Selim Messaï, fondateur de l'agence Mutatio

« Ce qui compte vraiment, c’est de changer le réel ! » – Interview de Selim Messaï, fondateur de Mutatio

5 Avr. 2023

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La création de sociétés est un signe à la fois objectif et fort de la vitalité d’un secteur d’activité. Nous en avons un bel exemple ces dernières semaines dans l’univers du market research avec l’initiative de Selim Messaï, précédemment responsable du pôle Consumer and Market Intelligence du groupe Ecotone (Bjorg, Alter Eco, Clipper,…), de fonder une agence, Mutatio.
Pourquoi cette initiative ? Quels sont les partis-pris les plus essentiels de ce nouvel acteur ? Et pour travailler sur quels types de problématiques ? Ce sont les questions auxquelles répond Selim Messaï dans cette interview exclusive.

MRNews : Passer ou repasser de l’annonceur à l’institut n’est jamais anodin. C’est ce que vous venez de faire en quittant Ecotone pour créer votre propre agence, Mutatio. Pourquoi ? Quelles motivations vous y ont poussé ?

Selim Messaï (Mutatio) : Ma décision est née de la conviction d’avoir un rôle à jouer sur une question centrale : comment on agit efficacement sur les comportements humains ? Comment on change la donne non pas seulement sur ce que les gens pensent ou disent, mais surtout sur ce qu’ils font ? L’idée me trottait dans la tête depuis déjà quelques années. Elle a fait son chemin au fil des rencontres, qui m’ont permis de mieux définir un point de vue, une façon de travailler. Et elle a fini par s’imposer un jour comme une évidence. Bien sûr, créer sa société, c’est un peu comme un plongeon, cela fait hésiter, d’autant que j’étais très heureux chez Ecotone. Mais j’ai choisi d’y aller en étant porté par cette conviction que je viens d’évoquer, qui pouvait plus facilement se déployer en étant côté agence, en contact avec beaucoup de problématiques et de contextes sectoriels différents plutôt que chez un annonceur. Avec l’avantage de pouvoir apporter un regard extérieur, ce qui est aussi un changement important.

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Le parti-pris de Mutatio est très clair, c’est celui des sciences comportementales… 

Oui. L’idée clef de Mutatio est que l’on ne peut pas avoir prise sur le réel si l’on ne travaille que sur ce que les gens pensent. Il ne s’agit pas seulement d’élaborer des messages, de raconter de belles histoires, de communiquer en somme. Mais de faire en sorte que les individus agissent. Il faut donc s’approprier et travailler les mécanismes très spécifiques du passage à l’acte. Cette notion est essentielle dans le Nudge, mais elle s’applique à d’autres champs, y compris celui de la customer expérience. Et c’est là bien sûr que les sciences comportementales sont hyper pertinentes avec l’impératif d’observer et d’analyser les comportements humains. 

L’idée clef de Mutatio est que l’on ne peut pas avoir prise sur le réel si l’on ne travaille que sur ce que les gens pensent. Il ne s’agit pas seulement d’élaborer des messages, de raconter de belles histoires, de communiquer en somme. Mais de faire en sorte que les individus agissent. Il faut donc s’approprier et travailler les mécanismes très spécifiques du passage à l’acte.

Le déclencheur de mon intérêt pour ces techniques a été une succession de situations vécues chez l’annonceur. Avec des décalages manifestes entre ce que nous disaient les études portant sur le déclaratif, très présentes dans mon background, et les comportements des gens. Sur certains enjeux importants comme celui de l’achat en mode Vrac, ils étaient énormes ! Je connaissais les sciences comportementales depuis déjà quelques années, mais ces situations m’ont marqué. J’ai réalisé que l’on ne pouvait pas en rester là, et que la communication ne suffisait pas à modifier les comportements.

Le déclencheur de mon intérêt pour ces techniques a été une succession de situations vécues chez l’annonceur. Avec des décalages manifestes entre ce que nous disaient les études portant sur le déclaratif (…) et les comportements des gens.

