Interview de Natacha Dagneaud et Sophie Leme Almeida (Séissmo)

« Français et Allemands peuvent mutuellement s’inspirer dans la pratique des études marketing » – Interview de Natacha Dagneaud et Sophie Leme Almeida (Séissmo)

26 Jan. 2024

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Lorsqu’on est française et que l’on dirige un institut basé en Allemagne, on dispose bien logiquement d’un point d’observation privilégié pour saisir les différences culturelles entre ces deux pays, y compris dans le domaine des études marketing. C’est le cas de Natacha Dagneaud, fondatrice de Séissmo, ainsi que de Sophie Leme Almeida qui travaille à ses côtés. Elles sont les nouvelles invitées de notre série « Le Market Research vu d’ailleurs » inaugurée avec Jean-Marc Léger au Canada.

MRNews : Comment présenteriez-vous Séissmo en quelques mots ? Et pourquoi ce nom, qui peut sembler particulièrement original dans l’univers des études marketing ?

Natacha Dagneaud (Séissmo) : Nous avons choisi ce nom de Séissmo d’abord parce que nous sommes passionnées de linguistique. Nous aimons les mots et appréhender les cultures qui leur sont associées. L’accent fait qu’il garde une trace française, de même que les deux « s » indiquent les racines latines. Cela nous différencie des instituts allemands qui ont des noms anglo-saxons ou portent celui de leurs fondateurs. Au fond, nous sommes le dernier village gaulois en Allemagne (rires). Il est aussi très inspiré de la géologie. L’idée, le parti-pris le plus essentiel, c’est celui d’une analyse en profondeur du « terrain », les entreprises et les marques ayant besoin de travailler sur des fondations solides. Mais il y a également la volonté d’appréhender l’horizontalité, la tectonique des plaques qui sont en l’occurrence les cultures, les tendances, qui s’éloignent parfois, se retrouvent, avec des prémisses de secousses que l’on ne peut capter qu’avec des appareils ultra-sensibles. 

Sophie Leme Almeida (Séissmo) : Séissmo est un institut indépendant, à taille humaine. Nous sommes sept, et nous appuyons aussi sur un solide réseau de freelances. Nous intervenons dans le domaine des études qualitatives, en y intégrant bien sûr la sémiologie, essentiellement dans l’univers des biens de grande consommation. Et autour de quatre problématiques clés que sont les études exploratoires, les fonds de marques et plus largement la stratégie de marque, les études shoppers et enfin les tests de produits et de packaging.

Votre activité est très internationale…

SLA : En effet, nous travaillons beaucoup avec des entreprises allemandes ou françaises, cela représente environ deux tiers de notre activité. Mais, au global, nous opérons dans 23 pays dans le monde. Même si notre équipe est petite, elle intègre beaucoup d’origines différentes, dont le Brésil, l’Ukraine, la Turquie, et très bientôt l’Inde.

ND : Dans nos partis-pris importants, j’ajouterai que notre mode d’intervention consiste souvent à « questionner la question ». C’est une des raisons qui poussent nos clients à se tourner vers nous, ils savent que nous allons travailler avec eux pour trouver le meilleur cadre, définir la problématique de sorte à maximiser la puissance et la pérennité de l’éclairage.

Un exemple peut-être pour illustrer cette démarche ?

ND : Celui qui me vient spontanément est un projet mené avec un de nos clients allemands, qui souhaitait explorer le sujet du Petit-déjeuner, identifier les besoins des individus et des familles, les attentes, les opportunités autour de ce moment-là. Mais il se trouve que les langues formatent très fortement les représentations, on a en réalité affaire à des cultures très différentes. En Allemagne, on dit le « Frühstück ». C’est le plus souvent un repas complet, pris très tôt le matin, avec des aliments salés, des tomates, du pain… Le « petit-déjeuner » français, c’est tout autre chose, on est déjà en train de se projeter dans le déjeuner. Quant au « breakfast » anglo-saxon, sa vocation consiste littéralement à interrompre le jeûne. Nous avons donc convaincu notre client de ne surtout pas s’enfermer dans le cadre qu’impose une seule langue…

Ce n’est qu’un exemple bien sûr, cette démarche de retravailler et redéfinir la problématique peut être menée de mille et une manières différentes. 

De quoi êtes-vous la plus fière dans l’histoire de Séissmo ?

ND : Ah ! Il ne m’est pas facile de répondre à cela. Peut-être parce que je suis une femme, c’est ce que m’a dit mon fils (rires). Sans doute est-ce le fait d’avoir créé des emplois, tout simplement, et ne pas en avoir perdu, y compris pendant la période Covid. En 23 ans, quasiment une centaine de personnes ont effectué une partie de leur parcours professionnel chez nous, que ce soit pour un stage ou pour de nombreuses années. J’espère qu’elles ont pu le faire en y trouvant du sens et un certain équilibre, en se sentant impliquées sans devoir passer leurs soirées ou leurs week-ends au bureau. Nous nous sommes toujours efforcées qu’il en soit ainsi.

