… Le réchauffement climatique est une évolution certaine. Mais, selon son ampleur, les conséquences sur nos vies peuvent varier. La composante démographique est également essentielle, là encore avec des certitudes telles que le vieillissement de la population dans certaines zones, mais aussi des incertitudes quant à ses effets. La politique fait partie du spectre. On le voit de façon magistrale avec la réélection de Donald Trump, qui engendre un nouvel ordre mondial avec de nombreux impacts, économiques et géopolitiques. Les changements culturels doivent bien sûr être intégrés, comme aujourd’hui ce retour de balancier s’agissant de la culture Woke. Et enfin la convergence des technologies, avec l’IA, mais aussi les biotechs, l’épigénétique, les nano-technologies, les sciences cognitives… va engendrer des changements majeurs, à la fois progrès, et menaces. Tout cela travaille de concert, et nous allons en être les témoins. 

Mais, et c’est un point clé pour répondre à votre question, l’objet du Foresight n’est certainement pas de prédire le futur, comme pourrait y prétendre Madame Irma. Notre objectif est de dessiner avec les entreprises des futurs possibles, de sorte à appuyer leur réflexion stratégique. Et de les accompagner dans l’élaboration de scénarios, de sorte qu’elles puissent cerner les décisions à prendre dans les différents domaines qui les concernent. 

L’objet du Foresight n’est certainement pas de prédire le futur, comme pourrait y prétendre Madame Irma. Notre objectif est de dessiner avec les entreprises des futurs possibles, de sorte à appuyer leur réflexion stratégique. Et de les accompagner dans l’élaboration de scénarios, de sorte qu’elles puissent cerner les décisions à prendre dans les différents domaines qui les concernent. 

2050 est l’horizon le plus fréquemment retenu dans le cadre de ces chantiers ?

C’est en effet un horizon qui intéresse les entreprises car il ouvre des possibilités de changement qui sont élevées… 2100 est trop éloigné, l’exercice relèverait de la science-fiction. Il peut être passionnant, et peut-être pertinent dans certains cas. Mais, le plus souvent, pour pouvoir atterrir sur des décisions opérationnelles, les entreprises préfèrent travailler sur des horizons plus proches comme 2035, 2040, et souvent 2050.

Pour répondre à ces besoins, vous proposez une nouvelle approche sur ces chantiers de foresight. Comment la présenteriez-vous en quelques mots ?

La démarche s’organise classiquement autour de 4 grandes étapes. Dans un premier temps, l’idée est de définir les macro-trends à prendre en considération parce qu’ils auront vraisemblablement un impact dans le futur, et ce en fonction de l’enjeu et du contexte de l’entreprise. Puis, nous identifions et sélectionnons collectivement les facteurs de changement les plus influents pour l’organisation, afin de cadrer notre exploration de l’avenir. Vient ensuite l’étape où nous explorons les futurs possibles lors d’un atelier collaboratif, et élaborons ainsi des scénarios potentiels. La toute dernière phase, dans le cadre d’un atelier final,  est dédiée à la question de comment mettre en œuvre les scénarios pour l’entreprise. Un « comment » assez large, incluant l’innovation, la communication, et toutes les composantes stratégiques de l’entreprise. 

Différents partis-pris sont envisageables pour sélectionner les tendances à prendre en considération… Quel est le vôtre ? 

Il nous semble essentiel de construire la vision du futur en partant de vraies tendances sociétales. Pour cela, nous pouvons nous appuyer sur l’expertise historique de BrainValue dans le domaine du Cultural Insight. Nous avons aussi la chance de pouvoir mobiliser les compétences du Groupe IFOP, avec les éclairages extrêmement précieux de sociologues comme Jérôme Fourquet, et les études sociétales du Département Opinion. L’interview d’experts externes fait naturellement partie des options pour recenser ces tendances. Mais il est aussi essentiel d’intégrer l’ensemble du spectre que nous avons évoqué, et donc également les tendances clés pour ce qui est de l’économie, de la technologie, et de l’environnement. 

