Une marque peut-elle réussir sans ennemi ? Interview de Georges Lewi, auteur de La fabrique de l’ennemi

23 Mar. 2015

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Il ne viendrait à l’esprit de personne aujourd’hui de contester l’importance cardinale pour les marques de savoir « raconter des histoires » qui accrochent l’esprit du public, ou de réussir leur storytelling pour reprendre cette expression lancée en France par Christian Salmon. Mais encore ? Quels sont plus concrètement les ingrédients clés pour aboutir à un storytelling réellement efficace ? Georges Lewi revient avec MRNews sur les éléments de réponse qu’il livre via son dernier ouvrage – La fabrique de l’ennemi – avec son double regard d’expert des marques et de spécialiste des mythologies contemporaines.

MRNews : La puissance du storytelling est aujourd’hui une donnée largement admise. La question qui se pose donc est celle du comment : quelles sont les recettes permettant d’aboutir à un storytelling réellement efficace. Ce à quoi vous répondez en substance que raconter une histoire ne suffit pas. Encore faut-il que celle-ci soit construite en respectant un certain nombre de règles, à la fois peu nombreuses et extrêmement précises. Mais encore ?

Georges Lewi : La multiplication des « histoires » racontées nécessite désormais – précisément pour « sortir » du lot – de construire un schéma narratif sans faille : un ennemi, une « reason why » concrète, visible, repérable au service de la lutte contre cet ennemi, une cible clairement définie et une promesse en tension. Trop de plateforme de marques sont « molles » et développent les mêmes « valeurs » auxquelles personne ne croit plus. Un storytelling est une histoire faite pour convaincre, pas pour occuper l’espace publicitaire.

Parmi les ingrédients clés d’une histoire réussie, figure cette notion d’opposition, qui renvoie à celle des « mythèmes ». Qu’est ce qu’un mythème ?

Un mythème (mot inventé par Claude Lévi-Strauss) est une opposition binaire fondamentale, de base. On peut faire un parallèle avec la chimie… Le mythème est l’atome. Le mythe (la narration complète) est la molécule. A partir de là , on retrouve les oppositions  fondamentales : mort/vivant, masculin/féminin, cru/cuit, dominant/dominé, artiste/artisan, Spécialiste/généraliste…

La marque se nommant ELLE ou AUFEMININ.COM, VENTE-PRIVEE  prend position et fait de son storytelling un « combat ». Sinon elle sera amenée à décevoir et à …disparaître.

Une marque doit-elle nécessairement avoir un ennemi pour réussir ?

Non mais elle doit le définir. Ennemi réel ou potentiel, il faut pour ses consommateurs (mais aussi pour ses collaborateurs), qu’elle mène un combat, une « guerre de position ». Son ennemi est généralement un fléau perçu par ses consommateurs potentiels, un « caillou dans la chaussure » auquel ils ne trouvent pas de parade satisfaisante.  Quelquefois, certaines marques ont la chance d’avoir un concurrent qui est tellement référencé comme l’archétype d’une cause, qu’elles n’ont aucune difficulté à définir tout à la fois leur ennemi (le fléau contre lequel lutter) et leur concurrent. L’Oréal représente l’idéal scientifique de la beauté ; il est aisé à Yves Rocher d’en être l’opposé, l’idéal nature de la beauté. Coca-Cola est l’idéal de la boisson qui surfe sur le « bonheur » ; Red Bull va pouvoir exprimer le monde des bad boys, des casse-cou, d’un monde extrême qui rejette les « petits bonheurs du quotidien ».

Une marque, à l’instar d’une personne, ne peut pas avoir une identité propre si elle ne s’oppose pas à quelque chose ou à quelqu’un. Comme il ne peut y avoir d’histoire durablement mémorisée par le public sans opposant. Tout cela repose sur le même grand principe ?

