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Pour réussir un roman, faut-il cracher dans la soupe du marketing ? Interview de Georges Lewi, auteur du roman Bovary21

20 Sep. 2013

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Et si Emma Bovary réapparaissait aujourd’hui, en ce début de 21ème siècle ? Elle, ou plus exactement sa transposition au travers du personnage de Bovary21, une blogueuse de 27 ans descendante en 7ème génération de l’héroïne de Flaubert, évoluant auprès d’un Charles directeur marketing d’une multinationale des boissons sucrées, et dans les radars d’un Rodolphe en flamboyant banquier d’affaires. Mais échappera-elle au destin tragique de son aïeule ? Résumée en quelques mots, telle est l’intrigue de cet étonnant roman d’un Georges Lewi, en forme de suite inattendue à son essai consacré à la génération post Y. La plume est jubilatoire, l’humour corrosif. Voici donc une lecture fortement conseillée pour les amateurs de marketing en ces temps de rentrée littéraire. L’auteur répond aux questions de Market Research News.

Market Research News : Après avoir publié en début d’année un essai consacré à la génération Bovary (celle qui succède à la génération Y), vous récidivez en quelque sorte, avec un drôle de roman dont le personnage central est Emma21, la descendante en 7ème génération de l’héroïne de Flaubert. Nous retrouvons ainsi la figure d’Emma Bovary transposée au 21ème siècle, avec un Charles directeur marketing d’une grande multinationale de l’eau sucrée et un Rodolphe banquier, l’intrigue du roman étant naturellement de savoir si Emma21 va échapper à la destinée de son aïeule et au suicide.. On dirait que vous vous amusez bien, et que vous avez pris grand plaisir à écrire ce roman ! ?

Georges Lewi : Ce roman, comme l’essai précédent est une promesse que je m’étais faite à moi-même  (les plus difficiles à tenir) au moment où je passais l’agrégation de lettres classiques d’écrire « la suite », une suite, (je ne savais pas très bien) à Madame Bovary, œuvre de Flaubert qui m’avait alors fasciné. Depuis trois ans, je tournais « autour du pot » en commençant par un scenario et une pièce de théâtre encore dans les tiroirs, puis l’essai publié chez Pearson et là, le roman. Une vraie suite, cent cinquante ans plus tard et en évitant de vouloir plagier le style écrasant de Gustave Flaubert, puisque c’est la jeune blogueuse qui écrit et non pas un narrateur qui « jouerait à être Flaubert », le talent, en moins.

Pourquoi cette « fascination » pour ce personnage d’Emma Bovary ?

J’ai cru découvrir chez Emma Bovary l’essence même du  tragique humain. Ce qu’on nomme (lorsque c’est pathologique) le bovarysme : vouloir toujours être ailleurs, être autre, ne pas se contenter de ce qu’on a, rêver d’une autre vie même si, dans son for intérieur, on sait que l’herbe n’est pas forcément plus verte ailleurs…Le bovarysme représente, pour moi,  la condition humaine, le mythe des mythes, le pouvoir que possèdent les humains de se « croire, de se penser autres qu’ils ne sont ». C’est une vision assez romantique du monde. Une vision anti-bourgeoise qui considère, quant à elle,  que le monde est bien comme il est. Emma Bovary pouvait se contenter de son mari, de son statut d’épouse de médecin, de mère d’une petite fille…Non ! Il faut qu’elle aille voir ailleurs. La conne ! disent certains. Pas moi !

Pour les femmes, depuis le 19ème siècle, beaucoup de choses ont changé au moins en apparence, mais au fond, ne dites-vous pas que rien n’a changé et que rien ne changera jamais ? Ou dit autrement, le bovarysme est-il indissociable de l’être au féminin ?

Tout a changé et cependant, l’être humain (au féminin et au masculin) a toujours les mêmes rêves sentimentaux. C’est un invariant depuis l’origine du monde. Mars et Venus. Les femmes en particulier rêvent d’un monde de princesse et de la venue du prince charmant qui devrait rester charmant toute la vie. Elles idéalisent la relation de couple. C’est sans doute pourquoi cette lecture romantique de la vie  « marche rarement très longtemps ». Mon propos n’est pas un jugement de valeur mais une observation. On se moque, surtout dans les comédies,  de certaines femmes qui majoritairement « focalisent » leur amour sur leur fils. Il s’agit du même mythe de la recherche du prince charmant. Le fils, au moins, ne les décevra pas…Bovary21 perd son fils à la naissance. Elle perd alors ses illusions, tout comme Emma Bovary eut une fille alors qu’elle attendait…un fils.


Avec ce roman, vous confirmez en quelque sorte que cette nouvelle génération est née non pas sous le signe de l’espoir, mais sous celui de l’illusion.   La différence n’est pas si  mince … C’est vraiment le règne de l’illusion ?

