Les marques doivent-elles être des acteurs politiques ? Interview de Valérie Le Berre (Aloa Research)

« La responsabilité des marques n’est pas de nature politique ! » – Interview de Valérie Le Berre (Aloa Research)

13 Juin. 2022

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Les marques — et les entreprises dont elles sont l’émanation — sont aujourd’hui exhortées à se comporter de manière responsable, à la fois sur le plan écologique et sociétal. Mais répondre à cet impératif ne suffit pas pour construire de la singularité, ce qui est leur vocation essentielle. Pour certains spécialistes, elles doivent aller au-delà, et assumer un véritable rôle politique. Mais est-ce vraiment imaginable et souhaitable ? N’est-ce pas prendre des risques démesurés, et/ou se fourvoyer dans une impasse ? C’est la conviction que développe ici Valérie Le Berre (ALOA Research), qui invite les Brand Managers à revisiter un autre champ. 

MRNews : Les marques sont aujourd’hui fortement encouragées à définir leur mission, voire à assumer un vrai rôle politique (voir l’interview de Vincent Christen et Catherine Dupuis, ainsi que celle de Catherine Schutz ). Pensez-vous qu’elles doivent aller dans ce sens ?

Valérie Le Berre (ALOA Research) : L’invitation est d’autant plus pressante que le contexte — écologique en particulier — est critique, et que l’on se situe dans une situation de crise institutionnelle et politique. On entend d’ailleurs de plus en plus cette petite musique : acheter, ce serait désormais « voter avec ses pieds », et le marketing se devrait ainsi d’être de plus en plus politique voire « activiste ». 

Je crois néanmoins que ce rôle présumé soulève de nombreuses questions. Et que les marques doivent y réfléchir à deux fois avant de céder à cette injonction. Aujourd’hui, on attend d’elles qu’elles aient pro-activement un impact positif dans la société, ce qui a du sens … Mais cela crée la tentation de penser qu’entreprises et marques ont désormais pour mission de « faire le bien » au nom de l’intérêt général, en creux de devenir des « acteurs politiques » en faisant ce que les « hommes politiques » ne savent plus faire, dans un système démocratique à bout de souffle … Le changement n’est pas mince et c’est ce qui pose question !

On attend (des marques) qu’elles aient pro-activement un impact positif dans la société, ce qui a du sens … Mais cela crée la tentation de penser qu’entreprises et marques ont désormais pour mission de « faire le bien » au nom de l’intérêt général, en creux de devenir des ‘acteurs politiques’ (…). Le changement n’est pas mince et c’est ce qui pose question !

Quelles questions ce rôle supposément politique des marques soulève-t-il ?

Il pose en fait deux questions fondamentales : celle de la légitimité et celle de la finalité. Pour la première, soyons directs : les marques ne peuvent pas prétendre « activer un rôle politique » car elles n’en ont en aucun cas la légitimité…. Nous ne sommes pas en Brandocratie ! (rires). Dans le sillage de la loi PACTE, les entreprises et leurs marques peuvent se doter d’une « raison d’être » voire d’une « mission » et agir selon des valeurs qu’elles estiment « responsables » à l’égard de la Planète et des Hommes. Mais celles-ci ne pourront jamais être d’ordre Politique car elles ne peuvent acquérir le sceau de la légitimité qui ne passe pas par les marques mais par le vote des citoyens à l’égard de représentants élus… C’est le sens du « contrat social » de Rousseau et le fondement de nos démocraties représentatives !

Par ailleurs, leur intérêt économique – bien privé – est nécessairement leur finalité. 

On ne peut donc pas être à la fois un acteur économique et un acteur politique ? 

Je ne le crois assurément pas. Sauf à dire que « tout est politique », et dans ce cas, circulez, il n’y a rien à penser ! Prenons un exemple, celui du Groupe Rocher, un des pionniers des entreprises à mission. Celle-ci est définie de la façon suivante : « conjuguer performance économique et prise en compte du bien commun, reconnecter les hommes et les femmes à la nature ».Cette « conjugaison » est bien au cœur de notre sujet ! Car si l’idée de « bien commun » peut s’entendre comme de nature politique, l’autre partie de la phrase – soit la performance économique du groupe Rocher-  se situe résolument du côté de l’intérêt privé. Cela boute de fait la « mission » du groupe hors du champ du politique car conjuguer ses intérêts privés à une mission d’ordre politique… cela s’appelle un conflit d’intérêt !

Conjuguer ses intérêts privés à une mission d’ordre politique… cela s’appelle un conflit d’intérêt !

D’ailleurs, nul doute que la finalité du groupe Rocher est bien de nature économique, le contraire mettrait tout simplement l’entreprise en péril. L’actualité nous le rappelle cruellement : si le groupe Rocher est aujourd’hui sous les feux des projecteurs à ses dépens, c’est parce qu’il fait partie des groupes français qui n’ont pas voulu quitter la Russie, son deuxième marché au monde…  ceci illustre bien l’immense difficulté de la fameuse « conjugaison » entre intérêt public et privé.

Une marque qui cherche l’engagement des consommateurs sur le terrain de l’éco-responsabilité n’est-elle pas politique ? 

