DOSSIER DU MOIS

# Comment co-construire efficacement avec les consommateurs ? (volet 2)

"La co-création ouvre toujours de formidables opportunités, mais les règles du jeu changent…"

Linda Hamdi-Kidar
Professeur en Marketing à TBS Education

5 Mar. 2025

Interview de Linda Hamdi-Kidar, Professeur en Marketing à TBS Education

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Si les entreprises ont avec la co-création un formidable terrain de jeu, et de belles opportunités à mieux exploiter encore, elles ne peuvent que gagner à intégrer des évolutions importantes, tant du côté de la technologie que de la société et des consommateurs eux-mêmes. Linda Hamdi-Kidar, qui compte parmi les grandes spécialistes du sujet, nous dresse une cartographie de ces changements clés à prendre en considération.

MRNews : La co-création est un thème qui vous est cher, auquel vous avez consacré une thèse en 2013. Beaucoup de choses ont évolué depuis, que ce soit du côté des entreprises ou des consommateurs ?

Linda Hamdi-Kidar (TBS Education) : Depuis le début des années 2000, le sujet reste très présent dans la réflexion marketing. Celle-ci s’est toujours intéressée à ces deux entités clés que sont les entreprises et les consommateurs. Mais une des évolutions majeures est qu’elle s’est progressivement ouverte à d’autres parties prenantes. Notamment aux fournisseurs et à la distribution. Mais aussi à la concurrence, de nombreux travaux s’étant penchés sur la notion de « coopétition », qui est donc un mix de compétition et de coopération. La prise en compte du développement durable est un second axe important, avec la nécessité de concevoir des innovations plus « responsables ». La thématique de l’inclusion s’est également imposée dans les réflexions, ce qui rejoint ce phénomène d’ouverture vers une plus grande diversité de parties prenantes. Tout cela contribue à ce que l’on parle de plus en plus d’Open Innovation. 

Une des évolutions majeures de la réflexion sur la co-création est qu’elle s’est ouverte à d’autres parties prenantes (que les entreprises et les consommateurs). Notamment aux fournisseurs et à la distribution. Mais aussi à la concurrence (…)

Et, bien sûr, l’Intelligence Artificielle change la donne ! De plus en plus d’entreprises intègrent l’IA dans les phases dites « précoces » d’innovation, que ce soit pour la génération des idées et des concepts, le filtrage, parfois en lieu et place des tests que réalisaient jusqu’ici les cabinets d’études marketing. Ce qui fait que l’on voit « coexister » deux systèmes dans la recherche aujourd’hui. Je pense qu’il ne faut pas les opposer, il y a un fort intérêt au contraire à les articuler pour parvenir à la meilleure complémentarité possible.

Et côté consommateurs ?

Ils sont encore et toujours plus connectés et informés ! Et, en effet, cela fait partie des évolutions importantes du paysage, avec des communautés ayant de plus en plus de pouvoir face aux entreprises. Cela renvoie à un phénomène d’empowerment des consommateurs. Mais cela s’accompagne d’une polarisation croissante de la société. Sur des enjeux politiques, idéologiques. Mais aussi sur la consommation ! Il suffit de parler entre amis d’Amazon ou même de vin bio, les positions sont souvent très tranchées ! On observe ainsi des cas de confrontation étonnants au sujet des marques. On l’a vu il y a quelques mois autour de la marque Bud Light, suite à la publication par un influenceur transsexuel, Dylan Mulvaney, d’une vidéo promotionnelle en faveur de cette bière, et à des messages de l’entreprise. Cela a généré une réaction violente d’une partie de la population américaine, avec des appels au boycott. L’enjeu n’était pas celui d’une co-création d’offre à proprement parler, mais d’une co-création de valeur via la communication. De fait, cette notion de communauté est de plus en plus présente, avec des fans de marque, on l’observe dans beaucoup de domaines dont celui du sport. Cela contribue à établir un terrain de jeu particulier pour les chantiers de co-création.

L’empowerment des consommateurs fait partie des évolutions importantes du paysage, avec des communautés ayant de plus en plus de pouvoir face aux entreprises (…). Mais cela s’accompagne d’une polarisation croissante de la société. Sur des enjeux politiques, idéologiques. Mais aussi sur la consommation !

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Votre thèse mettait en avant la forte efficacité des démarches de co-création s’appuyant sur des « lead-users » plutôt que sur des consommateurs « lambdas », alors même que les marques avaient tendance à privilégier cette seconde option. Les choses ont-elles évolué depuis ?

De nombreux travaux, les miens mais aussi bien d’autres, ont en effet mis en évidence l’intérêt pour les organisations de co-créer avec des lead-users, ces consommateurs que l’on peut qualifier d’experts d’une catégorie. Ce qui soulève la question de parvenir à les repérer, sachant qu’un lead-user se distingue essentiellement par le fait qu’il est plutôt avant-gardiste. Et également par un niveau d’exigence supérieure à la moyenne des autres consommateurs, son insatisfaction pouvant l’inciter à développer ses propres solutions.

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Mais pour répondre à votre interrogation, non, la tendance ne s’est pas inversée. Les entreprises continuent à privilégier ce que l’on appelle le crowdsourcing, alors même que solliciter les lead-users semble être une bien meilleure option pour générer ces fameuses innovations dites « de rupture »…

Les entreprises continuent à privilégier ce que l’on appelle le crowdsourcing, alors même que solliciter les lead-users semble être une bien meilleure option pour générer ces fameuses innovations dites « de rupture »…

N’est-ce pas la primauté accordée aux enjeux de communication qui pousse les entreprises à aller dans ce sens ? Ou bien des considérations économiques ?

