# Les professionnels des insights doivent-ils réinventer leur marketing ?
Judith Roucairol - L'Oréal

«Les market researchers doivent se concentrer sur ce qui fait l’essence de leur valeur ajoutée»

Judith Roucairol
Director of Consumer Evaluation for make up & color science L’Oreal

19 Avr. 2023

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Et si, à trop vouloir mieux se vendre au sein des entreprises, les responsables Etudes Marketing / Insights prenaient le risque de se déporter de leur mission essentielle, et donc de ce qui fait l’essence même de leur valeur ajoutée ? C’est le point de vue que défend ici Judith Roucairol (L’Oréal), qui invite à plus se préoccuper du fond que de la forme et à privilégier la constance et l’authenticité plutôt que l’air du temps.

MRNews : Quel est votre jugement sur la façon dont les professionnels du market research se « marketent », en particulier au sein des entreprises ? 

Judith Roucairol (L’Oréal) : Notre marketing est bien sûr optimisable, et il est sain d’être exigeant et de se remettre en question au quotidien, c’est aussi le propre de notre métier. Mais je crois qu’il n’est pas si mauvais qu’on veut bien le dire. Et qu’il faut se garder de tomber dans l’excès. Cela arrive souvent, dans quelque domaine que ce soit, quand on identifie une limite, un point faible, on désire tellement le corriger que l’on va trop loin. Je pense tout particulièrement à une des composantes de notre marketing, qui est la présentation des résultats d’études. Nous nous sommes tous dit que nous devions revoir notre copie, pour adopter des livrables plus « sexy », plus « impactants ». Et que l’on en finisse une fois pour toutes avec ces rapports de plus de 100 pages. Mais, du coup, on se retrouve bien souvent à passer plus de temps et d’énergie à faire de beaux PowerPoint plutôt qu’à travailler sur le fond.

Nous nous sommes tous dit que nous devions revoir notre copie, pour adopter des livrables plus « sexy », plus « impactants ». Et que l’on en finisse une fois pour toutes avec ces rapports de plus de 100 pages. Mais, du coup, on se retrouve bien souvent à passer plus de temps et d’énergie à faire de beaux PowerPoint plutôt qu’à travailler sur le fond.

Surtout lorsqu’on n’a pas des talents de graphistes — et c’est mon cas — on peut y consacrer un temps de dingue ! (rires). Bien sûr, quand c’est beau, c’est mieux… Mais savoir produire des slides « sexy » ne me semble pour autant pas être l’alpha et l’oméga d’un meilleur marketing pour notre fonction. Les marketeurs, eux, sont rompus à l’exercice de vendre des idées, que ce soit en interne ou à des partenaires. Je considère qu’il y a d’autres priorités pour faire reconnaitre notre valeur dans l’entreprise, d’autant que nous n’avons pas tout le temps et l’argent du monde, et ne pouvons pas nous battre sur tous les fronts… Des slides sur un fond jaune Pantone Yellow C avec un chiffre en caractère 138 en haut à gauche, c’est à l’évidence graphique. Mais sans le libellé de la question ni la source, on le sait tous, ça ne sert pas plus que l’espace d’une réunion, soyons honnêtes !

Quelles seraient donc les priorités ?

Je pense que nous devons d’abord et avant tout être plus « focus » sur le fond, sur ce qui fait l’essence de notre valeur. Elle consiste en l’occurrence à aider l’entreprise et les équipes à prendre les bonnes décisions, d’une part en apportant les bons insights, mais aussi en les accompagnant dans l’appropriation et la bonne exploitation de ceux-ci. Ce qui suppose de travailler le plus en amont possible avec les personnes impliquées dans ces décisions, pour bien comprendre leurs enjeux, leurs contextes, et construire avec elles les éclairages qui vont les faire avancer. Il faut à mon sens plus les associer à la compréhension des consommateurs que nous ne le faisons. Plus les équipes participent et mettent la main à la pâte, plus les chances d’une réelle appropriation des learnings sont élevées. Ma conviction est que nous devons être des accompagnateurs bien plus que des vendeurs ! 

Je pense que nous devons d’abord et avant tout être plus « focus » sur le fond, sur ce qui fait l’essence de notre valeur. Elle consiste en l’occurrence à aider l’entreprise et les équipes à prendre les bonnes décisions, d’une part en apportant les bons insights, mais aussi en les accompagnant dans l’appropriation et la bonne exploitation de ceux-ci.

Mais nous devons aussi passer plus de temps sur les recommandations. Et là encore, pas tant sur la forme que sur le fond. De bonnes recommandations étant, de mon point de vue, non pas des assertions lisses, mais des éclairages qui suscitent une réflexion, alimentent utilement le « débat » , les discussions qu’il y a autour des décisions de l’entreprise. Cela implique aussi que nous assumions une part de risque, nous devons nous mouiller ! 

Voyez-vous des initiatives, des pratiques qui vont dans ce sens, et permettent ainsi aux équipes études marketing / insights de marquer des points au sein de leur entreprise ? 