C’est un schéma néanmoins ultra-dominant, l’idée que pour changer les comportements des gens, il faut d’abord modifier leurs attitudes, leurs représentation…

C’est juste. Et pourtant, on le voit tous les jours, les choses ne se passent pas ainsi. Nous en avons une belle illustration avec la montée en puissance des enjeux climatiques. Une immense majorité des gens sont désormais persuadés de l’impératif de changer de comportements face à ceux-ci. Ils ne nous mentent pas lorsqu’ils se disent convaincus de la nécessité de trier les déchets, de réduire l’usage du plastique, d’opter pour des solutions de mobilité « douce », … Mais le passage à l’acte ne se fait pas si simplement, en tout cas pas pour tout le monde. Notre postulat, qui est celui des sciences comportementales, est que nous avons besoin d’être aidés. Et d’autant plus si le changement génère des frictions, des résistances. Faute de quoi le passage à l’acte ne se fait pas, ou peu, ou alors seulement ponctuellement alors qu’il faut modifier des habitudes.

Il ne s’agit pas de manipuler les gens. Il est important qu’ils aient cette conviction de la nécessité de changer. Mais celle-ci n’est pas suffisante. Notre bonne volonté ne nous permet pas à elle seule d’adopter des comportements vertueux. Nous ne sommes pas des machines, et des biais cognitifs viennent interférer entre nos intentions et nos actes. D’où l’intérêt d’exploiter les ressources des sciences comportementales.

Il ne s’agit pas de manipuler les gens. Il est important qu’ils aient cette conviction de la nécessité de changer. Mais celle-ci n’est pas suffisante. Notre bonne volonté ne nous permet pas à elle seule d’adopter des comportements vertueux.

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Ce débat a été un temps très présent, avec la posture pour certains d’affirmer que les données déclaratives étaient faiblement utiles…

Oui mais ce n’est pas du tout notre vision. Le déclaratif est et restera important. Mais nous avons tout à gagner à mieux articuler ces données déclaratives avec les variables comportementales. C’est ce qui peut permettre de prendre de la longueur d’avance sur certains sujets. Traduit dans des dispositifs d’études, cela signifie qu’il faut à la fois observer les comportements, avec des études de type « ethno » et interroger les gens. Et ne pas les questionner sur des éléments déconnectés des réalités, mais plutôt in situ, pour comprendre pourquoi ils se comportent de telle ou telle manière, quelles représentations se cachent derrière. Et quels sont les freins, qu’est-ce qui les gêne ou même les empêche d’agir d’autrement.

Le déclaratif est et restera important. Mais nous avons tout à gagner à mieux articuler ces données déclaratives avec les variables comportementales. C’est ce qui peut permettre de prendre de la longueur d’avance sur certains sujets.

Sur quelles problématiques les sciences comportementales peuvent-elles faire la différence ? Et sur lesquelles Mutatio se positionne-t-elle ?

Les sciences comportementales constituent un univers extrêmement vaste, qui recouvre notamment les sciences sociales, la psychologie cognitive, les neurosciences, … Nous avons de notre côté fait le choix de nous intéresser à trois champs d’application. Le premier, nous avons commencé à l’évoquer, c’est comment aider les organisations à ce qu’il y ait un passage à l’acte, qu’il s’agisse de collaborateurs, de citoyens… Ou de consommateurs, en particulier dans les univers du FMCG (l’alimentaire, les cosmétiques…), où il y a beaucoup d’enjeux autour des gestes éco-responsables… C’est là où des coups de pouce sont nécessaires, les gens étant preneurs d’aide pour franchir le pas de l’intention à l’action. C’est le domaine du Nudge.

Le second champ important est celui de l’expérience client. L’idée est d’aider les entreprises à aller au-delà de la satisfaction des consommateurs. Si j’ai besoin d’outils et de matériaux pour réaliser des travaux dans ma maison, mon réflexe va être d’aller chez un distributeur si possible à proximité. Mais si je fais l’expérience d’un magasin où le personnel m’interroge sur ce que j’ai déjà réalisé, me donne des conseils pertinents, hyper personnalisés, là il se passe quelque chose. Il y a une prise en considération qui fait que je me sens unique. Et, du coup, je serais probablement prêt à parcourir plus de kilomètres voire à payer plus cher pour retrouver ce type d’expérience.

