Jean-Maxence Granier, fondateur et CEO de Think-Out

« Les études marketing doivent contribuer à une plus grande responsabilité écologique des entreprises » – Interview de Jean-Maxence Granier (Think-Out)

20 Juin. 2023

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Le market research est naturellement au service des entreprises, et n’a donc pas de pouvoir direct quant à l’impact de celles-ci sur la planète et la société. Mais cela implique-t-il que les professionnels de cette discipline n’ont aucune marge de manœuvre sur ces enjeux ? Certainement pas nous dit en substance Jean-Maxence Granier, le fondateur et CEO de Think-Out, qui nous invite à une réflexion de fond sur les pratiques du marketing et des études.

MRNews : Les études sont au service du marketing, lui-même étant au service d’entreprises dont le comportement est plus ou moins « responsable » vis-à-vis de la planète et de la société. Quel rôle peuvent-elles jouer sur ces enjeux ?

Jean-Maxence Granier (Think-Out) : Les instituts d’études ont bien sûr la possibilité d’adopter des pratiques plus « vertueuses », comme n’importe quelle entreprise. En utilisant des modes de déplacements plus écologiques par exemple, ou en s’inspirant des principes de l’économie circulaire, ce qu’évoque fort justement Charlotte Taupin dans l’interview que vous lui avez consacrée. C’est moins simple, mais ils ont aussi une certaine latitude pour privilégier, dans leur clientèle, des entreprises qui leur sembleraient mieux « orientées » que d’autres. Je crois néanmoins qu’il y a matière à interroger plus profondément le marketing, et plus spécifiquement le rôle des études consommateurs dans nos sociétés. Et de voir s’il n’y a pas lieu de le faire évoluer.

L’interrogation ne doit-elle pas porter en premier lieu sur le marketing lui-même ?

Certainement. Et il me semble que cette interrogation est présente depuis quelques années. Mon parcours a fait que je me suis beaucoup penché sur les problématiques de marque, et j’observe que cette notion a fortement évolué. Dans les années 1980 ou 1990, la dimension communicante prenait largement le pas sur les autres considérations. La marque était relativement détachée de la production ; elle tendait à être d’abord et avant tout un imaginaire, une sorte d’artefact publicitaire. Or il me semble qu’elle est aujourd’hui en train de se recoller bien plus étroitement à l’entreprise. Sans doute la montée en puissance de la pression environnementale y a beaucoup contribué, cela pousse les marques à plus s’ancrer dans le réel. C’est encore plus vrai s’agissant des entreprises à mission, mais je pense qu’il s’agit là d’un mouvement général.

Dans les années 1980 ou 1990 (…), la marque était relativement détachée de la production ; elle tendait à être d’abord et avant tout un imaginaire, une sorte d’artefact publicitaire. Or il me semble qu’elle est aujourd’hui en train de se recoller bien plus étroitement à l’entreprise.

Cette connexion de la marque à l’entreprise est probablement plus forte dans le monde anglo-saxon qu’en France. Où elle se fait souvent sous la pression de l’État ou des organisations de consommateurs…

C’est juste en effet. La composante discursive et narrative est très présente dans l’approche française de la marque, avec la figure d’un Roland Barthes en particulier qui a montré l’espace de sens que construit le discours publicitaire. Bien sûr, il y a toujours eu une dimension institutionnelle de la marque, une vocation sociale au-delà de la performance économique. Mais il me semble que l’on assiste à un retour de la marque vers l’entreprise en tant que dispositif de production associant des ressources humaines et matérielles … Je partage votre vision, cela s’est en partie fait sous la pression de la société et de jeunes générations très sensibles à ses enjeux et à la manière dont l’entreprise fonctionne concrètement. D’où l’importance de la notion de marque interne. Si la réalité de l’entreprise est trop détachée du discours de la marque, cela peut tourner mal pour elle.

La notion de marque interne est devenue très importante (…). Si la réalité de l’entreprise est trop détachée du discours de la marque, cela peut tourner mal pour elle.

Le marketing intègre aujourd’hui à sa façon l’impératif de la responsabilité écologique…

Oui, c’est évident. Avec le risque du greenwashing, que je perçois au fond comme une sorte d’hommage que les entreprises même les moins « alignées » rendent aux enjeux environnementaux. C’est tout à fait insatisfaisant bien sûr, mais c’est néanmoins le signe qu’une norme est en train de s’ériger. On voit encore beaucoup d’organisations et d’équipes marketing considérer la dimension écologique comme un attribut parmi d’autres. A leurs yeux, c’est comme s’il s’agissait d’une case à cocher pour pouvoir satisfaire une partie du public. C’est une posture possible, de même que d’intégrer du « bio » dans les gammes alimentaires. Mais la limite est que cela ne nous prépare pas à ce passage à l’échelle dont nous avons tant besoin aujourd’hui. C’est une option qui ne tiendra pas longtemps. Je pense qu’il y a une autre manière de considérer cet enjeu écologique. Ce n’est pas un paramètre de plus, c’est une constante, pas une variable. Cela devient tout aussi important, structurant et incontournable que la question par exemple du prix. C’est d’ailleurs une forme de dette que nous contractons collectivement vis à vis de notre écosystème.

