Quelles opportunités pour le métier du Market Research ? – L’interview croisée de Christine Antoine-Simonet (McDonald’s) et de Charlotte Taupin (Happydemics)

24 Mai. 2021

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Le devenir de l’industrie du market research – et celui de ce métier – soulève aujourd’hui énormément d’interrogations, le sentiment dominant étant qu’une transformation radicale est déjà engagée. A quoi ressemblera-t-il demain, et quels seront les grands équilibres à venir ? Voilà des questions auxquelles il n’est pas si simple de répondre. Mais il y a une vraie nécessité de s’y essayer, en formulant des constats et des convictions, et en esquissant ainsi les possibles lignes de force de ces évolutions. C’est l’exercice auquel se sont livrées Christine Antoine-Simonet (Directrice du pôle Global Consumer Insights pour McDonald’s) et Charlotte Taupin (Directrice de la Stratégie de Happydemics) dans le cadre de cette interview croisée.

MRNews : Quelles évolutions récentes vous marquent le plus dans le fonctionnement des entreprises, en particulier aux étages du marketing et de la communication ?

Christine Antoine-Simonet (McDonald’s) : L’acronyme VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity) me semble pertinent pour qualifier le monde d’aujourd’hui, « disrupté » par les nouvelles technologies et l’abondance d’informations. Trois évolutions me frappent particulièrement. D’une part les changements qui touchent les modes de travail dans les entreprises, avec beaucoup plus d’horizontalité dans les organisations et la gestion des projets. D’autre part, Il y a aussi une volonté d’apporter plus de bien-être et de sens pour les collaborateurs, et plus globalement d’être plus responsable sur le plan sociétal et environnemental. Le troisième grand point est évidemment la révolution digitale, engagée depuis maintenant plus de 20 ans. Elle est marquée notamment par l’accès à une information hyper-abondante et en continu, et l’arrivée des Chief Digital Officer. Et n’en finit pas de transformer les entreprises et leur marketing, devenu très « data-driven ». Il faut passer d’une culture de la transaction à une culture basée sur la relation client. Tout cela engendre des opportunités, mais aussi beaucoup de tensions, comme tout changement majeur.

Charlotte Taupin : Nous sommes témoins de ces évolutions, et ressentons fortement la volonté des entreprises d’intégrer complètement le digital, avec toute l’agilité que cela suppose. Nous percevons aussi un besoin d’accompagnement, car les possibilités offertes par la data et la technologie sont nombreuses. 

Quels sont les enjeux les plus essentiels pour les directions marketing et communication aujourd’hui ?

Christine Antoine-Simonet : Les fondamentaux du marketing ne changent pas. L’impératif n°1 reste encore et toujours de créer de la valeur pour les consommateurs, et de délivrer ce qui leur est promis. Mais la façon d’engager le consommateur est bouleversée. Il est désormais impératif de le faire via du contenu, et en continu ; on ne parle ainsi plus de ROI, mais de ROE, Return On Engagement. Cet engagement doit se faire au bon moment, via le bon canal, et avec le bon message. Cela suppose d’avoir une solide connaissance et une vision holistique des individus, qui ne sont pas que des consommateurs, mais aussi des parents, des citoyens. Il faut saisir le contexte dans lequel ils vivent, leurs habitudes, leurs valeurs, leurs problèmes… C’est cette appréhension qui permet à la marque de se poser les questions les plus pertinentes : savoir à quoi elle sert, quel est son rôle et comment le faire évoluer compte tenu de son ADN. C’est un enjeu majeur, qui a de fortes répercussions sur les expertises, les organisations, et les outils nécessaires. 

« La façon d’engager le consommateur est bouleversée. Il est désormais impératif de le faire via du contenu, et en continu (…) Cela suppose d’avoir une solide connaissance et une vision holistique des individus »

Christine Antoine-Simonet (McDonald’s)

Le second enjeu est relatif à la dimension temps : le marketing doit être capable de gérer différents horizons, de manière cohérente et avec un fil rouge clair. Il doit générer de la demande et donc des ventes à court terme, construire la brand equity et la relation client à moyen terme. Et, sur le long terme, identifier de nouvelles opportunités de croissance, cette priorité incitant les entreprises à créer des postes de Chief Growth Officer. 

S’ajoute à cela un enjeu d’exécution. Il n’y a pas d’autre alternative que celle du test and learn et de l’agilité. Quand on est une petite entreprise, cela s’implémente naturellement. Lorsqu’on est une grande organisation, établie et structurée, ce n’est pas si simple de s’adapter à ces règles.

