DOSSIER DU MOIS

# Les études exploratoires : outil d’un autre temps ou levier à réinventer ? (volet 2)

"Articuler la puissance des data-sciences et la compréhension humaine est aujourd’hui la clé pour bien explorer"

Xavier Charpentier et Véronique Langlois
Directeurs associés et co-fondateurs de FreeThinking

16 Juil. 2025

Xavier Charpentier et Véronique Langlois (FreeThinking)

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Alors que les data-sciences bousculent l’univers des études marketing, elles ne signent pour autant pas la fin des démarches exploratoires, bien au contraire. Pour Xavier Charpentier et Véronique Langlois (FreeThinking@Publicis), ces démarches sont aujourd’hui plus pertinentes que jamais, à condition de les repenser profondément, pour les concevoir en synergie avec les puissants outils de la donnée, mais sans renoncer à la part d’intelligence humaine et à la perspective culturelle, essentielles pour comprendre ce qui échappera toujours aux algorithmes.

MRNews : Les études exploratoires font partie des grandes spécialités de FreeThinking. Mais le domaine est vaste. Sur quels types de projets intervenez-vous plus particulièrement ? 

 Xavier Charpentier et Véronique Langlois (FreeThinking@Publicis) : En un sens, chacune de nos études, que ce soit dans la cadre de l’Observatoire des classes moyennes ou dans celui des études ad hoc menées pour nos clients, est une étude exploratoire puisqu’elle a vocation à découvrir de l’inconnu ! Mais disons qu’il y a quand même 3 grands champs d’investigation dans lesquels nous travaillons régulièrement et où nous essayons d’apporter un regard un peu différent.  

En un sens, chacune de nos études, que ce soit dans la cadre de l’Observatoire des classes moyennes ou dans celui des études ad hoc menées pour nos clients, est une étude exploratoire puisqu’elle a vocation à découvrir de l’inconnu !

D’abord tout ce qui concerne les cibles. Cela peut être explorer avec des femmes de plus de 70 ans, leur rapport au corps, dans une société travaillée par des tendances complètement contradictoires sur les notions de beauté, de santé mentale et d’image de soi. Ou travailler avec des hommes et des femmes de plus de 80 ans sur leur rapport aux autres, à leur territoire, à leur mobilité, dans un environnement social où ils sont de plus en plus nombreux, mais aussi parfois stigmatisés en tant que Boomers. Ou au contraire avec des jeunes ruraux, pour appréhender leur sentiment d’isolement et d’abandon dans une société qui valorise beaucoup la jeunesse, mais pas leur jeunesse… 

Ensuite, tout ce qui concerne les marques et ce qui les construit comme marques référentes dans l’esprit et surtout dans le cœur des consommateurs. L’exploratoire pour nous, dans ce champ spécifique, c’est d’abord la démarche qui permet de comprendre ce que sont les moments décisifs et fondateurs qu’on vit, en tant que consommateur, avec une marque ou une enseigne. Ce qui la rend irremplaçable, ce qui construit son affect. Qu’est-ce qui fait qu’on tombe amoureux presque pour la vie d’une enseigne de restauration rapide  ? À quel moment on change de regard sur une enseigne de la grande distribution, on la met au centre de sa vie et plus en périphérie, et pourquoi ? 

Saisir les moments décisifs d’une relation, voilà un concept qui aurait probablement plu à Henri Cartier-Bresson…

C’est bien possible  ! Notre troisième champ d’intervention est celui des imaginaires et des cultures. En 2024, nous avons mené une très grosse étude exploratoire sur la façon dont les Français des classes moyennes imaginaient leur monde, leur pays et leur vie en 2050, si la transition écologique était réussie… Ce type d’exploratoire hyper-participatif est plus que jamais indispensable à notre sens pour appréhender les conditions de succès – ou les risques d’échec que doivent prendre en compte les entreprises sur les sujets de Responsabilité.

Dans les 3 cas, notre approche est qualicollaborative, hybridant communautés online, entretiens, ou groupes affinitaires, planning stratégique socioculturel en amont… L’idée est faire varier à la fois les échelles d’observation et les angles de vue. 

Voyez-vous, ces dernières années, se dessiner des évolutions importantes dans les demandes des entreprises en matière d’études exploratoires ? 

