Pour Nicolas Riou, le CEO de BrainValue (Groupe Ifop), la Gen Z chinoise est bien plus qu’une cible parmi d’autres. Fort éloignés des valeurs traditionnelles de leurs parents, ces jeunes contribuent à redéfinir les paradigmes culturels et sociaux de ce pays gigantesque, et façonnent un nouveau modèle de consommation. Il nous présente les lignes de force d’une investigation hybride menée par son équipe auprès de cette génération, s’appuyant notamment sur de nombreux entretiens à domicile, ainsi que les conséquences pour les marques locales et internationales.
MRNews : Vous vous intéressez de près à la Chine et à sa Gen Z à laquelle vous venez de consacrer une étude. Si vous ne deviez citer qu’un chiffre ou deux pour objectiver l’importance de cette cible, lesquels prendriez-vous ?
Nicolas Riou (BrainValue) : La Chine fait effectivement partie de nos terrains d’observation privilégiés. C’est même plus que cela puisque nous avons une équipe chinoise de 11 personnes basée à Shanghai. C’est elle qui a mené cette investigation de type planning stratégique, avec un gros travail de desk research et de nombreux entretiens à domicile.
Pour ce qui est des chiffres, il faut avoir en tête que la Gen Z chinoise représente à elle seule 15% de la population chinoise totale. Nous avons donc affaire à 233 millions de personnes. Leur poids dans la consommation est encore plus élevé du fait de leur pouvoir d’achat, qui est d’environ 50% supérieur à la moyenne des Chinois. J’ajouterai à ce chiffre que la Gen Z a un fort pouvoir d’influence, et ce tout particulièrement auprès des post-90s. Ce sont eux qui, assez largement, font les tendances de consommation de la société chinoise.
La Gen Z chinoise représente à elle seule 15% de la population chinoise totale. Nous avons donc affaire à 233 millions de personnes.
Quels faits vous semblent essentiels pour résumer le vécu de cette génération ?
Je trouve éclairant de l’appréhender par comparaison avec celui de leurs parents. Ceux-ci ont connu la révolution culturelle qui a démarré en 1966, et d’énormes évolutions comme celle qui s’est imposée avec la loi sur l’enfant unique en 1976. Elle a tout bouleversé, la famille étant la pierre angulaire de la société. Le système de valeurs de cette génération des parents est très fortement ancré sur le patriotisme, l’effort et même le sacrifice de soi pour sa famille et son pays. Ils se retrouvent aujourd’hui face à leurs enfants dont la vision est radicalement différente.
La Gen Z chinoise a vécu des périodes contrastées. Ces jeunes ont connu le versant positif de la mondialisation, ont été connectés au Japon et aux pays occidentaux où ils ont pu faire des voyages ou parfois leurs études. Ils ont grandi dans une Chine en plein boom économique, avec un PIB qui est désormais au 1er ou au second rang mondial selon les classements. Cela a coïncidé avec une énorme progression des revenus par habitant. Mais leur horizon s’est assez soudainement obscurci…
Avec le choc du Covid ?
Absolument. L’épidémie a mis un terme au cycle de croissance. Et les périodes de confinement ont été vécues comme des épreuves terribles, génératrices de troubles importants. Sur trois ans, avec des intermittences bien sûr, ces jeunes se sont régulièrement retrouvés seuls, souvent dans leur chambre d’étudiants, ou bien à devoir cohabiter avec leurs parents. Lorsqu’ils arrivent sur le marché de l’emploi, ils sont confrontés à un chômage massif, qui touche 23% d’entre eux. Alors même qu’ils ont subi une énorme pression à l’école ou à l’université, la Chine étant le pays où celle-ci est la plus forte au monde. Ils retrouvent ainsi la compétition, cette fois-ci pour trouver un travail, avec peu de perspectives. Beaucoup d’entre eux doutent alors grandement de la nécessité de faire autant de sacrifices, et s’interrogent sur le sens du « Chinese Dream »…
Lorsqu’ils arrivent sur le marché de l’emploi, ils sont confrontés à un chômage massif, qui touche 23% d’entre eux. Alors même qu’ils ont subi une énorme pression à l’école ou à l’université, la Chine étant le pays où celle-ci est la plus forte au monde. Ils retrouvent ainsi la compétition, cette fois-ci pour trouver un travail, avec peu de perspectives.
On peut considérer que cette Gen Z chinoise est sérieusement concernée par un enjeu de santé mentale, ce qui constitue un point commun important avec les Gen Z occidentales.