SLA : Je dois ajouter que Natacha est une dirigeante audacieuse et inventive, y compris pour les méthodologies d’études. Elle a régulièrement des idées originales, par exemple celle de solliciter des acteurs pour leur demander de mimer des slogans de marques, ce qui donnait un prisme de perception et d’analyse très efficace. Pour nous qui travaillons avec elle, c’est vraiment stimulant.

Vous avez un regard privilégié sur les différences entre les Allemands et les Français dans beaucoup d’aspects, y compris celui des études marketing. Lesquelles vous frappent le plus ?

ND : Ces différences sont bien réelles en effet. Je dirais d’abord que les Allemands sont bien plus fascinés que nous par la technologie et les chiffres. Ils aiment les outils, les méthodes, les cadrans lumineux ! (rires). Avec le risque parfois de trop se focaliser sur ces considérations en oubliant un peu la question. 

Dans le domaine des études qualitatives, ils ont une appréhension vis-à-vis des phénomènes de groupe, pour des raisons que l’on imagine facilement. Ces phénomènes existent et sont maitrisables, mais ils préfèrent souvent s’en tenir à des entretiens individuels. Quant à la sémiologie, c’est une discipline qui leur est assez étrangère…

Leur réflexe est de chercher des repères dans une logique de modélisation, et non de s’aventurer dans des démarches exploratoires. Et ils n’ont pas la souplesse que peuvent avoir les Français. S’il faut changer de méthode en cours de route, c’est qu’il y a eu une erreur !

À l’inverse, de quoi les Français pourraient-ils s’inspirer en prenant exemple sur les Allemands ?

ND : Vous avez raison, il y a bien matière à une inspiration mutuelle. Cela peut sembler être un cliché, mais c’est ainsi, les Allemands aiment que les projets soient cadrés, en faisant en sorte que les parties prenantes soient bien d’accord sur les objectifs. C’est vrai aussi de la Suisse ou de l’Autriche. Il y a une culture du consensus, on prend le temps qu’il faut pour bien caler le sujet, et après l’organisation se met en place de façon efficace. Et, bien sûr, ils sont ponctuels !

Un point qui me semble très intéressant est la force des liens entre les entreprises et les universités. C’est le cas pour les études marketing, mais cela s’applique à bien d’autres domaines, beaucoup de start-ups sont des spin-offs des universités. Avec des chercheurs qui, à un moment donné de leur parcours, se lancent dans l’entrepreneuriat. Cela a aussi un impact positif sur les efforts consentis par les sociétés en matière de R&D.

Lire aussi > L’interview de Jean-Marc Léger, Président-Fondateur de Léger (Canada)

Existe-t-il des différences importantes côté manifestation ? Notre Printemps des Études a-t-il son équivalent outre Rhin ?

SLA : Oui. Le salon des études allemand se nomme Succeet. Il était anciennement basé à Munich, et se tient désormais à Wiesbaden près de Francfort, le dernier s’étant déroulé fin octobre. L’évènement a lieu dans un très beau et spacieux bâtiment, moderne et lumineux. L’acoustique est excellente, ce qui donne de bonnes conditions pour échanger. Les sociétés participantes investissent beaucoup dans les stands qu’ils occupent, le ticket d’entrée étant nettement plus élevé qu’en France. Les conférences sont plus nombreuses et plus courtes, avec une forte présence des solutions techniques, des softwares aux outils dédiés aux neurosciences. On retrouve cet appétit pour les legos technologiques qu’évoquait Natacha. La proportion d’instituts « full service » nous semble moindre qu’en France.

ND : Côté édition, il n’y a pas vraiment d’équivalent à Market Research News. On ne trouve pas ce parti-pris d’un journalisme fouillé et proactif pour alimenter les réflexions comme vous le faites. C’est dommage !

Le thème de l’Intelligence Artificielle était très présent au dernier Printemps des Études. Est-ce aussi le cas en Allemagne ?

ND : Oui, absolument. Je pense néanmoins que cet intérêt a démarré un peu plus tôt en Allemagne, à l’instar de ce que nous avions pu voir au tout début des études online. Les Français étaient plus critiques, plus frileux… On retrouve là encore l’attirance des Allemands pour la technique, les innovations méthodologiques. Cela se traduit aussi par le fait qu’il y a plus de « case study » outre Rhin, avec de nombreuses applications. Ce qui est logique, l’IA est un continent, cela recouvre énormément de choses. 

J’en profite d’ailleurs pour dire que c’est un domaine auquel nous nous sommes intéressés tôt, avec Converteo notamment. Ce qui est original pour des qualitativistes, qui aiment encore moins que les autres l’idée qu’une machine puisse interpréter des phénomènes à leur place ! 

Voyez-vous un dernier point important ? 

ND : J’ajouterai une autre différence marquante, le fait que les femmes sont bien moins présentes dans l’univers des études marketing qu’elles ne le sont en France. Ici, quand elles occupent des fonctions dirigeantes, c’est souvent pour co-diriger l’institut fondé par leur conjoint. En Allemagne, ce n’est pas si simple pour les femmes de pouvoir concilier leurs vies professionnelles et familiales. Comme quoi notre voisin n’est pas un modèle à suivre dans tous les domaines !


• Echanger avec les interviewées :  @ Natacha Dagneaud  @ Sophie Leme Almeida

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