Les études exploratoires sont-elles challengées par l’époque ? Oui, évidemment. On est dans un monde très différent de celui des années 90, où il y avait une forme d’enthousiasme par rapport à ce type d’étude. C’était une époque de découverte : découverte de nouvelles cultures de consommation, naissance de nouvelles catégories, de nouveaux usages… Qu’on se rappelle l’apparition de la téléphonie mobile ou d’internet par exemple, il y avait des continents entiers à explorer ! Et puis l’accès était infiniment moins aisé à la data, évidemment. Il fallait aller la chercher sur le terrain et dans la parole des gens.

Aujourd‘hui, la data n’a jamais été exploitable et exploitée de façon aussi complète, sophistiquée, efficace, car connectée. C’est un progrès qui n’en finit pas de s’accélérer, qui redéfinit nos métiers. Notre connaissance, via la data, réussit à rattraper l’évolution des marchés.

Aujourd‘hui, la data n’a jamais été exploitable et exploitée de façon aussi complète, sophistiquée, efficace, car connectée. C’est un progrès qui n’en finit pas de s’accélérer, qui redéfinit nos métiers. Notre connaissance, via la data, réussit à rattraper l’évolution des marchés. Et la data science c’est en un sens l’inverse de l’exploratoire : la mise en relation de données déjà là, de façon pertinente et parfois inventive mais à partir de l’existant constatable.

La connaissance a toujours eu un temps de retard sur les faits. Cette « règle » serait devenue caduque ?

Dans cette course de vitesse entre les nouveaux usages et la connaissance que nous pouvons en avoir, celui qui essaie d’appréhender ce qui se passe et ce qui change n’est en effet plus forcément perdant ou en retard. C’est un peu comme si la tortue de la fable avait en plus des bottes de sept lieux ! 

C’est évidemment une révolution pour les études et les études exploratoires en tout premier lieu. La demande des entreprises ne peut donc qu’évoluer, et les réponses que nous leur apportons en matière d’études exploratoires aussi. Cela impacte bien sûr les territoires sur lesquels nous sommes sollicités, ainsi que la manière de les aborder. Ils sont plus pointus, plus complexes en un sens, mais plus intéressants aussi. Mener une étude exploratoire aujourd’hui, c’est un peu comme articuler macro et micro-économie, l’échelle du marché et celle de l’entrepreneur, pour appréhender comment les décisions se prennent et font système. C’est comprendre les grands équilibres, comment se structure la relation d’une cible à un marché ou d’un consommateur à une marque, mais aller plus loin en explorant le vécu des gens via le récit, l’intimité, l’affect. 

Mener une étude exploratoire aujourd’hui, c’est un peu comme articuler macro et micro-économie, l’échelle du marché et celle de l’entrepreneur, pour appréhender comment les décisions se prennent et font système.

C’est mettre en application, en un sens, la théorie des « épreuves de la vie » proposée par Pierre Rosanvallon il y a quelques années dans le champ politique, quand il explique « aujourd’hui, ce sont les épreuves de la vie qui redessinent la carte du social ». 

Certains acteurs considèrent que ces études sont condamnées à plus ou moins brève échéance… 

Les études exploratoires dépassées ? Certainement pas, mais au contraire recentrées et repensées pour maximiser leur complémentarité avec la data science. Savoir grâce à un data scientist, par exemple, que les gisements de business à aller chercher sont dans tels secteurs ou tels segments de la population, de façon très précise et personnalisée, c’est formidable. Mais savoir pourquoi tel consommateur très précisément identifié par la data ne considère pas telle marque ou tel produit qu’il a pourtant les moyens d’acheter, c’est autre chose. 

C’est le pourquoi de ce comportement, de cette non-considération, par exemple qui reste à identifier par les études exploratoires. Pourquoi certaines marques de voitures premium sont délaissées par des automobilistes pourtant aisés ? Quand le véhicule électrique arrêtera-t-il de faire peur, au-delà de son prix ? Quand un marché, une catégorie connaît une évolution très rapide sous l’effet du progrès technologique ou de décisions politiques, qu’est-ce qui fait que le changement est bien accueilli ou au contraire rejeté ? La technologie impacte évidemment le monde des études et nos méthodes. Mais les bouleversements qu’elle induit dans la vie des gens et des marchés créent paradoxalement aussi des zones de transformation qui sont autant de zones de flou, de Terra Incognita à explorer. 

