Le Nudge marketing : une révolution qui ne fait que commencer – Interview d’Eric Singler, Directeur Général du groupe BVA en charge de la BVA Nudge Unit

2 Juil. 2015

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Nous le savons tous, le marketing est une discipline qui fait la part belle au pragmatisme. Cela ne signifie pas pour autant que les soubassements théoriques sont absents, bien au contraire, mais il n’est pas si fréquent que de nouvelles idées apparaissent et remettent en cause son cadre conceptuel. Pour Eric Singler (BVA), c’est pourtant bien une réelle révolution qui se produit avec la diffusion des théories du Nudge. C’est tout l’objet du propos de l’ouvrage qu’il vient de publier aux éditions Pearson, « Nudge Marketing, comment changer efficacement les comportements ». Il répond ici à nos questions dans le cadre de notre grande interview de l’été.

MRnews : Si l’on cherche dans un dictionnaire la traduction française du mot « Nudge », le premier terme qui vient est celui de « coup de pouce ». Cette traduction est-elle la bonne ?

Eric Singler : Oui, ce terme de « coup de pouce » est tout à fait approprié. On peut aussi parler d’encouragement ou d’«incitation douce ». La grande idée, qui résume à la fois le paradoxe et la beauté du Nudge, c’est qu’avec des actions peu couteuses et pouvant même paraitre anecdotiques en premier regard, on peut obtenir des résultats spectaculaires sur les changements comportementaux, plus efficacement que n’en produiraient par exemple des campagnes de communication massives. Derrière cela, il y a un changement de paradigme extrêmement important à appréhender. Avec le Nudge, on sort de cette logique consistant à penser qu’il suffit de donner la bonne information aux individus pour que, en vertu de leur rationalité supposée, ils changent de  comportement. On vise à créer une architecture de choix qui incite les gens à se comporter de manière vertueuse, que ce soit pour eux-mêmes, pour la collectivité à laquelle ils appartiennent, ou même pour la planète.

Le Nudge a pour objet d’amener les individus à changer de comportement. Est-ce qu’il peut échapper au procès de la manipulation ?

Tout d’abord, il faut rappeler que tout est influence ou manipulation.. Formuler cette critique à l’égard du Nudge équivaut à oublier que la « manipulation ou l’influence » – ou dit autrement le fait de vouloir changer des comportements – est partout : l’enfant « influence » ses parents, nous « influençons » une personne lorsque nous cherchons à la séduire, l’état nous « influence » pour nous inciter à voter ou à payer nos impôts… De fait, le Nudge à bien vocation à inciter les individus à passer d’un comportement A à un comportement B. C’est ce que fait à sa façon la loi, qui nous oblige à un certain nombre d’actions, ou bien les incitations économiques (via les taxes et les subventions). Ou bien encore l’information, comme lorsque l’état oblige à apposer la mention « fumer tue » sur les paquets de cigarette. Le Nudge, le fait d’agir sur les architectures de choix, est en quelque sorte la quatrième voie pour changer les comportements des gens après les trois que nous venons de citer. Elle le fait différemment, mais aussi avec un cadre éthique extrêmement précis : il s’agit d’inciter les individus à adopter des comportements qui, comme nous l’avons évoqué, soit bénéfique pour l’individu sa collectivité ou notre planète. C’est ce qui explique notamment le fait que les pouvoirs publics aient été les premiers à utiliser le Nudge.

Le Nudge marketing apparait comme une démarche très pragmatique. Mais il s’appuie néanmoins sur un corpus théorique qui a le vent en poupe, celui de l’économie comportementale. Jusqu’à quel point cette école remet en cause les théories jusqu’ici dominantes dans la compréhension de la psychologie humaine ? 