Un de nos partis-pris majeurs est que nous cherchons systématiquement à appréhender comment ces tendances se connectent potentiellement les unes aux autres, plutôt que de rester enfermé dans une vision « silotée ». Nous visons à comprendre comment et en quoi la géopolitique peut impacter l’économie, quels sont les possibles effets de la technologie sur la culture, etcétéra. Nous essayons ainsi de travailler en termes d’écosystèmes, en s’inspirant notamment des travaux et de la vision d’Edgar Morin. Avec des instruments permettant de les visualiser, de les cartographier. 

Un de nos partis-pris majeurs est que nous cherchons systématiquement à appréhender comment ces tendances se connectent potentiellement les unes aux autres, plutôt que de rester enfermé dans une vision « silotée » (…). Nous essayons ainsi de travailler en termes d’écosystèmes, en s’inspirant notamment des travaux et de la vision d’Edgar Morin

L’idée est d’essayer de répondre à la question de savoir ce qui pourrait advenir à l’horizon retenu, et contredire ou renforcer ces tendances préalablement identifiées. Ce qui nous amène ainsi à relever des phénomènes à la fois incertains, mais potentiellement impactants. Pour mener ce type d’analyse, nous utilisons des matrices d’incertitudes, qui font partie des outils que nous nous sommes appropriés dans le cadre de nos formations, notamment à l’Institute for Futures Studies (CIFS) à Copenhague, qui est une référence mondiale. Pour chacune des tendances relevées, nous essayons d’identifier ce qui serait susceptible de les « disrupter ». La réélection de Trump est un fascinant exemple de disruption ! La définition des signaux faibles s’intègre dans cette étape. A titre d’exemple, lorsqu’on observe que 10 réalisateurs majeurs dans l’univers du cinéma ont aujourd’hui 80 ans ou plus, c’est un signal faible à prendre en compte si l’on explore le thème de la longévité de la vie humaine…

Ce travail vous permet ensuite de définir des scénarios. Combien idéalement ? Et comment sont-ils exploités ?

Avec 8 scénarios ou plus, il y a un risque important de s’y perdre, et de ne pas aboutir à des outputs très opérationnels. A contrario, s’il n’y en a que 2, avec potentiellement un « gagnant » et un « perdant », le schéma n’est pas vraiment optimal. L’idéal est donc plutôt de dégager 3 ou 4 scénarios. Il faut naturellement procéder à une évaluation de ceux-ci, à partir d’un set de KPI définis avec l’entreprise. Cela concerne par exemple la crédibilité, la faisabilité, la dimension plus ou moins inspirante des scénarios…

L’idéal est plutôt de dégager 3 ou 4 scénarios. Il faut naturellement procéder à une évaluation de ceux-ci, à partir d’un set de KPI définis avec l’entreprise. Cela concerne par exemple la crédibilité, la faisabilité, la dimension plus ou moins inspirante des scénarios…

Une fois ces trois étapes mises en œuvre, il en reste une dernière, incontournable, qui correspond à la phase d’activation. Elle est essentielle pour que ces réflexions aboutissent concrètement, et impactent la stratégie de l’entreprise avec donc des décisions ou des pistes d’action. Dans cette dernière phase, nous avons là un rôle d’accompagnement. Mais, avec la forte composante Planning Stratégique de notre ADN, il nous est naturel de connecter le foresight avec les insights stratégiques. Nous envisageons ainsi chaque scénario sous l’angle des opportunités qu’ils ouvrent, alors que certains ne pourraient y voir que des menaces. C’est un savoir-faire que nos clients nous disent apprécier tout particulièrement. 

Pouvez-vous partager des exemples de chantiers sur lesquels vous avez déployé cette approche ?

Les décisions susceptibles d’être prises à l’issue de ces projets s’inscrivent dans différents domaines, comme l’Innovation, le ciblage… Une réflexion sur le thème « Comment vivra la Gen Z quand elle aura 50 ans » a par exemple permis d’apporter des éclairages très structurants pour la stratégie d’une entreprise pour laquelle cette cible est clé.