Charlotte Taupin : Je me retrouve complètement dans ce qu’évoque Christine. Pour engager efficacement les consommateurs, savoir comment leur parler, il faut évidemment bien les connaître, et donc être au plus près de la façon dont ils vivent. Cela a des incidences très directes pour nous, notamment sur les outils qui permettent de le faire dans les meilleures conditions. La composante timing est elle aussi clé. Le temps s’est accéléré. Celui des consommateurs comme celui des marques, qui doivent travailler leurs actions en mode agile, sur des boucles courtes. Là encore, cela change tout pour les études, les schémas traditionnels ne peuvent plus s’appliquer. Sur les enjeux d’exécution enfin, je crois que cela met très vite le doigt sur la collaboration entre les entreprises et les agences. Je suis convaincue que l’efficacité de celle-ci passe par la qualité de la relation et la proximité qui en découle. Il faut « faire équipe », littéralement.

« La composante timing est elle aussi clé. Le temps s’est accéléré (…) Cela change tout pour les études, les schémas traditionnels ne peuvent plus s’appliquer »

Charlotte Taupin (Happydemics)

Comment évoluent les attentes des directions marketing vis-à-vis des services market research et insight ?

Christine Antoine-Simonet : Les marques et les décideurs ont non seulement besoin de réactivité, avec des approches souples et des résultats « in real time », mais également de certitudes, les éclairages devant être limpides avec des ‘pour action’. Mais elles ont aussi et surtout besoin d’accompagnement, avec des interlocuteurs seniors et business oriented. La nécessité que nous avons évoquée de trouver de nouvelles formes d’engagement est très structurante sur le fond. Il y a un vrai impératif à bien appréhender les tensions que vivent les consommateurs dans leur vie de tous les jours, et comment elles se recoupent avec les catégories de produits ou de services qui sont les nôtres. Nous devons donc être très exigeants sur ces axes de recherche, qui sont précieux pour permettre à la marque de cerner quel peut être son rôle, et sur quels leviers elle doit travailler. Et, comme toujours, nous devons être très performants sur la mesure du succès des initiatives marketing, et sur l’identification des pistes d’optimisation.

« Les décideurs ont non seulement besoin de réactivité (…) mais également de certitudes. Ils ont aussi et surtout besoin d’accompagnement »

Christine Antoine-Simonet (McDonald’s)

Pour finir, les décideurs marketing ont besoin qu’on les aide à formuler des hypothèses, à se poser les bonnes questions et à prendre du recul, comme l’évoquait la CMO de Degrenne, Valérie Fohrer. Noyés sous la masse d’informations, ils ressentent la nécessité d’être épaulés par de vrais partenaires business. Les équipes insights des entreprises doivent impérativement y répondre.

Quelles transformations cela impose pour les agences et les instituts ?

Charlotte Taupin : L’enjeu clé de notre côté est de repenser nos compétences, et de basculer d’une expertise sectorielle à une expertise client. Cela impose donc une autre organisation des équipes pour être efficace. Le modèle “shiva” des instituts traditionnels est en train de se faire dépasser ; et c’est une chance car il n’est humainement pas tenable. Le modèle anglo-saxon des agences fonctionne beaucoup mieux à cet égard.  Chez Happydemics par exemple, nous avons des équipes dédiées à l’accompagnement des clients, seules capables de vraiment prendre du recul, s’intéresser au client, au marché et ses tendances, et non plus seulement à l’étude en cours et à ses conclusions.

C’est là qu’intervient l’automatisation, qui me semble être LA grande transformation à laquelle doivent se livrer les instituts et les agences. Nous avons eu l’occasion de l’évoquer ensemble. La technologie et les outils existent aujourd’hui, ils peuvent nous permettre de réinvestir le temps humain là où est notre valeur ajoutée. Mais cette transformation ne pourra pas se faire chez tous les acteurs de la profession. Ceux-ci vont se retrouver face à un choix. Soit ils deviennent des technologies d’études, comme Happydemics, mais cela suppose qu’ils repartent quasiment d’une feuille blanche. Soit ils se rapprochent du conseil pour se focaliser sur l’analyse multi sources, en laissant à d’autres la génération de données.

Cette automatisation me semble en tout cas clé. C’est elle qui permettra aux professionnels que nous sommes de réinvestir notre temps dans l’échange, dans la profondeur de l’analyse et l’élaboration des recommandations.

