Si le principe de co-créer les offres avec les consommateurs n’est pas complètement nouveau, il a pour Jean-Maxence Granier (Think-Out) de très bonnes raisons de s’imposer comme une option incontournable dans les années qui viennent, en particulier pour intégrer cet enjeu que constitue l’impératif écologique. Comment ? Selon quelles modalités ? Les réponses ne sont pas si simples, mais l’enjeu mérite bien une vraie réflexion collective à ses yeux.
MRNews : Faut-il selon vous repenser aujourd’hui la façon de co-construire les offres avec les consommateurs ?
Jean-Maxence Granier (Think-Out) : Le fait de co-construire ou co-créer les offres avec les consommateurs s’inscrit dans une histoire déjà assez ancienne, mais qui n’a certainement pas fini de se poursuivre. Il me semble que l’on peut distinguer plusieurs étapes dans celle-ci. Le temps zéro, on pourrait l’appeler ainsi, est le fondement même des études marketing, et notamment des approches qualitatives. L’idée toujours efficiente était d’écouter les perceptions des gens, leurs expériences et leurs ressentis, pas simplement pour les enregistrer, mais pour en déduire des attentes, et proposer ensuite des recommandations aux équipes des entreprises. Lesquelles ont latitude elles-mêmes à transformer celles-ci en nouveaux produits ou services.
On peut considérer qu’une seconde phase s’est initiée il y a dizaine d’années, avec des évolutions technologiques et en particulier avec l’essor des communautés en ligne à des fins d’études. Avec ces outils, on peut beaucoup plus facilement créer un échange avec les consommateurs s’inscrivant dans des temps longs, sur plusieurs jours ou semaines, en établissant ainsi avec eux un lien différent de celui noué via les procédés « classiques » en présentiel. On prend le temps de familiariser les consommateurs avec des enjeux, des questions, et de les faire réfléchir à celles-ci. Et des itérations deviennent possibles. On débouche alors effectivement sur des démarches que l’on peut qualifier de co-création, en mettant dans la boucle de façon plus ou moins directe les acteurs de l’organisation en face des consommateurs.
Le temps zéro, on pourrait l’appeler ainsi, est le fondement même des études marketing, et notamment des approches qualitatives (…) On peut considérer qu’une seconde phase s’est initiée il y a dizaine d’années, avec des évolutions technologiques et en particulier avec l’essor des communautés en ligne à des fins d’études.
La possibilité d’avoir un tel niveau d’itération entre l’entreprise et les consommateurs — et donc l’offre et la demande —, ne constitue-t-elle pas une rupture majeure ?
Je ne dirais pas cela. Mais cela ouvre à une forme d’approfondissement importante en effet, en permettant de co-designer les offres avec les utilisateurs. La technique et l’online ne changent pas tout. Il nous arrivait de pratiquer ce co-design en mode présentiel. Mais elles facilitent considérablement cette forme d’interaction propre à ce temps 2. Qui est celui du design thinking pour le nommer autrement, avec des boucles, des itérations, qui font que l’on donne la place aux consommateurs pour qu’ils puissent générer des idées, des concepts qui servent de source d’inspiration pour des développements futurs. Même s’il y a un renouvellement méthodologique important, j’y vois néanmoins une certaine continuité avec l’essence en particulier du quali. La vraie rupture au fond, c’est le développement des projets en mode agile, dans lesquels les communautés de testing se sont complètement intégrées au travail des équipes, en particulier pour les démarches design / UX.
La vraie rupture au fond, c’est le développement des projets en mode agile, dans lesquels les communautés de testing se sont complètement intégrées au travail des équipes, en particulier pour les démarches design / UX.
