Pour Myriam Dilmi (Labbrand), il s’impose non pas d’abandonner les études exploratoires, mais bien de les réinventer, en les éloignant d’une logique « académique » d’accumulation de connaissances sur un thème trop large. Leur vraie vocation, selon elle, est d’aider à cartographier les risques et opportunités pertinents pour les marques, en trouvant le bon équilibre entre éclairage stratégique et utilité tactique. C’est cette conviction qu’elle développe dans cet entretien.
MRNews : La demande des entreprises a-t-elle beaucoup évolué ces dernières années s’agissant des études exploratoires ? A-t-elle diminué ?
Myriam Dilmi (Labbrand-France) : Chez Labbrand, nous continuons à réaliser de nombreuses études exploratoires. La demande n’a pas baissé pour ce qui nous concerne. Mais nous observons plusieurs évolutions, qui nous ont amenés à fortement « réinventer » ce type d’investigation, que nous préférons parfois dénommer « études fondamentales ».
Il y a quelques années, les entreprises exprimaient souvent le souhait de procéder à des explorations exhaustives, ou en tout cas de faire un tour d’horizon complet sur des thématiques larges. Un exemple emblématique pourrait être «Les consommatrices chinoises et la beauté ». Elles justifiaient le déclenchement de l’étude par la nécessité de rafraichir leurs connaissances, X années s’étant écoulées depuis la précédente, sans nous en dire forcément beaucoup plus…
Aujourd’hui, les motivations à réaliser ces études sont nettement plus précises. La nécessité de challenger les représentations internes à l’organisation est régulièrement invoquée, avec la volonté de tordre le cou aux fausses croyances, Et, par ailleurs, leur besoin de rationaliser les investissements se fait fortement sentir. Les entreprises doivent savoir très tôt si les idées qui circulent au sein des équipes sont vraiment porteuses, pour éviter que celles-ci se mobilisent sur des pistes inappropriées.
Le besoin des entreprises de rationaliser les investissements se fait fortement sentir. Elles doivent savoir très tôt si les idées qui circulent au sein des équipes sont vraiment porteuses, pour éviter que celles-ci se mobilisent sur des pistes inappropriées.
Le fameux « so what » est donc plus souvent explicité par les commanditaires des études exploratoires …
Exactement. Les enjeux business sont plus fréquemment partagés, l’étude devant répondre à des questions et des sous-questions clairement identifiées. Mais cela va de pair avec une évolution de la nature de nos interlocuteurs. Les équipes CMI sont généralement présentes lorsque nous menons ces projets, mais nous rencontrons aussi beaucoup et de plus en plus des personnes travaillant à la R&D, des profils ingénieurs, ou bien encore des équipes éditoriales, des studios de création… Des gens qui n’ont pas vocation à vendre un produit ou un service, mais à l’élaborer. Ils ont des idées, mais ils ont besoin de faire une sorte de « pas de côté » pour préciser certains points clés, avec des interrogations bien spécifiques.
Les équipes CMI sont généralement présentes lorsque nous menons ces projets, mais nous rencontrons aussi beaucoup et de plus en plus des personnes travaillant à la R&D, des profils ingénieurs, ou bien encore des équipes éditoriales, des studios de création… Des gens qui n’ont pas vocation à vendre un produit ou un service, mais à l’élaborer. Ils ont des idées, mais ils ont besoin de faire une sorte de « pas de côté » pour préciser certains points clés, avec des interrogations bien spécifiques.
Le « so what » peut également être, comme je l’évoquais, la validation ou l’invalidation d’un investissement important. Nous avons récemment vécu un cas marquant en ce sens, avec une étude d’ampleur. Celle-ci ayant clairement éclairé les risques que comportait un projet, la direction générale a très vite pris la décision de stopper celui-ci.
J’imagine que ces évolutions ont de nombreuses conséquences sur la façon d’élaborer ces études, mais aussi dans les phases de restitution ?