« L’enjeu clé de notre côté est de basculer d’une expertise sectorielle à une expertise client. (…). C’est l’automatisation qui nous permettra de réinvestir notre temps dans l’échange, la profondeur de l’analyse et l’élaboration des recommandations »

Charlotte Taupin (Happydemics)

Christine Antoine-Simonet : Je pense à 4 axes de transformation pour les instituts. Automatiser ce qui peut l’être est certainement une option vertueuse en effet. Cela laisse de la place de cerveau disponible” pour les tâches à forte valeur ajoutée. Je crois aussi qu’ils devront de plus en plus nous aider à exploiter les connaissances dont nous disposons, alors qu’ils interviennent aujourd’hui essentiellement pour en apporter de nouvelles. Cela suppose un travail de synthèse, mais aussi la capacité à formuler des hypothèses et à poser les bonnes questions en amont d’un projet. C’est un second axe important.

Le troisième porte sur un autre enjeu clé : la nécessité pour ces sociétés de pouvoir créer des écosystèmes d’expertises, à solliciter en fonction des projets. Quand nous démarrons un projet, nous réfléchissons à la bonne approche (et non plus à une ou des études). Il peut s’agir d’un vrai puzzle ! Nous organisons ainsi des meetings avec des agences parfois concurrentes qui participent à l’élaboration de ce puzzle. Nous valorisons l’échange de points de vue, c’est toujours extrêmement riche. Le point fort des Instituts “historiques” est d’avoir une couverture globale ainsi qu’une grande variété d’expertise (marque, expérience, secteurs d’activités, etc..) et de profils. Avec des juniors mais aussi des plus seniors, différentes origines sociales et géographiques, des background et expériences diverses, etc…). Cette multitude de compétences et de cultures est aussi une vraie richesse. Il faut que les clients puissent en bénéficier au maximum.  

Un quatrième point enfin : je crois à l’importance des enjeux de communication. Comme avec le consommateur, il est essentiel de délivrer le bon contenu à la bonne personne et au bon moment. Il faut réunir ces conditions pour impacter les décisions

« Les instituts devront de plus en plus nous aider à exploiter les connaissances dont nous disposons déjà. (…). Il y a chez eux une multitude de compétences et de cultures dont nous devons bénéficier »

Christine Antoine-Simonet (McDonald’s)

Une dernière question : N’y a-t-il pas également une évolution des attentes des agences et instituts vis-à-vis de leurs interlocuteurs dans les entreprises ?

Charlotte Taupin : Il y a une attente qui est toujours plus forte de notre côté, celle de pouvoir être plus proche de nos clients, de mieux communiquer comme le soulignait Christine. Au fond, nous ne demandons pas mieux que de les rendre heureux ! Mais encore faut-il que les échanges ne soient pas pollués par des soucis techniques, que ce soit dans l’élaboration du projet, dans le recueil ou la réalisation des livrables. L’automatisation de la production d’études permet une meilleure collaboration, une meilleure compréhension des enjeux et donc une meilleure réponse de notre part, plus pertinente.

Et puis on observe aussi une diversification des profils, due en grande partie à l’arrivée aux postes seniors des nouvelles générations. Je suis émerveillée de la richesse des relations que nous réussissons à créer avec nos clients des grands groupes, qui sont souvent de ma génération. C’est revigorant pour tout le monde, je vous assure ! Les nouveaux acteurs du market research dont fait partie Happydemics — qu’Esomar désignent dans son rapport annuel comme les tech-enabled research — offrent des outils d’études réellement innovants. Mais au-delà de ça, ils apportent une vraie cure de jouvence ! (rires)

« Je suis émerveillée de la richesse des relations que nous réussissons à créer avec nos clients des grands groupes, qui sont souvent de ma génération »

Charlotte Taupin (Happydemics)

Christine Antoine-Simonet : En effet les acteurs traditionnels ne pourront peut-être pas continuer à tout faire, et devront renoncer à certains pans de leur activité ? Peut-être devront-ils se spécialiser ou rester généralistes ? Comme l’évoquait Charlotte, une option pour certains d’entre eux serait de se focaliser sur l’analyse et le conseil ? Il n’y a sans doute pas de réponse unique. Cela dépend de l’ADN historique de l’agence et d’autres variables. Comme pour une marque, je suis convaincue que les agences doivent travailler leur positionnement, leur why. Une fois que celui-ci est clair, le what et le how seront plus “simples” à définir.              

« Je suis convaincue que les agences doivent travailler leur positionnement, leur why. Une fois que celui-ci est clair, le what et le how seront plus “simples” à définir »

Christine Antoine-Simonet (McDonald’s)

 POUR ACTION 

• Echanger avec les interviewées : @ Charlotte Taupin@ Christine Antoine-Simonet

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