L’illusion de cette génération, en particulièrement des filles, « ces nouvelles Bovary »  (qui sont les auteures de  la majorité des blogs)  est de se croire puissante, invincible, inaltérable parce qu’elle coagule autour d’elle des dizaines de milliers d’amis. Chacun, chacune se dit qu’il ne peut pas mourir en étant aussi connu et reconnu, en ayant acquis, à coups de netlinking réussi , autant de gloire. Or c’est une illusion. Même les blogueuses les plus célèbres peuvent mourir ! De chagrin d’amour, de surendettement, de lassitude ou d’accident de la circulation…

Est-ce une vision »camusienne » ? les espoirs sont voués à être déçus, comme le rocher de Sisyphe est voué à retomber de la montagne, mais il faut imaginer Sisyphe et les hommes heureux ainsi ? 

Les espoirs déçus sont notre lot à tous. Après avoir été capable de « voler » le feu aux dieux, l’être humain va devoir recommencer sa tâche quotidienne et se contenter d’être heureux. Un autre personnage de Camus me fascine, c’est celui de l’Etranger, ce Meursault qui ne comprend rien à ce qui lui arrive. Etranger à lui-même, étranger aux autres, et continuant cependant de rêver, de se projeter, de se croire « autre qu’il n’est ».  Chacun et chacune me semble bien souvent « vivre à côté de ses pompes ». C’est cela précisément  qui fait la grandeur et le tragique de l’humain.

Emma21 est bloggeuse, avec un nombre impressionnant de lecteurs et d’ami(e)s. Et en même temps elle est très seule. C’est pour vous le grand paradoxe de cette génération, cette solitude en trompe-l’oeil ?

Absolument. Avec tous nos « amis, « fans » followers »  « meetics », rien ne change. La solitude fait bien partie de nos vies.

On prête à Flaubert cette formule restée fameuse : « Emma Bovary, c’est moi ! ». Et vous Georges Lewi, êtes-vous Emma21 ?

Je ne crois pas. En tous cas, pas exclusivement. Ce roman n’est pas une autofiction. Je suis également un peu Charles et un peu Rodolphe. Emma21 est un peu moi comme elle est un peu vous, une midinette (un être humain)  paumée dans un monde qui va trop vite où chacun  peut avoir l’illusion d’être arrivé avant même que d’être vraiment parti.

Pourquoi avoir choisi la forme du roman en complément de l’essai ?

Il y a trois ans, je me décidais, enfin, à mettre en œuvre ma promesse de jeunesse. J’en parlais alors à notre plus jeune fille, Anne-Flore, une  jeune spécialiste  de l’innovation marketing et des médias sociaux qui me parle du transmédia, cette nouvelle manière d’aborder l’écriture d’une histoire, un storytelling interactif à 360°. J’ai décidé d’inscrire ce mythe de Bovary dans cette logique d’écriture transmédia. Car c’est un mode d’écriture issu de la meilleure pédagogie, celui de la répétition. Sartre, Camus, La Fontaine, Homère, les Tragiques grecs bien avant moi ont compris qu’il fallait répéter intelligemment un message, c’est-à-dire le faire vivre sous diverses formes et formats. Le roman est la forme la plus facile à diffuser (avec la chanson), l’essai la plus construite, le théâtre la plus concise, et le blog mis en place spécialement : www.bovary21.fr la plus interactive…Ce jeu de miroir est passionnant.

D’aucuns diraient que vous crachez quand même un peu dans la soupe avec cette satire de l’univers du marketing, avec son mélange de cynisme et de vacuité. Je suis pourtant tenté de poser la question un peu à l’envers… Je fais l’hypothèse que vous continuez à aimer le marketing : mais au fond pourquoi ?

Je suis un amoureux du marketing et des marques. Celles-ci, à côté de la fonction transactionnelle des produits,(rendre accessibles les meilleurs produits au meilleur prix)  sont nos mythologies contemporaines (faute de mieux, sans doute) et nous servent souvent de bannière identitaire. Nos marques de voiture, de vêtements ou de desserts achetés « spontanément » nous en disent plus sur nous que bien des heures de réflexions… C’est pourquoi, je n’aime pas le marketing mensonger, le storytelling excessivement manipulatoire. Si les marques sont nos nouvelles divinités, elles n’ont pas le droit de se jouer des humains ! Pas plus que les anciennes divinités. Zeus y veillait personnellement. ! Les humains ont fabriqué les marques et les marques nous façonnent. Il y a jeu égal.  La triche n’est pas de mise. C’est celle que je dénonce dans Bovary21 tout en comprenant, avec indulgence et bienveillance, la difficulté d’être marketer aujourd’hui. Le peuple du marketing souffre car avec internet, les études traditionnelles, la segmentation de marché volent en éclat au profit de l’approche individuelle. J’aime beaucoup travailler avec les gens du marketing car ils sont attentifs, curieux, soucieux, souvent honnêtes mais on leur demande d’arracher dorénavant la lune et de la capturer au profit de leur entreprise. Ils n’osent pas (plus)  dire qu’elle est à portée du rêve des humains, mais inatteignable à qui veut la tenir en mains. Le marketing et le branding  sont  la représentation du bovarysme en micro-économie, acceptons qu’ils conservent une part de mystère, d’incertitude et d’inatteignable…

Nota :

Georges Lewi est professeur (Celsa) et l’un des experts les plus réputés en stratégies de marques. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages consacrées à la marque dont Branding Management (qui vient d’être ré-édité) et Mythologie des Marques.

Blog :  www.mythologicorp.com

Le roman  : Bovary21


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Georges Lewi

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