Peu de marques parviennent à aligner des performances remarquables année après année tout en sachant toujours s’adapter aux évolutions les plus décisives sur leur marché… Et s’il était cependant possible de s’inspirer d’elles, notamment pour gérer au mieux l’inévitable transition vers une économie plus responsable ? C’est un des grands axes de réflexion que partagent ici Océane Chéoux-Damas (Repères) et le co-fondateur du collectif Inspire, Stéphane Quidet, qui évoquent également les pistes que cela ouvre pour les experts du market research.
MRNews : La notion d’engagement des marques se prête à différentes lectures… Quelle est la vôtre ?
Océane Chéoux-Damas (Repères) : J’avoue avoir été interpellée par le point de vue de Céline Grégoire sur le sujet, avec la nécessité selon elle d’opérer une distinction entre l’entreprise et la marque. Mon regard diffère néanmoins du sien. Je perçois la marque comme étant un acteur de la société, à l’instar des individus que nous sommes. Et un acteur fortement visible qui plus est, ce qui lui donne à mon sens une responsabilité particulière sur les enjeux environnementaux et sociétaux. Si l’engagement n’émanait que des entreprises, il serait bien plus « caché ». Il est clair cependant que toutes les marques n’ont pas vocation à adopter la même posture. Pour certaines, l’engagement est dans leur ADN, c’est ce qui les définit. Pour d’autres, il est plus un complément d’identité, qui peut venir étoffer la singularité qu’elles ont établie par ailleurs…
Je perçois la marque comme étant un acteur de la société, à l’instar des individus que nous sommes. Et un acteur fortement visible qui plus est, ce qui lui donne à mon sens une responsabilité particulière sur les enjeux environnementaux et sociétaux.
Océane Chéoux-Damas
Stéphane Quidet (Inspire) : Je me retrouve pleinement dans ce que dit Océane, et dans ce parallèle entre marques et citoyens. Une marque comme C’est qui le patron ?! est emblématique d’une posture militante. Mais cela ne signifie pas que les autres ne doivent pas s’engager elles aussi, à leur façon. Dans les entretiens qualitatifs que je mène, en particulier auprès des cibles jeunes, je suis frappé du niveau de leurs attentes vis-à-vis d’elles. Certaines ont plus de pouvoir que des États, et pas des petits ! La marque la plus choisie au monde, Coca-Cola, a un CRP supérieur à 8 milliards. Celui de Colgate, qui vient à la seconde place, tourne autour des 6 milliards. Par ailleurs, je pense qu’il ne faut surtout pas s’arrêter à la dimension communicante des marques. Celles-ci s’incarnent dans des offres, des services, des usages… Qui ont des externalités potentiellement négatives du fait des processus de production et des comportements induits côté consommateurs. Ces deux points additionnés font que leur responsabilité est souvent énorme.
Dans les entretiens qualitatifs que je mène, en particulier auprès des cibles jeunes, je suis frappé du niveau de leurs attentes vis-à-vis des marques. Certaines ont plus de pouvoir que des États, et pas des petits !
Stéphane Quidet
J’ajouterais enfin qu’en animant des fresques, notamment celle du Climat, je suis frappé par l’importance de la notion de triangle d’inaction. L’attentisme n’est pas une option possible, pour personne, et certainement pas pour les marques.
Mettons de côté le cas particulier des marques ayant un rôle de « militants ». Pour la majorité d’entre elles, est-ce si simple d’articuler cet engagement et leurs autres impératifs, dont celle d’exprimer leur singularité ?
SQ : Non, ça ne l’est pas. Mais, au fond, on connait tous la difficulté à concilier le quotidien et l’atteinte d’objectifs à long terme. Et à entrevoir positivement ce qui nous apparait dans l’immédiat comme étant des contraintes. C’est ce que vivent les marques. Elles doivent tous les jours répondre aux impératifs du business tout en se préparant à un futur dont certaines composantes seront incontournables. Le secret est aussi la définition d’une Raison d’Être comme boussole de l’entreprise et des marques, qui si elle est pertinente et engagée peut permettre de définir une stratégie Court Terme et Long Terme.