Mais je crois que l’on peut parler d’un temps 3, avec des démarches qui sont par exemple celle que nous déployons ces jours-ci en Martinique où je suis en ce moment. Où nous organisons des rencontres entre un média public — Martinique la 1ère — d’une part, et des auditeurs et des téléspectateurs. Nous les faisons discuter ensemble, l’idée étant bien sûr que ce dialogue permette in fine une amélioration de l’offre éditoriale et de la communication. Nous sommes d’abord et avant tout dans un rôle de médiateur, avec un dispositif qui se rapproche beaucoup de la consultation publique et s’éloigne du mode d’observation propre aux études qualitatives. Le consommateur est là un consommateur-citoyen, la relation qui s’établit avec lui étant bien plus horizontale. Et cette interaction aide à ce que les points de vue soient entendus et assimilés de façon un peu différente par les équipes de l’entreprise. C’est une démarche que nous avons fortement développée chez Think-Out, en le mettant en œuvre dans le domaine des médias, mais aussi de la santé par exemple…
Ce temps 3 est-il le bon « modèle » pour co-créer aujourd’hui, en 2025 ?
Ce schéma peut s’appliquer à certains cas, mais il nous semble en réalité nécessaire de pouvoir aller vers une autre étape encore, appelons-la le temps 4. C’est une réflexion que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer ensemble, notamment en tandem avec Delphine Parois de Strategir.
Ecouter notre podcast > Les études marketing peuvent-elles contribuer à la transition écologique ? Avec Delphine Parois (Strategir) et Jean-Maxence Granier (Think-Out)
Ce temps 4 amène à reconsidérer cette notion essentielle pour les marketeurs qu’est l’insight. On le définit classiquement comme étant une tension que vit un ensemble donné de consommateurs, le challenge dont les marketeurs s’emparent étant de résoudre celle-ci. Sauf qu’une sorte de tension globale vient aujourd’hui s’imposer à tous : celle des limites de notre planète. C’est même la question de sa viabilité… Peut-on en faire abstraction ? Est-ce qu’il ne faut pas au contraire intégrer de manière beaucoup plus évidente le jeu de contraintes dans lequel évoluent à la fois les producteurs et les consommateurs ? C’est bien en ce sens que nous penchons. Bien sûr, la notion de contrainte a toujours été présente dans la tête des marketeurs, ne serait-ce que celle du budget disponible des consommateurs. Mais, avec l’écologie et l’environnement, nous avons affaire aujourd’hui à une méta-contrainte qui change radicalement la donne, et nous pousse à aller vers une réflexion commune avec toutes les parties-prenantes. Et ainsi dans quelque chose qui relève bien de la co-création ou d’une co-élaboration qui va devenir centrale. C’est ce que j’appelle de mes vœux en tout cas, avec un dialogue renforcé sur les besoins des consommateurs, intégrant également la nécessité pour les marques de se différencier, mais prenant réellement en compte les contraintes environnementales.
Bien sûr, la notion de contrainte a toujours été présente dans la tête des marketeurs, ne serait-ce que celle du budget disponible des consommateurs. Mais, avec l’écologie et l’environnement, nous avons affaire aujourd’hui à une méta-contrainte qui change radicalement la donne, et nous pousse à aller vers une réflexion commune avec toutes les parties-prenantes. Et ainsi dans quelque chose qui relève bien de la co-création ou d’une co-élaboration qui va devenir centrale.
Ce temps 4 est au fond celui d’une rationalité collective, avec le postulat d’un consommateur « adulte », et donc une forme de rupture par rapport au schéma souvent déployé par le marketing…
Oui. Nous avons connu le règne du marketing du désir, même si la satisfaction de ce désir était bien sûr sous contrainte économique. Il nous faut intégrer fortement aujourd’hui l’impératif à fonctionner de manière intelligente, collective. Et c’est là que l’idée de co-création doit prendre un sens un peu différent, une rupture étant en effet nécessaire. Il y a bien un enjeu à réinterroger cette notion d’insight, ou à la mettre au carré si vous me passez l’expression, en intégrant une sorte de « super insight », majeur et prenant le pas sur les autres, qui est celui de l’anthropocène. Nous devons inclure la composante environnementale au sens large du terme et l’enjeu des limites planétaires, avec ce que cela implique sur la question des énergies, de l’eau, de la santé de ses habitants… L’activité économique s’insère dans un écosystème dont tout le monde dépend. C’est là où effectivement il y a un travail à mener, avec les consommateurs eux-mêmes, pour sortir de cette mécanique de l’inaction où les marques attendent que les consommateurs bougent et vice-versa. Mais aussi avec les entreprises qui sont derrière les marques, pour concevoir un dialogue renouvelé sur ces questions. Le sort de la planète nous invite au fond à co-créer en mode adulte et responsable !