Leur mindset diffère donc radicalement de celui de leurs parents et plus largement des autres générations…
Oui. Nous avons identifié une série de ruptures par rapport à celles-ci et au modèle social chinois. Il y a d’abord une rupture avec le dogme de la famille traditionnelle, très ancré chez leurs parents, ainsi que celui de la réussite matérielle. Ce qui crée des tensions, les parents étant perçus comme leur mettant la pression pour qu’ils réussissent. Les enfants de la GenZ ne veulent pas reproduire les schémas parentaux et désirent plutôt la liberté et des choix de vie plus individualistes. Le paradoxe étant que, Covid et chômage obligent, ces deux générations sont souvent amenées à cohabiter, alors même qu’elles ont bien du mal à se comprendre l’une l’autre.
Les enfants de la GenZ ne veulent pas reproduire les schémas parentaux et désirent plutôt la liberté et des choix de vie plus individualistes. Le paradoxe étant que, Covid et chômage obligent, ces deux générations sont souvent amenées à cohabiter, alors même qu’elles ont bien du mal à se comprendre l’une l’autre.
Les filles et les jeunes femmes de la GenZ refusent la domination masculine et les contraintes associées au mariage, et préfèrent ne pas se marier plutôt que vivre avec des hommes qui ne leur conviennent pas. Le taux de fécondité décroit, et le nombre de divorce explose ! On assiste ainsi à la naissance d’un féminisme astreint à s’exprimer en dehors de la place publique, mais néanmoins bien présent.
Il y a aussi de leur part un rejet du travail intensif. Ils ont été élevés dans le modèle du bon élève, il fallait contenter les parents et les profs ce qui imposait une forte pression. Du fait notamment de ce chômage massif et de la compétition sociale que cela induit, ils prennent leur distance par rapport au travail. Ils ne veulent plus du 9-9-6, le fait de travailler de 9h du matin à 9h le soir, et ce 6 jours sur 7. On voit ainsi se développer le phénomène des « resignation parties », qui manifeste une volonté de se protéger du burnout social de la part de ces jeunes Chinois, qui disent eux-mêmes appartenir à la « tangping generation »…
Du fait notamment de ce chômage massif et de la compétition sociale que cela induit, ils prennent leur distance par rapport au travail. Ils ne veulent plus du 9-9-6, le fait de travailler de 9h du matin à 9h le soir, et ce 6 jours sur 7.
Qu’est-ce que la tangping génération ?
Le « tamping » est une attitude d’auto-protection, qui les emmène à s’allonger. Plutôt que de faire face, de se battre, on s’allonge et on en fait le minimum. C’est le symptôme du refus d’une compétition qui ne fait plus sens pour eux, et le rejet de la culture du travail intensif que nous évoquions. Il est préférable de se valoriser soi-même et ce qui compte vraiment dans sa vie, d’adopter le look « pyjama » y compris au bureau. Un animal comme le capybara, qui a l’image d’être zen en toutes circonstances, devient une sorte de mascotte sur les réseaux sociaux.
Le « tamping » est une attitude d’auto-protection, qui les emmène à s’allonger. Plutôt que de faire face, de se battre, on s’allonge et on en fait le minimum. C’est le symptôme du refus d’une compétition qui ne fait plus sens pour eux, et le rejet de la culture du travail intensif
Ces jeunes en viennent ainsi à chercher ailleurs ce qui fait sens pour eux. Ils aspirent à une forme de paix mentale, ce qui se traduit par un boom de la spiritualité et un nombre croissant de visites des temples bouddhistes ou taoïstes.
Cette quête de spiritualité coïncide-t-elle avec un regain d’intérêt pour la culture traditionnelle chinoise ?
Oui, tout à fait. Après le grand effacement qu’a constitué la révolution culturelle, les jeunes se réapproprient les codes de la culture traditionnelle ainsi que des rituels autour du thé par exemple. Il y a également un engouement pour les Hanfu, des festivals où l’on s’habille et se coiffe de manière traditionnelle. Mais il y a aussi une forte volonté de leur part d’exprimer leur identité et leur personnalité, ce qui les singularise. Notamment via leurs hobbies — le vélo, les arts martiaux, la cuisine… — qui ouvrent de nouvelles façons de socialiser. Ou même parfois de gagner leur vie, pourquoi pas en créant un ‘surf shop’ ou un ‘barbecue stand’.
On observe d’autres manifestations de ce rejet de la culture du travail, avec par exemple un vif intérêt pour les loteries, comme s’il était à leurs yeux plus facile de gagner de l’argent avec ces jeux plutôt qu’en étant salarié.