Le grand psychologue Jean Piaget disait en parlant des stades d’évolution du petit enfant « le moi se pose en s’opposant ». L’être humain a besoin de se trouver « face » aux autres, face « à son destin », face à des épreuves pour se définir et sans doute pour se construire. Une marque étant pour les consommateurs une représentation de ces enjeux, l’individu s’en accapare pour se « positionner » lui-même, pour se situer dans son contexte « tribal » et « sociétal ». Il a besoin de marques qui exprime cette guerre de position.

Vous dites l’ennemi plutôt que l’adversaire ou l’opposant… Pourquoi ?

Par ce qu’avec des adversaires, on a les mêmes règles du jeu, on peut s’arranger, on peut « collaborer ». Pas avec un ennemi. Or l’ambition d’une marque, est de pouvoir dire à ses consommateurs : « sur ce marché, il n’y a que Moi et les autres ». Tous les autres se retrouvent, en face, en position d’ennemi. Il n’y a pas de compromis possible. Si une marque fait des compromis, elle ira vers des compromissions et finira par « trahir » sa cause, celle de ses consommateurs les plus fidèles. Elle réussira peut-être en marketing mais perdra son statut de marque. Par ce qu’Hermès n’a pas transigé face à Vuitton la marque est sans doute une des  plus fortes du monde, même si Vuitton l’emporte en parts de marché.

Le terme que vous utilisez, celui de « fabrique », sous-entend que l’ennemi ne se définit pas « naturellement ». Vous dites donc en substance que la marque doit utiliser la latitude qui est la sienne dans la définition de son ennemi ?

Il est rare (cf. Patagonia et quelques autres comme Apple ) que le créateur d’une marque ait eu, dès l’origine, l’exigence de se « mettre tout le monde à dos », de refuser les règles du commerce facile. Mais avec la réussite, les plus visionnaires ré-écrivent l’histoire, re-fabriquent  un récit fondateur et tentent de s’y conformer dans les produits, les services, les discours ultérieurs.

Peut-on citer quelques exemples de marques ayant été particulièrement pertinentes dans cet art de désigner son ennemi ?

Apple bien-sûr et la médiocrité,  Ikéa et le conformisme,  Bic et le snobisme…

Qui est l’ennemi de Coca Cola ? de Nespresso ? d’Orange ?

Coca-Cola, c’est la fabrique du bonheur ou l’ennemi du malheur. Nespresso, la perfection à domicile ou l’ennemi de la médiocrité (dans son domaine). Orange à l’origine, avec « futur is bright » est l’ennemi de l’idée de se contenter de ce que l’on a.

A contrario, quels sont les exemples les plus flagrants de marques qui sont selon vous passées à côté de cette règle ?

Vous m’autoriserez d’éviter de me fabriquer « trop d’ennemis »…

Les règles que vous énoncez ne s’appliquent pas qu’aux marques commerciales, mais aussi aux personnalités, aux territoires. Parmi ces derniers, vous vous êtes pas mal penché sur la marque Europe, en pointant du doigt son manquement à définir (ou plutôt à redéfinir) son ennemi. Quel ennemi l’Europe devrait-elle se fabriquer selon vous ?

L’Europe a vaincu la guerre de 1950 à 2015. C’était un ennemi de taille. Mais dorénavant la guerre ne fait plus partie des préoccupations ressentis et la marque Europe peine à se trouver un nouveau face à face digne de sa taille et de son Histoire. Elle devrait réfléchir vite à « trouver son ennemi » sinon les Européens risquent de retrouver leurs vieux démons et se choisir des ennemis bien physiques, de l’autre côté de la méditerranée, du fleuve Oural ou du Chanel…Il ne manque pas d’ennemi possible : la pauvreté, l’inégalité, la méconnaissance entre Européens…

Nota :
Georges Lewi est professeur (Celsa) et l’auteur d’une dizaine d’ouvrages consacrées à la marque dont Branding Management (récemment ré-édité) et Mythologie des Marques. Il est l’auteur du blog Mythologicorp, et le fondateur de la société du même nom.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Georges Lewi

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