Interview de Catherine Schutz (Reperes), sur la responsabilité politique des marques.

Les marques ont une responsabilité politique, qu’elles le veuillent ou non ! – Interview de Catherine Schutz (Repères)

10 Fév. 2021

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Traditionnellement et à quelques exceptions près — pas forcément très heureuses — les marques se gardent bien d’intervenir explicitement sur le champ du politique. Leurs dirigeants considèrent même celui-ci comme un terrain miné ! 
Et si les choses étaient amenées à changer, en particulier sous l’influence des jeunes générations d’aujourd’hui ? Et si les marques se devaient de plus en plus d’intégrer dans leur raison d’être une composante véritablement politique, au sens « noble » du terme ? C’est le point de vue que développe ici Catherine Schutz, Directrice Associée de l’institut Repères, en complément de notre dossier spécial « Brand Purpose ».

MRNews : Les patrons des entreprises considèrent le plus souvent que le politique n’est pas leur monde. Et qu’il y aurait même un danger pour leurs marques à s’aventurer sur ce terrain-là. Mais certains estiment au contraire que la frontière entre l’entreprise et le politique n’a plus trop lieu d’être… Quelle est votre conviction ?

Catherine Schutz (Repères) : Ma vision est qu’elles n’ont plus vraiment le choix aujourd’hui. Elles doivent s’intéresser au champ DU politique, qu’il faut à mon sens bien distinguer de celui de LA politique. On l’a vu par le passé, certaines marques ont parfois soutenu des candidats, des Fillon en France, ou des Trump aux États-Unis. Dans certains cas, elles ont été perçues comme favorables à un homme politique donné, sans que cela corresponde à une position profonde. Je pense à l’exemple récent de New-Balance, accusée de « trumpisme » sans doute un peu vite, suite à un écart de langage de l’un de ses cadres. Aller sur ce terrain, celui de la politique, me semble en effet très risqué, et même à proscrire. Le politique, c’est autre chose. Mais il faut l’entendre au sens d’Aristote, comme étant « la plus haute de toutes les disciplines », celle qui doit mener à l’intérêt général de la société et à ce « vivre-ensemble » qu’il énonce.

Pourquoi les marques n’ont-elles pas le choix, et doivent s’intéresser au politique ?

Je crois qu’il y a au moins deux bonnes raisons à cela. D’une part ces marques sont aujourd’hui à la tête d’un énorme pouvoir économique. C’est vrai en particulier des très grandes entreprises, les Apple, Amazon, Facebook, dont le chiffre d’affaires et la valeur boursière dépassent le PIB de la très large majorité des pays. Mais il faut aussi et surtout intégrer que les gens leur prêtent de plus en plus ce rôle. Lorsqu’un jeune utilise un smartphone Apple, il se sent directement concerné par les conditions dans lesquelles il a été produit, et de ce que cela implique pour la planète et pour la société. On le voit très clairement aujourd’hui avec l’exemple des Ouïghours. Une partie des consommateurs ne veulent pas cautionner certaines pratiques, et font pression sur les marques pour qu’elles les modifient. C’est comme si une composante nouvelle s’était invitée dans le trade-off des consommateurs… Quelle conscience me donne la marque de l’acteur que je suis en achetant ses produits ?

C’est particulièrement le cas pour les jeunes. Ils se sont au global détournés de la politique, en jugeant que voter droite ou gauche ne change pas grand-chose au fonctionnement de la société. Mais ils estiment que les pratiques des entreprises façonnent énormément la société. Ils considèrent que choisir telle ou telle marque a plus d’impact que la couleur de leur bulletin de vote !

On peut avoir le sentiment que l’attente des consommateurs est que les marques respectent certaines injonctions, d’ordre moral, en nombre finalement assez restreint. N’est-ce pas difficile pour les marques de concilier cette exigence de conformité « morale » avec l’impératif clé, celui de la singularité ?

