Du branding au e-branding : internet révolutionne-t-il les règles de la stratégie de marque ? Interview de Georges Lewi

14 Avr. 2014

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Avec la publication de son dernier ouvrage, E-branding. Stratégies de marque sur internet, Georges Lewi se penche sur une problématique essentielle pour les nombreux acteurs impliqués dans le management des marques, que celles-ci soient nées avec internet ou bien dans le désormais « vieux » monde d’avant. Internet bouleverse-t-il donc les règles de la stratégie de marque et du branding et jusqu’à quel point ? En quoi ? Ce sont les questions de fond qui ont donné la matière à ce livre et sur lesquelles nous revenons avec son auteur, Georges Lewi.

Thierry Semblat – Market Research News : Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ce livre, pourquoi en avez-vous ressenti le besoin ?

Georges Lewi : Le besoin est né de ma propre interrogation face au développement d’internet. A l’évidence, internet pose beaucoup de questions pour les marques. Mais il y avait pour moi une grande interrogation sur la portée de ces changements. Les règles les plus essentielles qui s’appliquent aux e-brands sont-elles peu ou prou les mêmes que celles qui régissent les marques « classiques », ou bien sont-elles radicalement différentes ? J’ai pris conscience que personne n’avait abordé la question ainsi, sous cet angle-là. On trouve naturellement beaucoup d’ouvrages sur l’e-business, le brand-content, le social-media,…Mais je n’ai pas trouvé les réponses à mes questions : qu’est-ce qu’une marque sur internet ? Est-ce que cela existe vraiment et si oui qu’est-ce que c’est ? En tant qu’expert du branding, je ne pouvais pas faire autrement que d’essayer de trouver des réponses à ces questions. C’est ce que j’ai essayé de faire avec cet exercice, qui m’a notamment permis de découvrir et de catégoriser des types de marques qui n’existent pas dans le domaine physique. C’est le cas des wiki-brands par exemple, dont le business model peut-être parfaitement valide comme le montre Wikipédia, qui lève 120 millions de dollars chaque année. C’est aussi le cas des marques de comparateurs, qui n’existent pour ainsi pas ailleurs que sur internet, et là encore avec un modèle économique à la fois original et pertinent.

E-branding est aussi une suite à votre ouvrage sur le Branding Management ?

Oui, même si l’entreprise est plus modeste que l’écriture de Branding Management, auquel j’ai consacré 5 ans. En tout cas, le fait est que j’avais le sentiment de pouvoir combler  un vide en m’intéressant à cet enjeu du e-branding qui, soit dit au passage, ne fait aujourd’hui l’objet d’aucune formation spécifique. On forme des gens au branding, mais pas au e-branding !

En quelques mots, en quoi le e-branding révolutionne-t-il le branding ?

Je crois que l’on peut répondre à cette question avec 3 points essentiels. Le premier point – qui est très choquant pour un spécialiste du branding – c’est qu’au fond, la marque a assez peu d’importance sur internet. Le produit est plus important que la marque, ce qui chahute quand même beaucoup de certitudes ! Le deuxième point, qui est un peu le corolaire du premier, c’est que la notion de notoriété sur internet ne sert à rien, ou disons à pas grand chose. Alors que dans le monde classique, la notoriété est un enjeu majeur, au point que les marques sont prêtes à dépenser des sommes phénoménales pour gagner quelques modestes point de notoriété. Avec internet, les schémas classiques d’analyse de type brand-funnel ne fonctionnent pas. C’est ce que montre l’exemple de ce petit exercice auquel je me suis livré : si vous faites une recherche de type « petite robe noire Chanel » sur Google, la marque Chanel n’apparaît qu’à la 200ème page pour ce qui est du référencement naturel. En d’autres termes, cela sonne le glas de cette bataille majeure qui était celle du top of mind. Dans les rues de ce nouveau monde qu’est internet, il n’y a pas de numéros meilleurs que d’autres : tout le monde est placé au même niveau, sachant que les moteurs de recherche pèsent pour 85% des consultations. Internet, c’est Google.

Sur internet, la notoriété n’est pas la porte d’entrée…

Absolument. Elle n’est plus une première étape obligatoire ; elle est même le plus souvent une résultante. Le 3ème point qui me semble majeur, c’est qu’internet procède d’une logique non pas systématiquement de destruction de valeur, mais quand même de contre-valeur. Avec internet, vous trouvez facilement le même produit à 3 prix différents, et le système pousse donc naturellement le consommateur à prendre le moins cher. C’est cette logique de contre-valeur qui explique en particulier la grande réussite des « booking » divers et variés.

Quelles sont les idées reçues ou les plus grandes contre-vérités au sujet du e-branding auxquelles vous aimeriez tordre le cou ?

Je crois qu’il y aurait beaucoup à dire au sujet du Brand Content. Entendons-nous, je pense qu’il s’agit là d’une très belle expression, qui devrait faire sens dans le travail des marques. Mais l’expression me semble très inadaptée au regard de la façon dont elle est le plus souvent mise en pratique. Dans ce qui est mis en œuvre, on trouve essentiellement de l’animation. On occupe l’espace, le temps. Mais l’occupation ne fait pas nécessairement sens. Il peut arriver bien sûr que le brand content soit intelligent, pertinent, mais 9 fois sur 10, on est très éloigné de la plateforme de la marque.