Le sort de la planète nous invite au fond à co-créer en mode adulte et responsable !
Ce temps 4 correspond à quelque chose que vous pratiquez ? Ou bien est-il à construire ?
Il est surtout encore en train de s’inventer. C’est ce que nous essayons de faire en particulier avec Strategir et quelques autres. Et sans doute le fait de passer à ce temps affecte l’ensemble du processus Études, depuis la façon de présenter les questions, de les poser, d’en analyser et synthétiser les réponses, jusqu’à l’élaboration des recommandations à partir de ces matériaux. Ce qui est clair, c’est que ces composantes-là doivent être présentes dès le brief du client, pour que cela rejaillisse sur la démarche d’études elle-même.
Méthodologiquement, cela se traduit par un mix des différents temps que nous avons précédemment évoqués. Avec les itérations et le design thinking, mais également la dimension consultative, en permettant aux individus de réagir certes comme des consommateurs, mais aussi en leur donnant un espace pour se décaler et penser en tant que citoyens, appartenant à une communauté au-delà des besoins immédiats qu’ils cherchent dans tel service ou produit.
Nous ne sommes pas dans « l’annule et remplace » des approches jusqu’ici utilisées dans les études marketing, mais bien dans une addition. Les consultations citoyennes constituent un modèle envisageable, avec ces étapes consistant à réunir des données d’expertise, et à les partager avec les gens pour réfléchir avec eux sur les incidences possibles. Il est bien sûr nécessaire de les ‘downsizer’ pour rester dans un cadre économique réaliste, mais je crois que ce type de démarche est intéressant à déployer y compris à l’échelle des offres commerciales et des marques, et pas seulement pour les enjeux de politique publique. Il faut cependant garder à l’esprit que lorsqu’on travaille pour une entreprise, l’enjeu de la singularité des propositions de valeur, reste déterminant et que l’enjeu de l’innovation doit s’adosser à un territoire de marque singulier.
Nous ne sommes pas dans « l’annule et remplace » des approches jusqu’ici utilisées dans les études marketing, mais bien dans une addition.
Les études ont eu un coup de génie en inventant la notion d’échantillon, pour appréhender ce que pensent des millions de personnes dans une grande économie de moyens. N’êtes-vous pas en train de déconstruire cela ?
C’est le génie de Georges Gallup en 1936 en effet. Je ne considère pas que l’on puisse se passer des études par échantillon, mais sans doute faut-il plutôt ajouter d’autres schémas. Il est vrai que, lorsqu’on interroge les gens dans ces logiques d’échantillon, on leur demande souvent de répondre en leur seul nom, charge à nous de faire une lecture globale et d’étendre les résultats à l’ensemble de la population visée. Alors que, dans le cadre de la co-création, de la consultation, on se situe dans un échantillon mais qu’on invite à prendre en compte la dimension collective en allant au-delà de l’opinion, pour proposer des solutions. Les deux démarches se complètent. Mais, au-delà de la question du seul échantillon, c’est la question même de la quantification que l’IA va sans doute changer en permettant d’analyser quantitativement des données qualitatives — textuelles ou visuelles — beaucoup plus importantes. Cela va être un nouvel accélérateur de réflexions co-créatives en permettant d’opérer des synthèses sur des données massives en réduisant moins la complexité de l’information.