Je partage cette analyse, les organisations communiquent de plus en plus sur le fait qu’elles cocréent avec les consommateurs, c’est un point à ajouter au chapitre des évolutions marquantes. Et le crowdsourcing se prête bien à cette logique. Certaines campagnes sont assez impressionnantes quant aux moyens déployés. Le cas de Doritos avec son Doritos Challenge me semble assez emblématique de ces pratiques, la vidéo gagnante étant mise en avant au moment du Super Bowl. 

On voit cependant des entreprises mener des projets de co-création très intéressants s’appuyant sur des lead-users, et n’ayant pas vocation à être fortement médiatisées. Je pense à ce que fait Michelin, ou à Boeing, ou 3M, et d’autres sociétés ayant fait leurs preuves sur le terrain de l’innovation radicale. Il peut aussi y avoir une composante sectorielle. Dans certains univers, l’alimentaire par exemple, le crowdsourcing peut paraitre plus séduisant, l’innovation incrémentale a une place prépondérante.

On voit cependant des entreprises mener des projets de co-création très intéressants s’appuyant sur des lead-users, et n’ayant pas vocation à être fortement médiatisées. Je pense à ce que fait Michelin, ou à Boeing, ou 3M, et d’autres sociétés ayant fait leurs preuves sur le terrain de l’innovation radicale.

La co-création a un coût, vous avez raison de l’évoquer, et les entreprises doivent en tenir compte. Il peut leur sembler plus onéreux de co-créer avec des lead-users, qu’il faut repérer, recruter. Mais, en réalité, un appel ouvert à co-création génère aussi des dépenses importantes. Cela implique de gérer parfois des dizaines de milliers de propositions, de les filtrer, les évaluer pour trouver la pépite au milieu de beaucoup de pistes éventuellement farfelues. 

Vous avez évoqué le rôle que pourrait jouer l’IA. Voyez-vous d’autres opportunités liées aux évolutions technologiques ?

Concernant l’IA et pour revenir un instant sur l’aspect économique de la co-création, on peut imaginer qu’elle apportera une aide bienvenue dans le filtrage des idées, ce qui peut renforcer l’intérêt du crowdsourcing.

On peut imaginer que l’IA apportera une aide bienvenue dans le filtrage des idées, ce qui peut renforcer l’intérêt du crowdsourcing.

La réalité virtuelle ouvre des possibilités intéressantes, notamment sur le terrain de l’innovation durable, pour limiter les ressources à mettre en œuvre dans les processus, surtout dans les phases de prototypage. C’est le cas également avec la démocratisation des imprimantes 3D, et l’essor des Fab Labs, ces tiers-lieux permettant aux individus d’exprimer leur créativité, de développer des solutions susceptibles d’être testées. J’ai été marquée par le cas de cet étudiant sur la plateforme Lego ideas. Il avait proposé un globe terrestre, avec plusieurs milliers de briquettes, l’avait entièrement prototypé. Le seuil des 10 000 soutiens ayant été atteint sur la plateforme, Lego a retenu l’idée, et on voit ce globe désormais commercialisé un peu partout. Cela me semble être un exemple intéressant, imbriquant deux phénomènes importants. D’une part la démocratisation de la technologie, avec ces Toolkits qui permettent de réaliser un prototype de A à Z. Mais aussi le pouvoir des communautés.

La réalité virtuelle ouvre des possibilités intéressantes, notamment sur le terrain de l’innovation durable, pour limiter les ressources à mettre en œuvre dans les processus, surtout dans les phases de prototypage.

Voyez-vous des points d’attention à avoir du côté des entreprises ?

Certaines plateformes de co-création se sont fortement développées ces dernières années. Je pense à Agorize par exemple, qui propose aux grandes entreprises une plateforme d’open innovation pour organiser des compétitions et des hackathons.. Ces cas témoignent de l’intérêt des entreprises mais aussi du public pour ces démarches collaboratives. 

Mais des études mettent en évidence le fait que consommateurs, du fait sans doute d’être un peu sur-sollicités par les entreprises, exigent de plus en plus des contreparties quand ils sont ainsi mis à contribution. Ils s’attendent légitimement à être écoutés si on leur demande leur avis, et considèrent que ce n’est pas toujours le cas. Et ils estiment qu’ils devraient être récompensés, à fortiori lorsque les propositions sont reprises par les marques. Celles-ci doivent donc en tenir compte lorsqu’elles envisagent de se lancer dans des opérations de crowdsourcing, en prenant le temps de bien penser le dispositif de communication auprès des participants et l’organisation du projet en amont. Elles doivent aussi se garder d’être trop opportunistes dans ces opérations. Le public est sensible à l’authenticité des marques lorsqu’elles sollicitent leur contribution.

Les entreprises doivent aussi se garder d’être trop opportunistes dans ces opérations. Le public est sensible à l’authenticité des marques lorsqu’elles sollicitent leur contribution.

Voyez-vous de derniers conseils importants à donner aux entreprises sur ces sujets ?

Le thème de l’innovation responsable me semble devoir être fortement pris en compte. L’idée étant, avant lancement, d’anticiper autant que possible les impacts d’une innovation et de réduire les ressources mobilisées. Cela rejoint l’impératif de réflexivité et d’agilité que connaissent bien les entreprises. Nous l’avons évoqué en préambule, l’inclusion et la capacité à avoir un regard large quant aux parties prenantes à associer dans la réflexion me paraissent également des axes clés.

Un dernier point important, mais peut être aurons-nous l’occasion d’en reparler, est la dimension « Nudge » de la co-création. Une étude conséquente nous a montré que, lorsqu’on fait participer des individus à des challenges d’innovation verte, ceux-ci sont fortement enclins à modifier leurs comportements, ce qui nous semble extrêmement intéressant à intégrer sur des enjeux de responsabilité collective. 


 POUR ACTION 

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