Tout à fait. Le « pavé » de 200 pages, qui était l’output classique de ce type de démarche, n’a plus vraiment sa place dans ce schéma. De même que le travail de « digestion » que cela supposait pour les équipes. Nous proposons plutôt aujourd’hui des « killers slides », qui apportent les éclairages suffisamment détaillés pour aider à définir des orientations. Nos recommandations elles-mêmes sont aussi amenées à être bien plus précises.
Le « pavé » de 200 pages, qui était l’output classique de ce type de démarche, n’a plus vraiment sa place dans ce schéma. De même que le travail de « digestion » que cela supposait pour les équipes. Nous proposons plutôt aujourd’hui des « killers slides », qui apportent les éclairages suffisamment détaillés pour aider à définir des orientations.
Mais cela a en effet des répercussions importantes dans l’élaboration des études en tant que telle, avec l’impératif d’adopter des approches extrêmement ad hoc. Cela nous convient très bien, puisque c’est en phase avec la culture de Labbrand. Nous sommes nombreux à avoir suivi des formations en sciences humaines et sociales, mais les profils sont variés. Nous pouvons être amenés à répliquer des protocoles scientifiques, définis avec des ingénieurs, pour mener des observations à partir d’un set de stimulus. Ou bien plus largement et selon les besoins, à puiser dans une vaste panoplie de disciplines, comme la sociologie ou l’anthropologie, la sémiologie, les sciences cognitives. Nous pouvons aussi recourir à des techniques journalistiques pour optimiser la restitution des résultats. Par ailleurs, la moyenne d’âge fait que nous sommes très à l’aise pour utiliser les outils numériques d’aujourd’hui.
Le fait de devoir répondre à des questions précises ne rend-il pas plus poreuse la frontière entre l’exploratoire et le test de concept ?
C’est juste en effet. Cela s’applique plus particulièrement aux chantiers que nous menons pour des acteurs dont les budgets études sont limités. Classiquement, ils définissent une prémisse de concept, et aimeraient que celui-ci soit testé dans le cadre d’une approche ayant néanmoins une forte dimension exploratoire. L’idée étant de pouvoir valider ou invalider une piste, mais aussi d’intégrer une connaissance du marché qui sera utile à un moment ou un autre, pour élaborer de nouvelles propositions. Dans ces cas-là, nous travaillons d’abord en mode exploratoire auprès des cibles avant d’évoquer l’idée à tester, de façon très ouverte.
Il est cependant évident que les meilleurs insights naissent des interrogations ouvertes. Les tensions les plus structurantes apparaissent bien souvent dans le cadre d’approches où l’on s’intéresse moins à la perception que les gens ont des produits existants dans une catégorie donnée qu’à leur vie au sens large, avec des expériences qui concernent ainsi un vaste spectre de produits ou de services.
Pour réussir ces études exploratoires, quels sont les pièges à éviter côté annonceurs ?
Les deux principaux renvoient aux phénomènes que nous avons précédemment évoqués. Même si les choses changent comme nous l’avons dit, certains clients restent attachés à l’idée d’une exploration très large. Leur demande peut sembler paradoxale, en ce sens qu’ils souhaitent à la fois tout savoir ou presque sur un sujet, mais aussi obtenir des éclairages opérationnels. Cela tient le plus souvent au fait qu’ils veulent répondre aux besoins d’un trop grand nombre d’interlocuteurs dans l’entreprise. Ces approches n’étant pas mises en oeuvre très fréquemment, la tentation est grande d’empiler les questions, avec le risque d’aboutir à un projet « monstre » !
Certains clients restent attachés à l’idée d’une exploration très large (…). Cela tient le plus souvent au fait qu’ils veulent répondre aux besoins d’un trop grand nombre d’interlocuteurs dans l’entreprise.