Vous dites au fond qu’une forme de tâtonnement s’impose pour renouveler la façon de faire des études, et favoriser une réflexion collective intégrant les consommateurs…
Tout à fait. Cela soulève un enjeu très intéressant de dialogue avec nos clients, nos interlocuteurs dans les entreprises. Et ce dans un contexte où nous sommes à leur service, puisque nous sommes des prestataires d’une démarche qu’ils exploitent au mieux. Cela pose aussi des questions sur le champ d’investigation des études que nous menons. Le plus souvent, ce champ est volontairement précis, restreint. Il faut à la fois parvenir à l’élargir pour intégrer les contraintes que nous avons mentionnées, permettre une réflexion collective, mais ne pas non plus l’élargir de trop, sinon on n’aboutira à rien d’opérationnel. Cela rejoint ce point que nous évoquions, celui de savoir comment travailler avec nos clients. Dans certains cas, ceux-ci ont des modèles économiques qui posent fortement question face aux enjeux environnementaux, mais il est extrêmement difficile de les faire évoluer. C’est le cas avec l’usage du plastique par exemple. Des changements ne sont éventuellement possibles qu’à l’échelle de l’ensemble d’une industrie, et encore !
Cela soulève un enjeu très intéressant de dialogue avec nos clients, nos interlocuteurs dans les entreprises. Et ce dans un contexte où nous sommes à leur service, puisque nous sommes des prestataires d’une démarche qu’ils exploitent au mieux. Cela pose aussi des questions sur le champ d’investigation des études que nous menons.
Dans quels univers ce type de démarche est plus facilement déployable ? Peut-être les médias ? La mobilité ?
Cela fonctionne bien en effet dans le domaine des médias, à fortiori lorsqu’il s’agit de médias publics, la dimension citoyenne étant naturellement présente. Les acteurs ont des contraintes budgétaires, sans être pour autant soumis à des logiques de profit immédiat. Le secteur du tourisme, avec lequel nous travaillons, s’y prête également assez bien. Les organisations qui animent cette activité se préoccupent souvent des enjeux écologiques, aussi parce que cela correspond à une demande de leur public pour qui la nature est un patrimoine à préserver ou éventuellement à restaurer.
Pour ce qui est de la mobilité, les évolutions sont très complexes. Le passage du thermique à l’électrique n’a rien de simple, y compris pour les consommateurs eux-mêmes, qui sont conscients des enjeux, mais doivent faire des arbitrages difficiles. Les services financiers se posent eux la question de l’accompagnement de la rénovation énergétique. Tous les secteurs sont concernés. L’écoute des signaux faibles pour les traduire en actions reste au cœur de notre métier, en hybridant toujours davantage les approches, de l’observation à l’expression d’attentes et des attentes aux idées.
Voyez-vous un dernier message important à formuler, notamment à destination des équipes des annonceurs, côté Études ou dans les états-majors décisionnels ?
Notre conviction est qu’il faut faire bouger les lignes. Nous devons sortir de ce triangle de l’inaction entre les entreprises, les consommateurs et les pouvoirs publics. Mais cela ne peut se faire que collectivement, en faisant en sorte que les entreprises réfléchissent ensemble. C’est ce que nous faisons par exemple au sein du collectif Responsable impulsé par l’Adetem. Mais cet impératif de la réflexion collective s’impose aussi certainement dans les organisations elles-mêmes, en associant les gens du marketing, de la production, des finances, des ressources humaines… Les enjeux sont écosystémiques, le désilotage est donc indispensable.
Notre conviction est qu’il faut faire bouger les lignes. Nous devons sortir de ce triangle de l’inaction entre les entreprises, les consommateurs et les pouvoirs publics. Mais cela ne peut se faire que collectivement, en faisant en sorte que les entreprises réfléchissent ensemble.
Pour ce qui est des spécialistes des études, tant en instituts que chez les annonceurs, il me semble en tout cas que nous vivons une période absolument passionnante, entre l’IA qui bouleverse les moyens de notre action et ces enjeux qui en questionnent aussi profondément la finalité.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Jean-Maxence Granier