Dit autrement, le brand content tel qu’il est pratique pourrait s’assimiler à une technique de « spectacle », le plus souvent déconnecté de la fonction même de la marque ? Cela pourrait parfois s’assimiler aux pratiques du sponsoring d’hier…

C’est tout à fait ça, c’est un exercice le plus souvent déconnecté du storytelling de la marque et de ce qu’elle fait. C’est de l’animation. A l’identique du sponsoring d’antan, on peut toujours forcer la démonstration et assurer qu’il y a un lien avec la marque, mais en toute rigueur, cela ne tient pas. Ce qui est trompeur, c’est que l’expression désigne quelque chose qui a une vraie pertinence, mais les faits et les pratiques en sont fort éloignées. La priorité se résume le plus souvent au fait de faire du bruit, d’occuper l’espace.

Quels seraient pour vous les exemples flagrants d’un brand content réussi du point de vue du spectacle, mais déconnecté de l’intérêt de la marque ?

Le cas de la musique me semble emblématique de cela. Beaucoup de marques s’associent à des musiciens, certaines vont même jusqu’à créer des labels. Mais rares sont les cas où cela se fait réellement en cohérence avec la plateforme de marque !

Qu’est-ce qui définit le fait d’être une marque sur internet, une e-brand ?

Je crois que l’on est une e-brand lorsque que les consommateurs sont prêts à vous payer plus cher ou à vous consacrer plus de temps que si vous n’en n’étiez pas une. On retrouve la notion de prime associée à la marque, en tenant compte du fait que sur internet plus qu’ailleurs, le temps est de l’argent. Pour le coup, cela reste cohérent avec le monde d’avant internet : une marque est ce qui justifie une prime de temps ou d’argent.

Est-ce qu’il y a des fonctions de l’e-brand dont l’importance vous semble régulièrement sous-estimée par les e-brand managers, et si oui lesquelles ?

Oui, je crois que la fonction identitaire (ou communautaire) est insuffisamment prise en compte. La grande majorité des e-brands s’expriment comme s’il n’y avait qu’un seul consommateur, d’où cette sorte de « blues » du marketing, qui a l’habitude de parler à des cibles ou des segments. L’entreprise ne peut pas vivre avec l’idée qu’il y a un million de façons différentes de s’adresser aux consommateurs. Cela signifie qu’il faut sans doute ré-inventer la façon de segmenter les marchés, à l’image peut-être de ce qui a été fait avec les socio-styles qui, à une certaine époque, ont permis de proposer de nouvelles segmentations, plus pertinentes que les précédentes.

Le storytelling est un terme tellement utilisé qu’il nous semble parfois s’être vidé de sa substance… Quelle vous paraît être la définition à la fois la plus simple et la plus juste ?

Faire du strorytelling, c’est raconter le mythe sous-jascent de la marque. Dès lors que l’on associe de façon pertinente une marque à un référent, à une représentation culturelle et sociale qui existe déjà dans la tête des gens, on construit un story-telling réellement efficace.

C’est le fait de faire écho à un référent culturel…

C’est ça. Un mythe, c’est une histoire que des gens croient vraie, même s’il y a deux siècles ou deux mille ans qu’elle a été inventée. Elle fait partie des représentations que les gens ont de la société et d’eux-mêmes. Quand on « surfe » là-dessus, c’est gagné.

J’imagine que l’écriture de ce livre a été l’occasion pour vous de formuler des convictions déjà bien ancrées, mais aussi peut-être de vous en forger des nouvelles ?

En réalité, je me suis lancé sans trop de convictions ni d’a-priori. Plus précisément, tout le monde me semblait sous-entendre qu’avec internet, tout était à revoir. Mon regard, mon questionnement a été de vérifier cela. Est-ce qu’il y a des invariants ou pas ?

Une des conclusions à laquelle j’ai abouti est que sur le net, mieux vaut être nouveau qu’ancien. Pour prendre un exemple, mieux vaux être Sarenza que La Redoute. En théorie, une marque comme La Redoute a tout pour réussir. Elle a la notoriété, la force de marque, le capital confiance. Arrive une marque inconnue qui propose quelque chose de tout à fait improbable : achetez-donc vos chaussures sur internet. Et à l’arrivée, c’est le nouveau venu qui l’emporte. On peut faire le parallèle avec Amazon et la Fnac. Normalement, Amazon n’a aucune chance. Et pourtant ! L’autre conclusion importante qui s’est imposée à moi, c’est l’importance du temps. On savait déjà ça, que le temps c’est de l’argent. Mais avec internet, cela va vraiment très loin. Il me semble en tout qu’il y a une réflexion encore insuffisamment menée par les marques autour de la notion de rapidité, qui doit être une obsession par exemple dans le design des sites internet. On retrouve la valeur de démonstration de la fameuse page blanche de Google. C’est le primat du produit. L’efficacité est LA super-valeur.

Si le lecteur ne devait retenir qu’une seule idée, laquelle serait-ce ?

Paradoxalement, lorsqu’on analyse une dizaine de secteurs, on voit que les sites qui fonctionnent le mieux sont ceux qui font du branding « à l’ancienne ». Ils rappellent leurs valeurs, ils font valoir leur storytelling, ils se replacent dans une logique de branding. C’est flagrant pour des marques comme Amazon, qui explique très bien ce qu’est une logique transactionnelle et quelles sont les 5 règles qui font que c’est simple, efficace, rapide. On peut aussi citer Google. Ils sont rois du monde parce qu’ils ont décidés de l’être, le fondateur de Google étant persuadé d’être un nouveau Prométhée. Cela tend à démontrer que le branding est quand même bien utile pour faire du commerce, avec ou sans petit e devant !

Nota :
Georges Lewi est professeur (Celsa) et l’auteur d’une dizaine d’ouvrages consacrées à la marque dont Branding Management (qui vient d’être ré-édité) et Mythologie des Marques. Il est l’auteur du blog Mythologicorp, et le fondateur de la société du même nom.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Georges Lewi

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