Sans doute certaines marques ont une lecture erronée de cette demande. Et se limitent en effet à avoir un discours de surface, pour se conformer à ces exigences, en particulier sous un angle très « RSE ». Mais c’est en réalité un piège que de procéder ainsi. Les marques s’exposent à ce que soit révélés des hiatus entre ce qu’elles disent et ce qu’elles font. Le jour où ces incohérences apparaissent aux yeux du public, elles sont perçues comme insincères, et les risques peuvent être énormes pour elles. On l’a vu par exemple avec Nike. La marque a eu un discours publicitaire assez offensif sur la parité hommes-femmes. Mais quelques mois plus tard, des employés ont dénoncé un environnement «toxique» dans l’entreprise, des discriminations et du harcèlement sexuel. On peut aussi évoquer le cas de Facebook. Lorsque la décision est prise de clore le compte de Donald Trump, ne le font-ils pas d’abord et avant tout pour se donner bonne conscience, en oubliant leur responsabilité dans la diffusion des fake-news ?

La singularité de la marque se joue beaucoup sur cet enjeu de la cohérence. Et donc sur un ensemble de valeurs qui doivent imprégner l’entreprise, dans tous ses actes. Ces valeurs ne doivent pas être présentes uniquement dans la communication ni dans ce que véhicule le produit lui-même. Elles doivent aussi se retrouver dans les relations avec les clients, dans les conditions de production, qui deviennent de plus en plus importantes pour le public. Et également dans le mode de management de l’entreprise.

Est-ce qu’il n’y a pas une portée sociétale ou politique forte dans le purpose « historique » de certaines grandes marques ? Par exemple Apple, dont l’ADN est de refuser que les individus soient dominés par la technique. Ou bien Moulinex, dont la raison d’être a été de contribuer à libérer les femmes des tâches ménagères ?

Oui, certainement. Sans doute on reconnait les grandes marques au fait qu’elles parviennent à répondre, à un instant T, à une préoccupation importante de la société. Elles sont arrivées au bon moment. Alors que les marques qui passent à côté des enjeux de société sont elles amenées à disparaitre… C’est très possible en tout cas. Mais il faut souvent un recul historique pour en juger.

Il y a aujourd’hui une préoccupation forte et explicite des jeunes générations sur ces dimensions ‘politiques » que nous avons évoquées. Et les marques qui en feront abstraction risquent de voir ces cibles se détacher d’elles.

Les entreprises doivent-elles changer leur gouvernance pour mieux assumer ce rôle politique ?

Il me semble que la condition essentielle est qu’elles passent à un mode de fonctionnement beaucoup moins hiérarchique, plus horizontal. Et donc plus inspiré par un socle de valeurs clair, partagé au sein de l’entreprise. C’est ce qui permet cette cohérence que nous évoquions précédemment. Ce ne sont pas des changements anecdotiques ! Cela doit aussi se retrouver dans les politiques de recrutement. Il faut s’assurer que les collaborateurs partagent les valeurs de l’entreprise. Et puissent fonctionner en se sentant responsables de la façon dont elle agit.

Une dernière question enfin : voyez-vous des exemples de marques qui endossent particulièrement bien cette responsabilité politique ?

Ce n’est pas si évident. Nous ne savons généralement pas ce qui se passe à l’intérieur des entreprises. Et il nous manque le recul historique nécessaire pour en juger, comme nous l’évoquions précédemment. On peut penser à une marque comme Ikea peut-être. Ou à d’autres marques dont l’action s’inscrit dans une logique de « démocratisation » de l’accès à un produit ou à des usages. Décathlon est dans ce registre. Elle facilite grandement l’accès à certains sports, avec des produits qui sont à la fois très bon marché et qui ont la réputation d’être de qualité. Et avec des vendeurs passionnés, experts ! 

Peut-être des marques telles que Le Bon Coin ou Yuka apparaitront comme des acteurs « politiques » significatifs d’ici quelques années… Leur succès coïncide avec des transformations importantes de la société, que ce soit l’évolution vers une économie plus circulaire ou la préoccupation de manger plus sainement. Au fond, à l’instar des hommes politiques, le recul du temps est souvent nécessaire pour juger de leur action et de leur impact.


POUR ACTION

• Echanger avec les interviewés : @ Catherine Schutz-Bussat

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