Le soubassement théorique du Nudge, c’est en effet l’économie comportementale et avec elle une nouvelle compréhension des facteurs d’influence des décisions et des comportements humains, en opposition radicale avec ce qui s’est dit pendant longtemps quant à la psychologie humaine, disons depuis Descartes. L’économie comportementale remet en cause la notion d’une décision humaine qui serait le fait d’une sorte de « superman »: un individu qui aurait la capacité cognitive d’analyser toutes les dimensions d’un choix, de prendre ainsi des décisions parfaitement rationnelles sans que ses émotions entrent en jeu, avec des préférences claires et stables dans le temps. Ce superman, c’est homo-economicus, qui « calcule » donc des « utilités » et prend la décision qui maximise sa satisfaction. Des expérimentations, qui ont démarré dans les années 1970 aux USA, ont peu à peu invalidé ce paradigme. Des chercheurs, issus à la fois du monde de l’économie et de la psychologie dont les principaux sont Daniel Kahneman, Amos Tversky et Richard Thaler ont progressivement constitué un nouveau champ intitulé « la behavioral Economics ». Ils ont mis en évidence le fait que les décisions que nous prenons tous les jours dans la vraie ne sont pas si rationnelles que cela. Et point majeur, ils montrent que nos illogiques de décisions sont systématiques. Nous sommes « Predictably Irrational », pour reprendre le titre du livre de Dan Ariely, qui est à la fois un grand chercheur et un formidable marketeur de la Behavioural Economics. Dit autrement, il y a des mécaniques, des lois, des biais récurrents : ce sont des facteurs d’influence, que les théoriciens de l’économie comportementale vont donc s’efforcer de répertorier et de décrire.

Pouvez-nous donner des exemples de ces facteurs d’influence ?

Un des biais bien connus, puisque c’est de cela qu’il s’agit, c’est celui du « temps présent » : nous sommes focalisés sur le court terme. Nous survalorisons les bénéfices à court terme contre le long terme et reportons systématiquement les efforts à demain. C’est ce qui nous incite par exemple à repousser à plus tard des examens de dépistage, qui pourraient nous éviter la maladie à échéance de quelques années, mais qui ont la réputation de ne pas être très agréables à passer… L’aversion au risque ou à la perte est un autre biais. Plus largement, les chercheurs ont identifié trois familles de facteurs d’influence. La première est celle des facteurs dits personnels. En font partie ceux que nous venons de citer, ainsi que des notions comme l’amorçage ou l’ancrage. La seconde porte elle sur les interactions sociales. Nous sommes de fait très influencés par les comportements des autres, et par l’idée de ce que pourraient penser les autres quant à nos propres comportements. Et la troisième grande famille est celle des facteurs situationnels : nous ne prenons jamais des décisions autrement que dans un contexte et un environnement donné dont les caractéristiques influencent nos comportements : la taille d’un frigo va, par exemple, changer la nature des formats achetés ou celle d’une assiette la quantité consommée . Et donc changer l’environnement dans laquelle une personne doit prendre des décisions va nécessairement avoir une influence sur celles-ci.

Toutes ces lois ont été définies à l’issue d’expérimentations ?

Absolument. C’est une des caractéristiques majeures de cette école de pensée. L’expérimentation est la méthode clé, et le comportement humain est résolument l’indicateur central. Ces expérimentations ont notamment démarré avec Richard Thaler qui a dans un premier temps relevé ce qu’il appelait lui-même des « anomalies » : des exemples qui semblaient contradictoires avec les lois communément admises de l’économie et de la psychologie humaine. Jusqu’à ce que, découvrant de plus en plus d’anomalies, il prenne conscience qu’en réalité ces lois étaient invalides.

Ces travaux remonte aux années 70, et donc à près de quarante ans en arrière. Ils sont donc très longtemps restés confidentiels…

En effet. Mais une série d’évènements ont propulsé le Nudge sous le faisceau des projecteurs. Le premier se produit en 2002, avec l’attribution du prix Nobel d’Economie à Daniel Kanheman, le père fondateur de la Behavioural Economics, ce qui donne ainsi une légitimité scientifique extraordinaire aux travaux d’une dizaines de chercheurs jusqu’ici plus ou moins considérés comme des « rebelles » relativement marginaux. Le deuxième coup d’accélérateur se produit en 2008, avec la publication de Nudge (écrit par Richard Thaler et Cass Sunstein), qui bénéficie d’un retentissement important en opérationalisant les acquis de la Behavioral Economics : comment, partant, de cette nouvelle compréhension, concevoir des actions de changement comportemental plus efficace. Le 3ème évènement majeur intervient tout de suite après, en 2009, lorsque Obama nomme Sunstein à la tête de l’Office de Régulation américaine pour appliquer les théories du Nudge.