Quelles sont les conséquences pour les marques ?
Elles sont multiples, d’autant que la consommation demeure leur premier « loisir ». Cela se traduit par la fréquentation des centres commerciaux où ils peuvent passer quasiment des journées entières. Mais les choses ont changé, ils y vont certes pour faire des achats, mais selon un mode bien moins frénétique que par le passé ; mais aussi pour se retrouver dans des espaces de détente. Il y a également un fort engouement pour les réseaux sociaux. Côté marques, ils s’intéressent en priorité à celles qui présentent des gages importants de qualité et, surtout, qui font sens pour eux. L’affinité des valeurs et le storytelling sont donc clés.
Côté marques, les enfants de la GenZ s’intéressent en priorité à celles qui présentent des gages importants de qualité et, surtout, qui font sens pour eux. L’affinité des valeurs et le storytelling sont donc clés.
Dans ce contexte, les marques chinoises sont extrêmement prisées. Les jeunes Chinois ont développé un esprit très nationaliste, avec une vraie fierté d’appartenir à un pays innovant, avec des « porte-drapeaux » comme Xiaomi, Huawei, BYD,… Le Made in China peut parfaitement être chic, c’est ce que l’on appelle le Guochao. Et ils n’hésitent pas à user de leur « Netizen power » pour boycotter des marques occidentales lorsqu’ils les jugent irrespectueuses de leur culture.
Les jeunes Chinois ont développé un esprit très nationaliste, avec une vraie fierté d’appartenir à un pays innovant, avec des « porte-drapeaux » comme Xiaomi, Huawei, BYD,… Le Made in China peut parfaitement être chic, c’est ce que l’on appelle le Guochao.
Sur quels marchés les marques occidentales sont-elles plus particulièrement chahutées ou rejetées ?
Cela concerne de nombreuses catégories. C’est un cas déjà ancien, mais on a vu par exemple un Dolce&Gabbana boycotté pour avoir donné l’impression de se moquer des Chinois, ce dont la marque ne s’est jamais remise. Adidas ou Nike ont également souffert, là encore en heurtant le nationalisme chinois. On assiste à un phénomène spectaculaire dans le domaine de l’automobile. Il y a cinq ans, les marques allemandes — ou éventuellement japonaises ou coréennes — étaient reines, mais leurs parts de marché se sont effondrées. Aujourd’hui, les constructeurs chinois remportent un énorme succès, que ce soit en Chine, mais aussi dans les pays occidentaux, avec des produits technologiquement avancés. Ces voitures font l’objet d’un vif intérêt, elles sont perçues comme étant bien plus qu’un simple moyen de transport, mais quasiment un membre de la famille.
Il y a de la part des jeunes chinois à la fois une forte sensibilité au prix, avec les menaces sur le pouvoir d’achat, et la recherche néanmoins de nouvelles expériences. Cela ne joue pas en faveur des marques occidentales, mais plutôt au bénéfice des acteurs chinois qui savent innover. L’exemple de Harmay, qui propose de grandes marques dans des conditionnements micro de type « échantillons » est très emblématique de ce phénomène.
Il y a de la part des jeunes chinois à la fois une forte sensibilité au prix, avec les menaces sur le pouvoir d’achat, et la recherche néanmoins de nouvelles expériences. Cela ne joue pas en faveur des marques occidentales, mais plutôt au bénéfice des acteurs chinois qui savent innover
Quelles cartes peuvent jouer les marques occidentales ?
Le contexte est difficile pour les marques ayant un positionnement « middle-market », pour lesquelles il est de plus en plus ardu de rivaliser avec les nouvelles marques chinoises sur le terrain du rapport qualité / prix. Elles ont plus d’armes dans les catégories qui valorisent l’héritage, le patrimoine, des décennies voire des siècles d’expérience. C’est le cas du luxe en particulier. Elles ont néanmoins l’obligation de maintenir l’avantage sur le plan de la qualité, de la supériorité Produit, et donc apporter des preuves en ce sens.
Elles doivent également jouer à fond la carte du buzz local et des réseaux sociaux, en acceptant en quelque sorte de se siniser, avec des ambassadeurs locaux et non plus des figures occidentales. S’intégrer dans le tissu culturel chinois est un impératif. Des marques comme Lancôme ou Lacoste sont des exemples intéressants, de même que L’Occitane ou Clarins. Ils montrent que la réussite reste possible, même si les cartes ont été massivement rebattues par la Gen Z.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé : @ Nicolas Riou