Peut-on réellement aider les consommateurs à changer leurs comportements sans tomber dans la contrainte ou la culpabilisation ? Comment le marketing et les études peuvent-ils contribuer, concrètement, à l’adoption de pratiques plus vertueuses pour la société et pour la planète ?
C’est à ces questions que s’attellent Stéphane Marder et Ariane van Beek, de Strategir, en nous présentant leur Behavioral Change Model — une approche fondée sur l’économie comportementale, mais aussi sur la conviction qu’un marketing plus responsable peut devenir un moteur de transformation positive.
MRNews : Strategir a adopté depuis plusieurs années un parti-pris fort, celui de contribuer à un marketing plus « responsable ». Mais cela peut-il réellement se traduire dans les solutions que vous mettez à disposition des entreprises ?
Stéphane Marder (Strategir) : Notre raison d’être consiste en effet à inspirer pour favoriser l’essor d’une consommation éclairée. Cela implique d’aider les entreprises — et plus largement les organisations avec lesquelles nous travaillons — à favoriser des comportements plus vertueux de la part des consommateurs et citoyens que nous sommes, que ce soit pour la société ou pour la planète. La solution que nous proposons, le Behavioral Change Model, s’inscrit pleinement dans cette logique. Nos outils intègrent aujourd’hui des modules dédiés à cette mission, mais le BCM a, lui, été entièrement conçu autour de cette idée : favoriser l’émergence et l’adoption de comportements plus vertueux.
Comment le présenteriez-vous en quelques mots ?
Ariane van Beek (Strategir) : L’outil repose sur un modèle scientifique dit « transthéorique », initialement développé dans le domaine de la santé pour aider les gens à arrêter de fumer. Il peut naturellement être utilisé de manière autonome, mais il est également possible de l’intégrer à un dispositif de type Usage & Attitudes, par exemple.
L’outil repose sur un modèle scientifique dit « transthéorique », initialement développé dans le domaine de la santé pour aider les gens à arrêter de fumer.
SM : L’idée essentielle de la démarche consiste à identifier, au sein d’une population, les personnes prêtes à évoluer vers des comportements plus vertueux, et à cerner les actions susceptibles de les y amener. Cela peut concerner des sujets comme l’alimentation — pour encourager une consommation plus saine, le « bien-manger » —, ou encore l’usage des transports en commun. On peut aussi chercher à favoriser l’achat de textiles fabriqués de manière responsable, ou encore la consommation de produits pharmaceutiques génériques. Les terrains d’application ne manquent pas.
L’idée essentielle de la démarche consiste à identifier, au sein d’une population, les personnes prêtes à évoluer vers des comportements plus vertueux, et à cerner les actions susceptibles de les y amener.
On est dans une démarche très proche de l’économie comportementale ?
SM : Oui, absolument. On sait que les comportements reposent très souvent sur des mécanismes implicites, inconscients. C’est précisément cela que nous cherchons à comprendre.
Quelles sont les grandes étapes de la démarche ? Prenons l’exemple de l’étude que vous avez menée autour du “bien manger”.
AVB : La première étape consiste à situer les individus selon leurs comportements alimentaires. Le « bien-manger » consiste ici à privilégier les aliments dits « bruts » au détriment des produits transformés. Sont-ils complètement réfractaires ? Commencent-ils à se renseigner ? Ont-ils partiellement, ou complètement, adopté ces pratiques ? Nous les amenons à se positionner parmi cinq étapes, allant de la Pré-contemplation à la Maintenance, avec pour intermédiaires la Contemplation, la Préparation et l’Action.

Et quelles autres questions leur posez-vous ?
AVB : Le questionnaire comporte ensuite 30 à 40 items destinés à connaître les comportements et les leviers d’action des individus, en lien avec le sujet de l’étude. Ces éléments permettent d’identifier ce qui pourrait les faire passer à l’étape suivante. Nous nous intéressons d’abord aux leviers internes — qu’ils relèvent du moi rationnel ou du moi émotionnel. Lire des articles sur les bénéfices du “moins transformé”, par exemple, relève du rationnel. Mais la composante émotionnelle compte aussi : être bouleversé par les conséquences d’une consommation excessive de produits transformés est un levier tout aussi fort.
Le questionnaire comporte ensuite 30 à 40 items destinés à connaître les comportements et les leviers d’action des individus, en lien avec le sujet de l’étude. Ces éléments permettent d’identifier ce qui pourrait les faire passer à l’étape suivante.
D’autres leviers concernent l’environnement social : si votre entourage vous encourage à changer vos habitudes, ou au contraire vous culpabilise de ne pas le faire, cela pèse sur la décision. Enfin, nous analysons la pression sociale — celle exercée par la société dans son ensemble sur le sujet étudié.
Comment ces réponses sont-elles exploitées ?
AVB : La première question permet déjà d’obtenir une photographie quantitative : quelle part d’individus reste totalement réfractaire à l’idée de changer ? Combien sont déjà passés à une alimentation plus saine ? Combien sont dans une phase de Contemplation ? Nous pouvons aussi caractériser ces sous-populations. Par exemple, notre étude a révélé une forte proportion de femmes vivant en couple avec enfants parmi les Contemplatifs, tandis que les retraités sont nombreux à avoir déjà adopté une consommation de produits bruts.