On va au-delà des attentes du client, en créant un effet de surprise positif…

Exactement. Il y a une surprise, et aussi une « élévation ». Qui arrive souvent par le biais d’une reconnaissance particulière, laquelle génère une forme de fierté. Celle-ci déclenche une réponse émotionnelle forte et positive, le fort et négatif étant bien sûr toujours possible (rires). Pour parvenir à proposer ces moments forts à leurs clients, les entreprises doivent faire preuve de créativité, tous comme dans la pratique du Nudge. Et c’est là que nous pouvons les accompagner, dans des démarches qui s’inspirent des principes de la co-création. 

Le troisième champ d’application sur lequel nous intervenons est celui de qu’on appelle l’affordance. La caractéristique première d’un produit affordant est de proposer une forme d’évidence dans la façon de l’utiliser. Les acteurs de la technologie se préoccupent beaucoup de cela. Un de ses « champions », c’est bien sûr Apple, en particulier avec l’iPhone. La prise en main est hyper-intuitive, immédiate. Ce principe peut être déployé très largement, dans le design des produits mais aussi des sites internet, de lieux de vente ou d’accueil du public… Nous aidons donc nos clients à élaborer ce type de proposition.

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D’autres acteurs interviennent sur ce champ des sciences comportementales. Quels sont les partis-pris distinctifs de Mutatio ?

C’est celui de l’accompagnement personnalisé. Nous croyons à la nécessité de déployer une méthodologie robuste venant s’intégrer dans un déroulement construit au cas par cas. Chaque entreprise a une histoire, un contexte spécifique dont il faut tenir compte. Le risque du standard est de déboucher sur des solutions trop simplistes et donc peu opérationnelles au final. Ce principe de personnalisation signifie que nous nous positionnons dans une logique de partenariat jusqu’au déploiement, le lancement du produit ou plus largement l’action sur le terrain. Ce parti pris est naturellement exigeant. Il demande du temps, ce qui limite le volume de clients que nous pouvons accompagner. Mais c’est un choix délibéré de notre part de ne pas nous éparpiller pour nouer des partenariats qualitatifs et offrir la meilleure prestation possible.

Cela va de pair avec une certaine façon de travailler, avec une place essentielle accordée à la co-construction. C’est un enseignement clé des années passées chez l’annonceur… La mutualisation des compétences est primordiale pour « craquer » des problématiques qui sont par nature complexes. Nous avons notre expertise, mais nos clients ont bien évidemment aussi la leur, et c’est bien le fait de les mettre en commun qui est payant.

La mutualisation des compétences est primordiale pour « craquer » des problématiques qui sont par nature complexes. Nous avons notre expertise, mais nos clients ont bien évidemment aussi la leur, et c’est bien le fait de les mettre en commun qui est payant.

Une dernière question enfin : quels conseils donneriez-vous à des responsables CMI qui seraient curieux de mieux découvrir ce qu’ils peuvent faire via les sciences comportementales, tout en étant un peu hésitant ?

Mon conseil est de ne pas voir ces approches comme étant nécessairement de gros paquebots à mettre en route. Bien sûr, il faut dans certains cas en passer par des approches conséquentes. Mais il est parfaitement possible de mettre en œuvre des dispositifs « lights » et efficaces. Les interrogations des CMI sur l’intérêt de ces techniques pour leur entreprise sont tout à fait légitimes. C’est ce qui nous a incités à proposer des sessions de type « masterclass ». Sur une journée ou même une demi-journée, ils ont l’occasion de s’acculturer, de découvrir ce qui a été fait par d’autres acteurs. Et surtout de se faire une idée des problématiques qu’ils pourraient adresser chez eux en s’appuyant sur ces approches. Les retours que nous avons sont particulièrement bons, il y a un vrai apprentissage sur un temps court. Procéder ainsi est tellement préférable au fait de rester dans le statu quo ! La notion de coût d’opportunité me semble devoir être intégrée. Passer à côté de la puissance de ces techniques, c’est prendre le risque d’être dépassé par un concurrent qui ferait lui la démarche. Alors que quelques heures permettent d’avancer de façon agile et de se mettre en position d’inspirer les équipes dans l’entreprise.


POUR ACTION

• Echanger avec l’interviewé : @ Selim Messaï

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