OCD : Certaines marques parviennent très bien à concilier ces impératifs. Un bon exemple me semble être celui de Lego, qui intègre des objectifs environnementaux ambitieux tout en ne sacrifiant absolument pas sa singularité sur le territoire de la créativité. On a même l’impression que ça la renforce ! Je partage le point de vue de Stéphane. On dit souvent que les contraintes ne limitent pas la créativité, mais la boostent au contraire. Cela s’applique aux impératifs RSE, qui constituent un enjeu incontournable pour le futur. Les repousser à plus tard ne ferait que rendre les contraintes encore moins vivables.
On dit souvent que les contraintes ne limitent pas la créativité, mais la boostent au contraire. Cela s’applique aux impératifs RSE, qui constituent un enjeu incontournable pour le futur.
Océane Chéoux-Damas
Quelle vision avez-vous du rôle des professionnels du Market Research face à ces enjeux ? Peuvent-ils vraiment faire quelque chose ?
OCD : Ce rôle nous semble crucial. Les études marketing ont classiquement la mission de porter la voix des consommateurs. Mais nous pouvons aller au-delà en étant à l’écoute des principaux acteurs de la société. Comme l’évoquait Stéphane, les marques doivent s’engager, mais elles ne peuvent pas le faire au détriment de leurs impératifs de rentabilité et de leurs objectifs économiques. Nous sommes précisément là pour les aider à concilier ces priorités et à maximiser la pertinence de leurs décisions, avec les diverses parties prenantes, mais aussi les différents horizons temporels à prendre en compte.
SQ : Sans consommateurs, une marque n’existe pas… C’est une évidence, certes. Mais, si on la déroule, cela indique clairement que les études marketing sont au centre des choix et des décisions stratégiques. En exerçant par le passé la fonction de CMI côté annonceurs, j’ai été marqué par la possibilité que nous avons d’être à la confluence d’un si grand nombre d’interlocuteurs, dont le marketing, la R&D, les équipes RSE, et donc sur énormément d’enjeux… Nous sommes potentiellement des catalyseurs. Or la complexité du monde ne fera que croitre, et avec elle l’impératif précisément d’intégrer le point de vue de différentes parties prenantes. Cela requiert une agilité qui est relativement naturelle pour les petites entreprises, mais qui l’est beaucoup moins pour les autres qui sont parfois d’énormes paquebots. Et c’est là que la fonction Insights est encore plus essentielle, dans le pilotage, d’autant qu’elle a la possibilité de promouvoir de nouveaux KPis dans les entreprises, tenant compte des enjeux sociétaux et environnementaux.
En exerçant par le passé la fonction de CMI côté annonceurs, j’ai été marqué par la possibilité que nous avons d’être à la confluence d’un si grand nombre d’interlocuteurs, dont le marketing, la R&D, les équipes RSE, et donc sur énormément d’enjeux… Nous sommes potentiellement des catalyseurs.
Stéphane Quidet
Venons-en à votre collaboration. Qu’est-ce qui a motivé un travail commun entre vos structures ?
OCD : Nous travaillons ensemble depuis déjà quelque temps. Initialement dans le cadre d’un partenariat assez classique dans le domaine des études. Mais nous nous sommes progressivement découvert des valeurs communes. Et le pari d’Inspire a raisonné chez nous, avec en particulier cette idée clé de passer d’un rôle de spectateur à celui d’acteur d’une économie plus durable. Nous nous intéressons depuis longtemps aux enjeux environnementaux et sociétaux, et collaborer avec Inspire nous a paru une bonne façon d’aller plus loin. Et ce tout en jouant de nos complémentarités, avec les Insights de chaque côté, et la prospective, l’innovation, et la transformation durable côté Inspire. Le parti pris que nous avons ensemble est d’observer, d’écouter, de comprendre, de tester et d’anticiper. Mais en le mettant au service de la création de valeur durable et partagée. C’est une forme d’engagement pour nous aussi !
Le parti pris que nous avons ensemble est d’observer, d’écouter, de comprendre, de tester et d’anticiper. Mais en le mettant au service de la création de valeur durable et partagée. C’est une forme d’engagement pour nous aussi !