Le second gros écueil est de lancer ce type d’étude sans définir le « so what ». C’est le piège de la connaissance pour la connaissance. On souhaite appréhender les possibles évolutions du marché depuis la précédente exploratoire, mais sans aucune idée de ce qu’on pourra bien en faire pour action. Alors qu’il est bien plus pertinent de les utiliser pour challenger les croyances internes, ce qui suppose de les recenser. À ce titre, l’Intelligence Artificielle est une aide considérable aujourd’hui, elle permet de dresser un panorama de la connaissance glanée dans l’entreprise au sujet du marché et des consommateurs, même si l’acquisition s’est faite de façon un peu dispersée.
Au fond, il y a un enjeu sur le bon dimensionnement des recherches…
Oui, vous avez raison. Dans bien des cas, il est préférable de mener plusieurs recherches successives, avec des questions bien délimitées, plutôt que de déployer une approche trop globale dans laquelle les gens vont se perdre sans rien tirer de bien clair pour action. Il sera toujours possible, par la suite, de réagréger la connaissance si besoin.
Dans bien des cas, il est préférable de mener plusieurs recherches successives, avec des questions bien délimitées, plutôt que de déployer une approche trop globale dans laquelle les gens vont se perdre sans rien tirer de bien clair pour action.
A la réflexion, je mentionnerai cependant un troisième piège, celui des études exploratoires diluées dans des fonds de marque. C’est une demande à laquelle nous sommes confrontés parfois. Pour les commanditaires, il est tentant d’aller dans ce sens, la réalisation d’un fonds de marque supposant au préalable de comprendre les cibles. Mais cela mène à des exploratoires s’intéressant à des univers de concurrence inadaptés, et à hypertrophier certaines interrogations. A l’arrivée, la démarche s’avère doublement inefficiente, tant pour l’exploration du marché que pour le fond de marque.
Vous intervenez régulièrement sur des études internationales. Quelles difficultés soulève cette nature d’étude dans ce contexte ?
Les études exploratoires multi-pays exigent une forte capacité d’adaptation, et bien sûr une connaissance très solide des contextes locaux à prendre en compte. Il est souvent nécessaire de moduler les cibles selon les pays investigués, et d’envisager des univers concurrentiels différents. En réalité, il faut pouvoir maitriser une approche à géométrie variable dans la manière d’aborder les thématiques, les questions elles-mêmes ne pouvant pas être posées partout de la même façon.
Au global, comment résumeriez-vous les clés les plus essentielles pour assurer la réussite de ces études exploratoires ? Et pourquoi les nommer « études fondamentales » ?
Nous sommes convaincus chez Labbrand que les études exploratoires ont encore un bel avenir devant elles. Mais à la condition de les réinventer, comme nous l’avons fait et continuons à le faire avec nos clients. D’abord en évitant ces pièges que nous avons évoqués, dont celui de l’exercice académique empilant des tonnes de connaissances que les équipes sont bien en peine d’exploiter pour action. Ainsi que le mélange des genres, où l’exploration se dilue dans un fond de marque.
Le fil directeur de cette réinvention est de s’en tenir à la vocation de ces études. Elle consiste d’abord et avant tout à éclairer les investissements majeurs de l’entreprise, en appréhendant à la fois les risques à éviter et les opportunités clés à prendre en compte. En ce sens, nous préférons souvent utiliser le terme d’études fondamentales — plutôt qu’exploratoires —, parce qu’il indique mieux cet objectif de poser les bonnes bases pour nos clients. Les éclairages ont donc une visée stratégique, mais ils doivent aussi si possible révéler les tactiques à adopter. Tant pis pour la beauté de l’art et l’académisme, la priorité est d’être plus proche des réalités des entreprises !
Le fil directeur de cette réinvention (des exploratoires) est de s’en tenir à la vocation de ces études. Elle consiste d’abord et avant tout à éclairer les investissements majeurs de l’entreprise, en appréhendant à la fois les risques à éviter et les opportunités clés à prendre en compte.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Myriam Dilmi