Dans mon expérience chez L’Oréal — mais je suis persuadée que c’est vrai pour bon nombre de mes alter ego —, la création de communautés de consommateurs a constitué une étape essentielle. Cela a permis de connecter tout le monde dans l’entreprise aux consommateurs. Le marketing bien évidemment. Mais aussi la R&D, des personnes qui n’ont pas ou moins de contact au quotidien avec les clients. Ou même les services juridiques, qui ont parfois un rôle important dans les communications. Et bien sûr les décideurs, ceux qui interviennent sur les Go/no-Go dans les lancements de produits. Ce dispositif a considérablement facilité la confrontation à la réalité de consommateurs qui s’expriment dans leurs mots à eux. Dans ce contexte, il est beaucoup plus simple pour nous, côté Etudes / Insights, de pouvoir rebondir, présenter des recommandations sur la base d’une écoute partagée des consommateurs. La notion de Customer Centricity prend alors vraiment sens !

Dans mon expérience chez L’Oréal — mais je suis persuadée que c’est vrai pour bon nombre de mes alter ego —, la création de communautés de consommateurs a constitué une étape essentielle. Cela a permis de connecter tout le monde dans l’entreprise aux consommateurs

Les expériences que nous avons pu faire en nous appuyant sur les principes du Nudge ont également eu un impact important…

Quel a été l’apport des approches de type Nudge ?

Elles ont permis de mobiliser les équipes de façon intéressante en leur proposant un angle de vue particulièrement pragmatique. Avec le prisme du Nudge et de l’économie comportementale, le bon sens se réinvite avec force dans l’appréhension du consommateur. Cela change la donne pour des marketeurs qui peuvent se laisser griser par des concepts sophistiqués, certes séduisants à première vue, mais parfois un peu « hors sol » (rires) ! On oublie ainsi de se mettre dans la peau du consommateur. Le Nudge « recadre », en réinsistant utilement sur l’importance des contextes, en mode très pratico-pratique, et des différents facteurs qui peuvent jouer sur nos décisions, nos choix parfois reflexes, économiques ou émotionnels.

Ces techniques nous ont par exemple permis de mieux saisir comment les consommateurs vivaient des initiatives de type RSE. Dans les études déclaratives, ils semblaient pétris de bonne volonté pour acheter des produits plus éco-responsables. Mais cela ne retrouvait pas dans leurs achats. Or, si l’on observe ce qui se passe dans une grande surface, si l’on tient compte du temps, du pouvoir d’achat dont disposent les gens, on comprend beaucoup mieux pourquoi ils restent sur leurs habitudes. D’autant que les marques les ont façonnées pendant des années et des années !

Lire aussi : L’interview « micro-portrait » de Judith Roucairol – L’Oréal France

Vous avez évoqué les dispositifs communautaires, le Nudge… Voyez-vous d’autres démarches pour valoriser la fonction Etudes / Insights dans l’entreprise ?

Le fait de ne pas réaliser systématiquement de nouvelles études pour répondre aux questions, mais de réexploiter ce que l’on sait déjà, cela me semble aussi une facette importante de notre rôle. Que ce soit en rappelant les enseignements d’une étude structurante, même si elle a été menée un ou deux ans en arrière. Ou bien encore en mettant en perspective et en synthétisant les learnings de différentes études. Cela rejoint cette dimension d’accompagnement que nous évoquions précédemment. Et, accessoirement, c’est aussi une dimension écoresponsable que l’on se doit nous-mêmes de développer… Puisque nous voulons faire du marketing, autant le faire bien et jusqu’au bout ! 

Le fait de ne pas réaliser systématiquement de nouvelles études pour répondre aux questions, mais de réexploiter ce que l’on sait déjà, cela me semble aussi une facette importante de notre rôle.

Quid des écueils à éviter ?

Je l’ai déjà mentionné, mais je pense qu’il y a un réel danger à trop vouloir suivre l’air du temps. Certaines tendances sont intéressantes. L’hybridation par exemple. Mais il ne faut pas tomber dans l’excès d’en faire un exercice imposé. En systématisant l’hybridation, on en arrive vite à des « monstres », avec des dispositifs couteux, complexes, et même parfois à des incohérences entre les différentes briques d’informations. Donc attention aux effets de mode ! C’est vrai aussi côté instituts. Certains se sentent obligés d’utiliser de nouveaux outils un peu « trendy » sans délivrer beaucoup de valeur ajoutée. Alors que d’autres sont dans une grande constance, par exemple dans l’usage des communautés. Ou bien l’emploi du Nudge. Et là ce sont des démarches authentiques, qui apportent beaucoup plus.

Lire aussi > Trophées Etudes et Innovation 2022 : le palmarès et le débrief, avec Judith Roucairol (L’Oréal France) et Sophie Chwedura (Decathlon)

Une dernière question. On parle aujourd’hui beaucoup de l’intelligence artificielle. Quand on liste les métiers qui peuvent être remplacés par l’IA, celui d’analyste dans le market research vient dans le top 5. N’est-ce pas un vrai enjeu de marketing ?

L’intelligence artificielle amènera des choses intéressantes, j’en suis certaine. Elle permettra notamment de démultiplier les sources d’information. Mais je crois que l’intelligence humaine est irremplaçable, en particulier pour prédire les comportements et les arbitrages des consommateurs dans des contextes bien précis, en tenant compte des facteurs émotionnels et aussi des environnements dans lesquels ils évoluent. Je pense donc qu’il faut se servir de l’Intelligence artificielle, sans en avoir peur, et en étant conscient qu’elle ne peut se substituer totalement à l’intelligence humaine. 


 POUR ACTION 

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