Les politiques commencent à utiliser le Nudge…

Absolument. Cela commence avec Obama, qui avait connu Sunstein quand ils étaient professeurs ensemble à Chicago. Et quelques mois plus tard, c’est au tour de David Cameron de créer au 10 Downing Street une équipe dédiée à l’utilisation du Nudge, que les journalistes vont très vite qualifier de Nudge Unit. A partir de là, tout s’accélère : dès lors que le Nudge commence à être appliqué dans le cadre des politiques publiques, des cas sont publiés en toute transparence, et donnent ainsi largement à voir l’efficacité potentielle de ces théories. Dans la foulée des USA et de l’Angleterre, d’autres pays du monde anglo-saxon commencent à utiliser le Nudge : Singapour, l’Australie, , la Nouvelle Zélande. En 2014, c’est au tour d’Angela Merkel, puis d’un certain nombre de grandes organisations internationales comme la Banque Mondiale. En 2015, la Commission européenne s’y met avec la création d’une « Foresight and Behavioural Insight Unit », dirigée par Xavier Troussard. Et enfin la France depuis 2013…

BVA est le premier institut d’études français à avoir considéré qu’il se jouait une véritable révolution avec le Nudge, au point de créer une équipe dédiée. Pourquoi ?

Une bonne part de l’explication tient sans aucun doute à des composantes génétiques. BVA s’est toujours singularisée par une forte fibre « comportementaliste » et une intense volonté d’innovation. Je me retrouve bien sûr complètement dans cette philosophie, qui est celle qui m’a guidé avec Alain Sivan dans la création des premiers magasins reconstitués par IN VIVO en France. Mais il faut ajouter à cela la forte connexion que nous avons toujours eu à cœur de développer avec le monde universitaire, et qui nous ainsi amené à nouer des partenariats avec des institutions comme la London School of Economics et des grands universitaires comme Dan Ariely.

BVA s’est « appropriée » les travaux de l’économie comportementale et du Nudge marketing, popularisés en particulier par Dan Ariely. Mais avez-vous simplement appliqué ces travaux, où est-ce qu’il y a une spécificité BVA dans la façon d’exploiter et de pratiquer le Nudge Marketing ?

Le schéma d’intervention – que nous appellons le BVA NudgeLab – se déroule en 4 temps. La première phase consiste à observer les comportements de façon à partir d’une approche« ethn’holistique ». En clair, nous identifions le rôle des 3 grandes familles de facteurs d’influence que nous avons évoquées, en nous efforçant de comprendre les freins explicites et implicites à l’adoption du comportement souhaité mais aussi les leviers potentiels. Dans un second temps, nous partageons cette compréhension dans le cadre d’ateliers de créativité – les NudgeLab -, animés selon les principes du design thinking et intégrant des outils spécifiques de stimulation et de guide de la créativité des participants. Ceux-ci sont sélectionnés pour constituer une collectivité créative à partir de profils variés : des représentants des différentes fonctions de notre client, des experts du Nudge, des experts sectoriels, des créatifs, mais aussi , des usagers ou consommateurs… On croise les barrières et les leviers identifiés précédemment avec les grands facteurs de changement et les différents points de contact consommateurs, en s’appuyant sur nos bases de données de cas. C’est ainsi que sont générées 150 à 200 idées, réduites le plus souvent à une trentaine qui sont décrites avec précision (quel levier, quels FCS, …)

30 idées, cela reste néanmoins beaucoup…

C’est juste. C’est ce qui justifie la 3ème phase – l’atelier de pré sélection Experts – , qui consiste à opérer une sélection avec les décideurs concernés, en s’appuyant en particulier sur une batterie de critères spécifiques et matrice croisant ces deux dimensions : quelle est la puissance potentielle de l’action ? Et qu’en est-il de la facilité de mise en œuvre, coût inclus ? L’aspect éthique de l’action est également pris en compte. Cette matrice nous permet ainsi d’éliminer un certain nombre d’actions et d’identifier celles que l’on peut considérer comme prioritaires. C’est ce que nous appelons les Golden Nudges, les actions sur lesquelles nous allons nous concentrer en priorité en continuant à les travailler. La quatrième et dernière phase est bien sûr celle du test qui se fait la plupart du temps « en conditions réelles », avec des plans d’expérience. C’est ce qui permet de valider l’efficacité des actions et d’envisager des éventuelles optimisations en fonction des modifications observées quant aux comportements des individus. Nous sommes donc au global sur une combinatoire qui permet de générer des idées puissantes, tout en étant pas dans une logique de créativité « classique » puisque nous nous appuyons sur des leviers comportementaux démontrés au travers de 40 ans de recherche scientifique. C’est cette combinatoire qui nous a valu à notre process NudgeLab appliqué avec le SGMAP et la Direction des Finances Publiques d’être récompensé par le « Best case history mondial » à Esomar l’an dernier.