Je pense qu’il y a une autre manière de considérer cet enjeu écologique. Ce n’est pas un paramètre de plus, c’est une constante, pas une variable. Cela devient tout aussi important, structurant et incontournable que la question par exemple du prix.

Passons aux études marketing elles-mêmes. Quelles sont leurs marges de manœuvre pour intégrer ces enjeux ?

Je crois qu’il y a également lieu pour nous d’interroger nos pratiques, la façon dont nous observons les gens. Mais aussi notre prisme, qui est habituellement celui des insights et donc de besoins que nous appréhendons le plus souvent sous l’angle du très court terme. Lorsque nous étudions une catégorie ou un marché, nous raisonnons quasi systématiquement sur des intentions à horizon de quelques mois au plus, ou à des achats réalisés récemment. Les gens ont bien sûr des besoins et des envies. Mais ils ont également besoin d’une planète vivable ! Et cet enjeu s’inscrit dans le plus long terme, il concerne plutôt nos enfants ou petits-enfants, même si l’urgence s’est considérablement amplifiée. Je crois donc que nous devons éviter de nous enfermer dans le court-termisme, autant que faire se peut. Cela va de pair avec la nécessité de ne pas appréhender les gens uniquement sous l’angle des consommateurs. Ils le sont bien sûr, mais il ne s’agit là que d’une facette. Ils sont aussi — et de plus en plus — des citoyens. Ce que nous oublions souvent lorsque nous réalisons des réunions d’études qualitatives, où nous avons tendance à considérer les participants d’abord et avant tout en tant que consommateur. 

Je crois qu’il y a lieu pour nous d’interroger nos pratiques, la façon dont nous observons les gens. Mais aussi notre prisme, qui est habituellement celui des insights et donc de besoins que nous appréhendons le plus souvent sous l’angle du très court terme.

Il arrive fréquemment que le consommateur soit en quelque sorte « en tension » avec le citoyen qui est en lui…

C’est très juste. Les marketeurs expriment régulièrement cette idée que les gens veulent du bio ou de l’électrique, mais ne passent que peu à l’action car ils n’envisagent pas d’en payer le prix. On se réfugie derrière l’antienne sur l’écart entre le dire et le faire et la réponse marketing est de segmenter le marché. Mais, en réalité, nous ne devrions certainement pas leur en faire grief. Nous devrions plutôt nous interroger sur comment les aider à concilier leurs aspirations, en y réfléchissant avec eux. L’innovation devrait partir de cet endroit même.

Nous ne devrions pas faire grief aux gens des apparentes contradictions entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font . Nous devrions plutôt nous interroger sur comment les aider à concilier leurs aspirations, en y réfléchissant avec eux. L’innovation devrait partir de cet endroit même.

Je suis convaincu que les entreprises doivent mieux intégrer la dimension citoyenne des individus, les études devant s’inspirer de cette tendance. Cela a de nombreuses répercussions sur nos pratiques, sur la façon dont nous mettons en scène les problématiques, dont nous recrutons et interrogeons les participants. C’est à nous qu’incombe la responsabilité de bâtir différemment le cadre de l’échange entre les individus et les entreprises. Et d’encourager notamment des approches consultatives ou de co-construction.

C’est aux professionnels des études qu’incombe la responsabilité de bâtir différemment le cadre de l’échange entre les individus et les entreprises. Et d’encourager notamment des approches consultatives ou de co-construction.

La pratique de la co-construction s’est fortement diffusée dans les entreprises ces dernières années. Parfois avec ce dilemme de savoir s’il faut co-construire avec la « foule » des consommateurs ou plutôt avec une élite comme l’évoque ici Linda Hamdi-Kidar. Faut-il aller plus loin ? 

