Co-créer d’accord… Mais avec la foule ou bien « l’élite » des consommateurs ? Interview de Linda Hamdi-Kidar, lauréate du grand prix de la recherche de BVA

11 Avr. 2016

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La co-création s’impose de plus en plus dans les démarches d’innovation des entreprises, c’est une évidence. Mais la question du « comment » la mettre en œuvre reste néanmoins très ouverte, avec en particulier cette interrogation : avec qui est-il préférable de co-créer ? Avec tous, c’est-à-dire la « foule des consommateurs», ce qui correspondrait à l’option la plus « démocratique » ? Ou bien avec une sorte d’élite, celle des consommateurs censés être les plus innovants ?
Tel est précisément l’objet de la thèse réalisée par Linda Hamdi-Kidar, lauréate du Grand Prix BVA 2015 de la recherche en marketing*, qui répond ici à nos questions.

 

MRNews – De plus en plus d’entreprises sont séduites par le principe de co-créer avec les consommateurs. Mais au-delà du principe, beaucoup de questions se posent quant aux meilleures modalités de mise en œuvre… Dans le cadre de votre travail de thèse, vous vous êtes penchée sur une question particulièrement sensible, celle de savoir avec quels consommateurs il est préférable de travailler…

Linda Hamdi-Kidar : Tout à fait ! Dans les faits, l’option la plus souvent retenue par les entreprises est celle du « crowdsourcing**». Selon des modalités variables, le principe est de solliciter un très grand nombre d’individus : des centaines, ou même parfois des milliers de consommateurs qui sont prêts à jouer le jeu en participant à la création de valeur et donc à proposer des idées, des concepts, à voter pour élire le meilleur produit, à co-créer l’offre de l’entreprise. Dans leur diversité, ces individus sont considérés comme des consommateurs lambda. Les Anglo-saxons utilisent le terme de « average consumers ». Dans ce cas de figure, un aspect important du processus consiste à faire le tri… Dans la multitude des propositions pour la plupart banales, il faut identifier celles qui sont de possibles pépites pour l’entreprise.

Ce qui n’est pas si simple…

Non, en effet ! Cela suppose de mobiliser des ressources importantes : humaines et temporelles bien sûr, et parfois même des compétences particulières, assez pointues.

L’autre option consiste à se focaliser sur des consommateurs qui ne sont pas vraiment des individus lambda !

Tout à fait. Dans cette démarche alternative, l’entreprise va solliciter des consommateurs qu’elle a préalablement repérés comme ayant une forte propension à émettre des idées intéressantes, susceptibles d’aboutir à une réussite commerciale. Mais, à nouveau, différentes options se présentent quant à ces consommateurs… L’entreprise peut choisir de cibler des individus que la littérature désigne sous le terme de « lead-users ». Il s’agit-là de consommateurs qui sont passionnés par un univers donné, qui ont engrangé un grand nombre de connaissances à ce sujet et dont les besoins ne sont qu’imparfaitement comblés par l’offre existante sur le marché. Ils ont donc une forme d’avance par rapport aux consommateurs « moyens ». L’autre option est de s’intéresser à des « Emergent Nature Consumers ». Ceux-là sont des individus ayant des prédispositions à avoir des idées créatives sur quelques domaines que ce soit. Ils sont un peu des bricoleurs nés, des Géo Trouvetout en puissance.

Est-il abusif de désigner les Lead Users comme des spécialistes et les Emergent Nature Consumers comme ayant plutôt un profil de généraliste ?

Non, en effet. C’est un résumé juste et parlant ! Mais concernant les lead-users, il faut intégrer la possibilité de décentrer ou de modifier la focale quant au secteur étudié. Un exemple est celui de l’entreprise 3M, qui s’est intéressée à l’imagerie médicale. Ils se sont dans un premier temps concentrés sur la cible des médecins. Puis, ils ont eu l’idée de travailler avec une cible de spécialistes dans le domaine «militaire », et cela a été particulièrement fructueux en termes d’innovation.

Quelle est donc la meilleure option pour trouver les idées les plus intéressantes sur le plan commercial ? Faut-il co-créer avec la foule ? Ou bien avec ces consommateurs innovants ?

Dans les deux cas que nous avons traités – et même si les différences ne sont pas si énormes que cela – il s’avère que les idées développées par les lead-users présentent les meilleures chances de succès. Ce sont celles qui ont obtenu les meilleurs scores sur la batterie de critères que nous avons utilisés : le degré de nouveauté perçu, la satisfaction à l’usage, des variables de comportement telles que l’intensité d’usage, et enfin des intentions de bouche à oreille et d’usage futur.

Ces conclusions s’appuient sur une revue de la littérature, mais aussi sur un protocole d’étude relativement complet. Pouvez-nous en dire quelques mots ?