Comment BVA s’est-il organisé pour adresser ces chantiers ?

Nous nous sommes fortement inspirés de ce que l’on peut voir au sein des cabinets de consulting. Nous avons une dizaine d’experts Nudge, des personnes comme moi, Richard Bordenave ou Etienne Bressoud se sont complètement appropriées la recherche autour du Nudge. Et nous avons réalisé un gros effort de formation, pour constituer une équipe de 25 personnes qui sont nos « Experts métiers » en Nudge. Leur expertise est sectorielle (l’opinion, le health care, le transport, la grande consommation..) ; et l’on monte ainsi des projects team pour à chaque fois avoir une équipe dédiée ayant une expertise spécifique par rapport à la problématique soulevée par nos clients. Nous avons mis en place une BVA Master Class, avec une plateforme intranet – un mooc interne –pour expliquer le Nudge avec les vidéos des professeurs référents du domaine. Nous avons même poussé la démarche jusqu’à créer un système de ceinture, comme au judo, correspondant aux étapes d’expertise dans le Nudge !

Quel bilan tirez-vous de ces premières années d’expérience autour du Nudge ?

Honnêtement, je dois avouer que nous sommes allés bien au-delà de nos espérances. Au départ, il s’agissait pour ainsi dire d’une passion personnelle partagée avec Richard Bordenave et Etienne Bressoud. Mais j’ai bénéficié d’un très fort appui de la part des autres membres du board de BVA Gérard Lopez, Pascal Gaudin et Alain Sivan. Aujourd’hui, nous avons une équipe complète en très bon ordre de marche, avec une vingtaine de clients en l’espace de quelques mois. Parmi ceux-ci les ministères de l’Economie et de l’Intérieur, le service d’information du gouvernement, le ministère de la Santé, la Mairie de Paris, la Sécurité Sociale… Mais aussi les entreprises privées, avec notamment l’univers de la santé, et de la grande consommation. Nous avons un projet en cours extrêmement intéressant dans le domaine de l’immobilier puisque dans le cadre d’un concours d’architecture intitulé « Ré-inventer Paris », nous avons proposé en partenariat avec un promoteur la création du premier immeuble Nudge mondial, qui inciterait à générer des éco-gestes mais aussi du bien-être individuel et collectif. Le Nudge social est également un champ extrêmement intéressant que nous avons exploré pour l’Ucanss, la démarche visant à générer un plus grand bien être que ce soit au travail ou chez soi, avec les problématiques de reconnaissance, de célébration, de recherche de sens, traitées au quotidien.

Tel que vous le décrivez, le Nudge apparaît un peu comme un produit de l’époque…

Oui, et même à double titre. D’une part parce que cela arrive après 40 ans de recherche qui ont révolutionné la compréhension de la psychologie humaine. Et aussi parce que cela intervient à un moment où les contraintes économiques sont particulièrement fortes, le Nudge venant lui apporter de nouvelles solutions qui peuvent être à la fois formidablement efficaces et très peu couteuses. Cela s’applique donc à beaucoup de sujets, y compris à des enjeux relatifs à la sauvegarde de notre planète ! Ce sera l’objet de mon prochain livre Green Nudge. Toutes ces raisons m’incitent à penser que nous n’en sommes qu’au début d’une révolution.

En aidant les entreprises à élaborer les Nudges, vous intervenez selon un mode très opérationnel. Est-ce que vous ne sortez pas du rôle habituellement dévolu aux instituts des études ?

Absolument. C’est aussi une des raisons qui fait que le Nudge est enthousiasmant pour nous. C’est à la fois à la base de notre métier, qui est de comprendre des comportements, mais en vue d’apporter des solutions concrètes à nos clients face à leurs principales questions stratégiques. Pas simplement des insights et des recommandations mais des plans d’action pour les rendre plus efficaces Nous sommes ainsi dans un rôle d’accompagnateurs, de consultants engagés et d’apporteur de solutions, ce qui est pour moi la seule voie d’avenir de notre industrie !


 POUR ACTION 

• Echanger avec les interviewés : @ Eric Singler


 COMMENTAIRE(S) 

Gilles Quel article ! Cela sort des brèves de comptoir du marketing ! Je crois que j’ai enfin (presque tout) compris ce qu’est le nudge. C’est vrai que le sujet est passionnant, on a l’impression qu’il se passe vraiment quelque chose de neuf.

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