Nous pouvons intervenir sur des problématiques transversales telles que la Mobilité. C’est ce que nous avons fait avec Renault, en travaillant dans le cadre du chantier Renault Mobilité 2035 que nous aurons l’occasion de présenter au Congrès Esomar avec Alain Klapisz ( Head of Consumer Intelligence Renault Group). L’objectif était de comprendre les ressorts de la mobilité à horizon 2035. Un horizon où les voitures autonomes pourraient commencer à être plus fortement présentes. Peut-être pas encore les voitures volantes ! (rires). Beaucoup de questions se posent autour des villes, connectées ou pas. Serons-nous parvenus à développer la Smart City ou bien aurons-nous évolué vers la ville du ¼ d’heure, un concept qui vise à limiter les déplacements ? Tous les enjeux d’urbanisme sont bien sûr extrêmement prégnants, avec les problématiques d’accès aux centres-villes, de régulation. On le voit avec la récente controverse autour des ZFE, cela soulève aussi des questions sociales, la voiture étant un enjeu politique, avec le débat sur la place et le cout de l’électrique versus le thermique, qui pèse sur le budget des classes moyennes. Il y a ainsi des équilibres et des rapports de force entre ces différentes tendances, qui font que la mobilité est un sujet au cœur de la vie des gens. Bien comprendre comment se dessine cette mobilité dans le futur est tout à fait passionnant !

Peut-être un dernier exemple ?

Un autre projet important sur lequel nous avons travaillé est celui de la longévité, pour un consortium de marques allemandes, réunis dans la Foresight Academy. Celles-ci souhaitaient cerner les impacts de l’allongement de la durée de vie humaine sur les catégories des entreprises membres du consoritum, comme le home care, les home appliances, le rapport au corps… Là aussi, c’était passionnant d’étudier différents scénarios, certains allant dans le sens d’une forme de rejet et même d’exclusion des personnes âgées, d’autres au contraire dans celui d’une intégration plus forte de celles-ci dans la société…

Je dois ajouter que nous ne travaillons pas systématiquement sur des sujets de consommation stricto sensu, mais plus largement sur des thématiques sensibles pour nos clients en fonction des catégories sur lesquels ils opèrent ou de leur positionnement. On peut par exemple s’interroger sur le futur de l’amour. Le film Her — où le personnage incarné par Joaquim Phoenix tombe amoureux d’une IA — est-il prémonitoire ? Ou bien existe-t-il des risques importants de disruption ? Ce n’est qu’un exemple bien sûr, mais il illustre le fait que l’on peut s’intéresser à une immense variété de problématiques. 

Nous ne travaillons pas systématiquement sur des sujets de consommation stricto sensu, mais plus largement sur des thématiques sensibles pour nos clients en fonction des catégories sur lesquels ils opèrent ou de leur positionnement.

Quels conseils donneriez-vous aux responsables études et insights pour contribuer à la réussite de ces projets ?

Il y a plusieurs cas de figure… certains projets nécessitent un traitement rapide et nous organisons une task force sur un mois, à base de workshop et de coopération. La méthodologie complète peut etre menée à bien en trois mois. Enfin une approche complète et engageant de nombreuses équipes dans l’entreprise peut mobiliser jusqu’au CEO et prend plus de temps, entre 6 et 8 mois généralement. Les responsables études et insights sont partie intégrante du projet et peuvent le calibrer selon les enjeux et les équipes impliquées en interne. 

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Voyez-vous un dernier point à ajouter ?

Nous avons la conviction que ce besoin qu’ont les entreprises de renforcer leur vision prospective n’est pas un feu de paille. Les entreprises ont de vraies bonnes raisons de plus miser sur le Foresight. C’est ce qui nous a incités à repenser notre approche, en mobilisant notre expertise planning stratégique, et en nous appuyant sur les ressources du Groupe IFOP. Nous avons mis en place une équipe qui porte ces projets, avec un bon nombre de chantiers en cours de gestation. Nous avons également l’ambition de proposer une formation à nos clients sur ces enjeux, pour les aider, d’autant que pas mal d’entre eux sont dans une posture volontariste et souhaitent se renforcer avec de solides ‘foresighters’ dans leurs effectifs. Celle-ci devrait être lancée d’ici le 1er semestre 2026.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé : @ Nicolas Riou

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