Le cœur de l’étude consistait en fait en une expérimentation, avec une évaluation comparative de l’attrait des idées émises par les différentes cibles que nous avons évoquées : le crowd-sourcing c’est-à-dire les consommateurs lambda ou bien les consommateurs censés être plus particulièrement innovants, soit les lead-users, emergent-nature et ceux qui cumulent les deux statuts à la fois. Nous avons naturellement dû faire un choix quant au terrain d’étude. Et celui-ci s’est porté sur les jeux vidéo, marché présentant une croissance continue, soutenue et de gros avantages pratiques. Il nous semblait en particulier très intéressant de pouvoir faire évaluer non pas seulement des idées ou des concepts, mais de vrais produits finis. On contournait ainsi un risque classique dans le domaine de l’innovation : celui d’avoir affaire à un concept extrêmement séduisant à un moment donné de la démarche, mais très voire trop compliqué à mettre en œuvre. Même si ce domaine – celui des jeux vidéo – peut paraître un peu particulier, la grande majorité des autres études réalisées par ailleurs dans d’autres univers convergent bien vers des conclusions identiques aux nôtres.

La voie la plus souvent prise par les entreprises dans ces démarches de co-création n’est donc pas la plus efficace !

Tout à fait. J’avoue en effet avoir été un peu surprise par le fait que les entreprises utilisent aussi souvent la voie du crowdsourcing, celle-ci supposant de mettre en œuvre des moyens importants tout en n’étant pas la plus efficace…

On peut penser néanmoins que les enjeux de communication ne sont pas neutres dans la définition de ces choix.

Oui, vous avez raison. Il est sans doute plus séduisant pour les entreprises de mettre en avant la dimension « démocratique » de la co-création, les autres options pouvant apparaître comme une forme d’élitisme. Je ne sais pas quel serait le meilleur terme pour évoquer ce phénomène… Le Green-Washing existe ; il n’est pas exclu qu’existe par ailleurs une sorte de « Crowdwhashing »…

Plus largement, on peut se poser la question de savoir si le fait de présenter des produits comme résultant d’un processus de co-création est un bon argument de vente auprès du public. Les conclusions sont pour l’instant assez nuancées.  

Une fois intégré le fait qu’il est préférable de cibler les Lead Users, se pose le problème de les repérer…

C’est une vraie question bien sûr. C’était même le point de départ de notre travail de thèse avant que nous le fassions évoluer dans le sens que nous avons évoqué. En ayant testé 4 ou 5 méthodes différentes, nous sommes parvenus à sélectionner une solution qui nous semble constituer un bon compromis pour identifier les Lead Users : l’auto-évaluation, avec seulement 4 items à intégrer dans le questionnaire de recrutement,. Pour ce qui est des Emergent Nature Consumers, le repérage est un peu plus complexe de par le nombre d’items à utiliser (8 sont nécessaires) et la nature de ceux-ci.

Vous poursuivez votre travail sur ces enjeux de co-création. Quels sont les axes auxquels vous vous intéressez ?

Nous sommes en train d’affiner notre recherche en essayant de voir quels sont les consommateurs les plus intéressants à solliciter non pas au global, mais en fonction des différentes phases des processus d’innovation. Certains consommateurs sont très à l’aise au stade du concept ; mais d’autres peuvent être plus efficaces au moment de l’élaboration des prototypes par exemple. Par ailleurs, nous nous intéressons beaucoup aux motivations de ces consommateurs, qui ont des compétences de création particulièrement développées, mais qui se distinguent également par une volonté supérieure d’engagement auprès des entreprises.

Ces travaux vous ont permis de décrocher le Grand Prix BVA de la Recherche. Que pensez-vous de cette initiative ?

J’avoue avoir été surprise et flattée à la fois de recevoir ce Grand Prix de la recherche BVA, d’autant que les autres travaux étaient de grande qualité. Mon souhait est que cela contribue à ce que ce travail soit lu, et qu’il soit ainsi profitable pour les entreprises. Je pense qu’en France nous souffrons d’une coupure encore trop importante entre le monde de la recherche et celui des entreprises. C’est flagrant en comparaison de la situation d’autres pays comme les Etats-Unis, l’Allemagne, ou même de plus petits pays tels que l’Autriche par exemple. Tout ce qui va dans le sens d’une plus grande proximité entre ces deux univers ne me semble que mériter des encouragements !

Propos recueillis par Thierry Semblat – MRNews

* Le Jury du Grand Prix BVA 2015 de la recherche en marketing était constitué de 12 experts des études marketing issus des entreprises telles que la Française des Jeux, Unilever, L’Oréal, EDF… Thierry Semblat (MRNews) faisait partie des membres du jury.

1er prix : Linda Hamdi-Kidar, pour  « Co-création de produit avec le consommateur : quelle(s) cible(s) choisir ? »

2ème prix : Lionel Nicod pour « L’influence de l’aide au client sur sa participation en marketing des services »

3ème prix : Andréa Gourmlen, pour « La pression temporelle ultime : conceptualisation et influence sur les motivations au bénévolat des retraités »

** On parle de Crowdsourcing lorsque l’entreprise externalise des tâches qu’elle réalise en temps normal à une foule de consommateurs. Autrement dit, il s’agit d’un appel à contribution public.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Linda Hamdi-Kidar

• Accéder à la thèse

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