Les marques cherchent avant tout à cultiver une personnalité spécifique, créer un territoire symbolique et imaginaire, des valeurs et signes de reconnaissance qui en feront le sel et la spécificité, avec un objectif ultime : l’acte d’achat.  Pour y parvenir, tout est fait pour développer ce fameux « engagement » dans le vocabulaire des marketers. Mais ne nous laissons pas leurrer par les mots : cet engagement n’a rien de politique. Il s’agit de faire en sorte que le client-Roi – qui peut en un clic opter pour la marque concurrente ou déposer un commentaire acerbe sur les réseaux sociaux – se sente en phase avec l’univers celle-ci, que son expérience de consommation soit fluide et dénuée des « irritants » qui pourraient rompre le fil ténu du désir. 

Les marques cherchent avant tout à cultiver une personnalité spécifique, créer un territoire symbolique et imaginaire, des valeurs et signes de reconnaissance qui en feront le sel et la spécificité, avec un objectif ultime : l’acte d’achat.

L’objectif de l’engagement du consommateur passe pour les marques par une danse du ventre perpétuelle destinée à renouveler encore et encore l’acte d’achat et servir les intérêts – bien privés – de l’entreprise. La vraie question est là : comment la valeur de responsabilité doit-elle s’inscrire dans la danse du ventre de la désirabilité ? C’est LA question clé et le défi auquel doivent répondre les Brand Managers. Une question que je ne considère pas franchement comme « politique »…

La vraie question est là : comment la valeur de responsabilité doit-elle s’inscrire dans la danse du ventre de la désirabilité ? C’est LA question clé et le défi auquel doivent répondre les Brand Managers. Une question que je ne considère pas franchement comme « politique »…

La valeur de responsabilité est donc bien présente … sans qu’on puisse la qualifier de politique ?

Absolument ! Une entreprise ne devient pas « politique » parce qu’elle est plus responsable, énonce sa « raison d’être » ou même devient une entreprise à mission. Pas plus que les entreprises de l’économie sociale et solidaire ou que les fondations d’entreprise ne le sont. Je pense en réalité que cette notion de « fonction politique » des marques – qui apparaît bien séduisante au premier abord – est un abus de langage et qu’il faut s’en méfier. 

Une entreprise ne devient pas « politique » parce qu’elle est plus responsable, énonce sa « raison d’être » ou même devient une entreprise à mission.

Les marques doivent s’emparer de notions qui dépassent le strict « plaisir égotiste » et s’engager dans la sphère du sociétal et de l’éco-responsabilité mais de façon a-politique ! Elles doivent le faire d’une part, parce qu’elles n’ont plus le choix : la loi les y contraint et les y contraindra de plus en plus… mais aussi parce que c’est désormais une attente fondamentale du consommateur. Disons-le simplement, aujourd’hui, une marque qui pollue ou ne se pare pas de vertus « responsables » n’est plus « désirable » et se met donc en danger.

Aujourd’hui, une marque qui pollue ou ne se pare pas de vertus « responsables » n’est plus « désirable » et se met donc en danger.

Si une marque commerciale n’est pas de nature politique, comment définir alors le rôle qu’elle joue dans la société ?

Ces valeurs montantes de responsabilité s’intègrent selon moi pleinement dans la fonction aspirationnelle des marques décrite depuis longtemps par Georges Lewi et Jérôme Lacoeuilhe dans leur ouvrage Branding Management : « faire participer le consommateur à un univers et des valeurs conférant du sens à sa consommation ». 

Une fonction qui  relève pleinement de la sphère culturelle : les marques sont de véritables caisses de résonnance. Elles jouent un  rôle déterminant en participant à la diffusion de valeurs de l’air du temps qu’elles reflètent et contribuent à nourrir. Aujourd’hui cet air du temps est sans équivoque : on ne peut plus se faire plaisir en se regardant le nombril sans se soucier du reste.  Même si c’est difficile, c’est mieux que le Porno-Chic des années 90, c’est une belle mission ! 

Les marques doivent donc jouer pleinement leur rôle d’agent culturel en intégrant la valeur de responsabilité …

Absolument. Au fond, je crois que la meilleure posture que puissent adopter les Brand managers n’est pas celle du « politique » dont ils ne sauront que faire, mais plutôt celle de l’écrivain. En travaillant avec les interlocuteurs RSE, ils peuvent puiser matière dans l’évolution responsable de l’entreprise, en faisant ainsi coïncider les paroles et les actes.

Je crois que la meilleure posture que puissent adopter les Brand managers n’est pas celle du « politique » dont ils ne sauront que faire, mais plutôt celle de l’écrivain qui puisera matière dans l’évolution responsable de l’entreprise.

Concevoir la marque en tant que récit permet de l’inscrire dans la durée, en anticipant des rebondissements qui appelleront de nouveaux chapitres. Dans ce type de récit, la marque a quelque chose à voir avec le chevaleresque. Elle joue un rôle forcément positif dans le monde, au service de nobles valeurs qui la dépassent : nourrir, soigner, divertir, sécuriser… Les marques ne sont pas de nouveaux acteurs politiques, mais elles peuvent s’inspirer des chevaliers d’antan, en étant à la fois courageuses et responsables.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Valérie Le Berre

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