Océane Chéoux-Damas
SQ : Chez Inspire, nous sommes continuellement en réflexion sur nos approches. Avec notamment une notion qui nous semble très structurante : celle des « marques iconiques ». Celle-ci est née d’échanges avec Karine, ma partenaire chez Inspire, et Ariane Goldet, journaliste beauté, qui a raconté dans son livre « Cosmétiques iconiques » le cas d’un certain nombre de produits parvenus à se transformer au fil du temps pour s’adapter à de multiples évolutions liées aux usages, à la technologie, aux réglementations… Pour autant, comment sauront-elles traverser notre époque et ses nombreux enjeux ? Et si on étend la réflexion aux marques, comment peut-on les aider à être performantes à court terme tout en préparant demain ? Comment pouvons-nous les accompagner pour qu’elles puissent se réinventer face aux évolutions sociales, sociétales et environnementales à venir ?
Une notion nous semble très structurante : celle des « marques iconiques ». Celle-ci est née d’échanges avec Karine, ma partenaire chez Inspire, et Ariane Goldet, journaliste beauté, qui a raconté dans son livre « Cosmétiques iconiques » le cas d’un certain nombre de produits parvenus à se transformer au fil du temps pour s’adapter à de multiples évolutions liées
Stéphane Quidetaux usages, à la technologie, aux réglementations…
Vers quel mode d’intervention vous pousse ce concept ?
SQ : La réflexion doit être finalisée. Mais elle nous amène à concevoir plusieurs temps. Un premier consacré au cadrage et à un diagnostic sur la situation de la marque et de l’entreprise, avec une vision aussi large que possible, y compris en s’appuyant sur un diagnostic solide, incluant vision stratégique, vision consos et IA. Dans un second temps, l’idée est de travailler sur des scénarios prospectifs, pour identifier les transformations nécessaires afin qu’elles puissent perdurer. Ces scénarios doivent naturellement être définis avec différentes parties prenantes, via des séances d’intelligence collective. Enfin, vient le moment de les affiner avec consommateurs et parties-prenantes.
Il y a ainsi une forte dimension de prospective et d’accompagnement dans les transformations qu’exige une économie plus responsable. Un des partis-pris de l’éco-système que nous proposons est de travailler avec une grande variété d’expertises. Nous allons donc bien au-delà d’une prestation d’Études, mais cette dimension nous semble néanmoins clé et même stimulante, parce qu’elle nous permet de rester étroitement connectés à la réalité des consommateurs.
Voyez-vous d’autres points importants à ajouter ? Éventuellement des conseils à destination des équipes Études des annonceurs ?
OCD : Cela a été souligné par nos confrères, mais il ne me parait pas inutile d’insister sur l’impératif de cohérence qu’ont les entreprises entre leurs discours et leurs actes. Il existe également de vrais enjeux sur les outils d’études. Il faut trouver les bons pour bien embarquer la réflexion de toutes les équipes au sein des entreprises. Mais aussi pour bien appréhender les consommateurs dans ce contexte, en parvenant à faire la part des choses entre des réactions immédiates, lorsqu’on propose des concepts, et la façon dont les usages et les comportements peuvent évoluer dans la durée.
SQ : J’ajouterais sous l’angle pratico-pratique qu’il me semble important, côté annonceurs de laisser au moins une petite place dans les budgets Études ou Marques pour pouvoir sortir des tests classiques,expérimenter et se projeter via des réflexions prospectives. La dernière considération qui me vient peutparaître un peu difficile à activer, mais tant pis ! (rires) … J’ai été marqué par le propos d’un intervenant dans le cadre d’une formation à l’entreprise régénérative. Christophe Sempels disait qu’il fallait toujours aller, dans nos décisions, dans le sens du vivant. Appliqué au domaine des études, les professionnels que nous sommes devrions peut-être plus systématiquement nous interroger sur ce que nous testons. Au fond de nous, avons-nous envie que cela soit lancé, est-ce que cela rendra notre monde moins ou plus vivable ? C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire, mais essayer d’avoir cette « guideline » morale ne me semble pas si saugrenue que ça !
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewés : @ Océane Chéoux-Damas @ Stéphane Quidet