Oui, je le pense. Identifier des besoins ou des désirs que les individus ont et les exprimer sous forme d’insights est bien sûr un schéma puissamment efficace. Mais ma vision est que nous pourrions plus souvent réfléchir avec les gens et les différentes parties prenantes de la société pour élaborer des solutions. De fait, nous sommes tous sur le même bateau et en l’occurrence sur la même planète, les questions environnementales nous affectent tous. Une forme de solidarité doit donc se déployer, via la co-construction ou des consultations citoyennes. Co-construire avec des trend-leaders fait naturellement partie des options possibles pour les entreprises. Mais aujourd’hui, comme nous l’évoquions, il y a un réel enjeu de montée en puissance, changer les pratiques d’une élite ne suffit pas. Cela suppose d’intégrer tous les individus dans la réflexion, y compris les conducteurs de voitures au diesel, qui ne font ce choix que parce qu’ils sont contraints. Ne pas le faire et décider de mesures qui impactent la vie des gens sans les impliquer dans la réflexion, c’est se donner toutes les chances de voir se reproduire le phénomène Gilets Jaunes…

De fait, nous sommes tous sur le même bateau et en l’occurrence sur la même planète, les questions environnementales nous affectent tous. Une forme de solidarité doit donc se déployer, via la co-construction ou des consultations citoyennes.

Le marketing s’est beaucoup construit sur l’individualisme associé à la société de consommation. Vous dites au fond que nous devons aujourd’hui intégrer beaucoup plus fortement le collectif…

Absolument. Le marketing s’est beaucoup focalisé sur les désirs individuels, quitte à les segmenter pour pouvoir mieux y répondre. Mais le collectif s’impose à nous, il ne s’agit pas de satisfaire seulement ces besoins individuels, mais de trouver ensemble des solutions à des problèmes qui nous concernent tous désormais. D’où la pertinence à mon avis de ces démarches de co-construction, de consultation. Il y a un vrai sens à s’inspirer de qui s’est fait dans le domaine de la sociologie avec la Recherche-Action. L’idée étant de ne pas se limiter à observer des groupes sociaux, mais de s’associer à eux dans une perspective de transformation. Ce paradigme, qui existe depuis longtemps dans l’univers des sciences sociales, pourrait enrichir le champ du marketing.

Il y a un vrai sens à s’inspirer de qui s’est fait dans le domaine de la sociologie avec la Recherche-Action (…). Ce paradigme, qui existe depuis longtemps dans l’univers des sciences sociales, pourrait enrichir le champ du marketing.

Tout cela passe aussi par plus d’horizontalité, y compris dans la pratique des études. Quelle information communique-t-on aux personnes que nous sollicitons ? Parfois pas grand-chose. Sans doute pourrions-nous aller plus loin que nous ne le faisons habituellement, leur donner au moins le contexte, les objectifs, être bien plus transparents. Je crois que nous devrions progresser dans le sens d’un market research participatif, avec des gens que l’on ne doit pas considérer seulement comme des consommateurs, pas seulement dans une visée stratégique mais comme des partenaires.

Je crois que nous devrions progresser dans le sens d’un market research participatif, avec des gens que l’on ne doit pas considérer seulement comme des consommateurs, pas seulement dans une visée stratégique mais comme des partenaires.

Sortir de ce prisme de l’individualisme est un sacré changement pour les entreprises…

C’est vrai. Beaucoup de pratiques marketing débouchent sur une sur-consommation, en se fondant sur le postulat implicite du caractère infini des ressources matérielles. Mais nous savons aujourd’hui très clairement qu’il n’en est rien, et que ce schéma n’est plus viable. Jean-Marc Jancovici a marqué les esprits, choqué même, lorsqu’il a partagé cette idée d’un seuil de 4 voyages en avion par individu à l’échelle d’une vie. Mais si l’on tient compte du fait que nous sommes 8 milliards d’êtres humains sur la planète, ce qu’il dit est parfaitement cohérent. Nous allons nécessairement vers des limitations, et vers un progrès autre que celui avec lequel nous avons vécu jusqu’ici.

Beaucoup de pratiques marketing débouchent sur une sur-consommation, en se fondant sur le postulat implicite du caractère infini des ressources matérielles. Mais nous savons aujourd’hui très clairement qu’il n’en est rien (…). Nous allons nécessairement vers des limitations, et vers un progrès autre que celui avec lequel nous avons vécu jusqu’ici.

Donc je crois qu’il a matière à opérer des changements dans le regard porté sur les gens que nous étudions. Ils restent aujourd’hui le plus souvent des consommateurs appréhendés comme des objets d’information, au prisme de leurs désirs ou de leurs besoins individuels. Et ce pour des problématiques à court terme, et dans une approche très dissymétrique, parfois manipulatrice. Je pense que nous devons passer à des études « durables » auprès d’individus qui sont des interlocuteurs ou même des acteurs, participant à l’élaboration de solutions collectives. On peut bien sûr juger que notre profession, dont la fonction est d’écouter la société, aurait pu être en avance de phase dans la prise en compte des enjeux écologiques. Nous aurions sans doute pu faire mieux. Mais battre notre coulpe ne nous mènera pas bien loin. Je crois que nous devons simplement utiliser les marges de manœuvre dont nous disposons aujourd’hui pour contribuer au changement depuis notre rôle de médiateur entre production et consommation.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Jean-Maxence Granier

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