L’identification des leviers d’action découle directement de cette analyse ?
SM : Oui. La modélisation effectuée à partir de ces questions nous apporte des informations clés : elle permet de mesurer la distance entre les cinq étapes, et d’identifier les leviers les plus efficaces pour faire progresser les comportements. Le chemin entre la Pré-contemplation et l’Action est-il si difficile ? Quels leviers sont les plus puissants ? La pression sociale ? Ou plutôt le moi rationnel ? En d’autres termes, l’objectif est de comprendre comment les gens fonctionnent, et ce qui a le plus de chances de les amener à changer — ici, à aller vers le “bien-manger”.
AVB : Il s’agit donc d’identifier les points de bascule, mais aussi les freins, et d’aider l’entreprise à hiérarchiser les efforts. Certaines personnes sont très sensibles à leur entourage ou aux réseaux sociaux, d’autres à la dimension économique. L’étude permet d’identifier les messages et canaux les plus efficaces quand on agit sur l’information, mais aussi d’imaginer des offres capables de changer les perceptions — et donc les comportements.
Certaines personnes sont très sensibles à leur entourage ou aux réseaux sociaux, d’autres à la dimension économique. L’étude permet d’identifier les messages et canaux les plus efficaces quand on agit sur l’information, mais aussi d’imaginer des offres capables de changer les perceptions — et donc les comportements.
SM : Il est ensuite essentiel d’organiser des workshops au sein de l’entreprise — voire avec des parties prenantes externes — pour définir concrètement les actions à mettre en œuvre selon les leviers les plus puissants.
Ces workshops sont donc une clé de l’opérationnalité de la démarche…
SM : Absolument. Ils ont trois grands intérêts. D’abord, ils permettent d’imaginer des actions concrètes, à la fois réalistes et efficaces. Ensuite, ils décloisonnent : ils réunissent des équipes différentes autour de la table, favorisant une vision commune. Enfin, ils expriment l’engagement de l’entreprise. Soyons clairs : si ces chantiers ne sont pas sponsorisés par la direction, ils sont voués à l’échec. L’engagement de la hiérarchie est indispensable, car les résultats se construisent sur le moyen ou long terme, pas à travers une impulsion ponctuelle.
L’engagement de la hiérarchie est indispensable, car les résultats se construisent sur le moyen ou long terme, pas à travers une impulsion ponctuelle.
AVB : Dans certains cas, ces études déclenchent des actions à fort effet d’entraînement. Il faut souligner qu’elles ne se limitent pas à la communication mais peuvent s’étendre au lancement de nouvelles offres, par exemple de nouvelles gammes de produits bruts, plus accessibles économiquement pour les consommateurs.
Des résultats vous ont-ils particulièrement marqués dans cette étude sur le “bien-manger” ?
AVB : Oui, notamment le fait que plus de 50 % de la population avait déjà modifié ses comportements en ce sens — dont 30 % de manière durable, en ayant abandonné les produits ultra-transformés depuis plus de six mois. Nous avons aussi constaté que les plus jeunes sont encore majoritairement au stade de la Contemplation. La motivation première reste la santé : se préserver. L’alimentation, longtemps associée au plaisir, est de plus en plus pensée comme un moyen d’éviter de se faire du mal. Enfin, l’étude a souligné l’importance du frein économique : les produits « bruts », perçus comme plus sains, restent vus comme trop chers, toutes générations confondues — alors même qu’il existe déjà des offres attractives, qui gagneraient à être davantage mises en avant.
L’étude a (notamment) souligné l’importance du frein économique : les produits « bruts », perçus comme plus sains, restent vus comme trop chers, toutes générations confondues — alors même qu’il existe déjà des offres attractives, qui gagneraient à être davantage mises en avant.
Sur ces enjeux de comportements vertueux, certains diront que c’est mission impossible tant les habitudes sont ancrées… Que leur répondez-vous ?
SM : C’est une idée reçue. On surestime souvent la part des irréductibles. En réalité, beaucoup de personnes peuvent changer, dès lors qu’on les aide un peu. C’est tout le sens de notre démarche : aider les organisations à identifier les actions les plus efficaces, à se mettre elles-mêmes en mouvement pour faire bouger les lignes.
On surestime souvent la part des irréductibles. En réalité, beaucoup de personnes peuvent changer, dès lors qu’on les aide un peu.
Et si une entreprise vous sollicitait pour “changer les comportements” uniquement dans son intérêt propre ?
SM : Très bonne question (sourire) ! Nous lui expliquerions que ce n’est ni notre vocation, ni l’esprit de cet outil, que nous ne souhaitons surtout pas dénaturer. Notre mission est de l’utiliser pour le bien commun. Heureusement, les entreprises uniquement centrées sur leur propre intérêt sont rares. Nous partageons tous le même espace vital — cela crée forcément des impératifs collectifs. Et le marketing n’est pas là que pour faire vendre à tout prix, il peut aussi être un levier de changement positif.
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewé(e)s : @ Stéphane Marder @ Ariane van Beek