La technologie impacte évidemment le monde des études et nos méthodes. Mais les bouleversements qu’elle induit dans la vie des gens et des marchés créent paradoxalement aussi des zones de transformation qui sont autant de zones de flou, de Terra Incognita à explorer. 

Quelle valeur ajoutée propre à l’intelligence humaine est si irremplaçable selon-vous, même pas par les data-scientists et leurs algorithmes ? 

Ce qui reste — et c’est énorme — aux études exploratoires telles que nous en menons très régulièrement, c’est ce que nous appelons le fantôme dans la machine. C’est la capacité à identifier ce qui reste sous le radar, le raisonnement ou le sentiment souterrain qui n’est pas vraiment repérable par la data science. Tout ce qui précède mais prépare aussi les passages à la limite qui font les grands shifts. Ou au contraire les retarde. Par exemple, la prise de distance qu’on commence à percevoir sur les sujets RSE dans la population : nous, nous l’anticipons depuis 4 ans maintenant, et l’avions diagnostiquée sur les ZFE. Il s’est passé beaucoup de choses ignorées dans les media, dans la tête des Français des classes moyennes et populaires, depuis que les ZFE ont été décidées. La data nous disait qu’elles allaient poser un problème très concret à beaucoup de Français modestes – il suffisait de mettre en regard leurs lieux d’habitation et de travail et l’âge moyen du parc automobile pour le prévoir. Mais pour anticiper la colère et le mouvement social provoqués par ce qui a été perçu comme une véritable « épreuve de la vie », il fallait partir en exploration dans leur psyché.

Ce qui reste — et c’est énorme — aux études exploratoires telles que nous en menons très régulièrement, c’est ce que nous appelons le fantôme dans la machine. C’est la capacité à identifier ce qui reste sous le radar, le raisonnement ou le sentiment souterrain qui n’est pas vraiment repérable par la data science. Tout ce qui précède mais prépare aussi les passages à la limite qui font les grands shifts. Ou au contraire les retarde.

Ce qui reste enfin — et c’est aussi énorme —, c’est la culture : comment elle se construit, comment elle résiste localement à la mondialisation ou au contraire la réinterprète, comment elle évolue en continuant à s’appuyer sur des fondamentaux qui sont structurants pour les marques et les entreprises. Un point particulièrement clé quand des phénomènes comme le changement climatique par exemple induisent des changements, mais des changements impossibles à mener à bien si on ne comprend pas dans quelle culture ils vont devoir s’insérer (sauf à se dire qu’on entre dans un nouvel état historique marqué par une dérive autoritaire voire totalitaire, dans lequel le changement peut être imposé sans aucune considération pour la réalité humaine). C’est ce qu’on avait vu dans notre étude Il sera une fois 2050, cette idée que les racines paysannes et le goût de la liberté individuelle des Français ne pouvaient pas être ignorés si on veut les convaincre de changer : pas moyen de les convaincre, si on n’explore pas ce qui fait leur psychè et leur ethos sur la question, en profondeur. 

Ce qui reste enfin — et c’est aussi énorme —, c’est la culture : comment elle se construit, comment elle résiste localement à la mondialisation ou au contraire la réinterprète, comment elle évolue en continuant à s’appuyer sur des fondamentaux qui sont structurants pour les marques et les entreprises.

Au final, qu’est-ce qui fait selon vous LA différence entre une exploratoire réussie et une exploratoire « ratée », frustrante ? 

Une étude exploratoire réussie, pour nous, c’est celle qui apporte un élément de connaissance simple, profondément nouveau dans son évidence, et actionnable. Pas forcément la révolution. Mais l’insight profond, fondateur, qui permet de fournir un socle de connaissance qui soit un socle de sens pour ceux qui nous ont sollicités.  

Voyez-vous d’autres conseils importants, à destination des équipes des annonceurs, pour « réussir » ce type de chantiers, ou des pièges à éviter ?

Trois mots d’ordre. Le premier : se laisser surprendre. L’exploratoire, c’est la mise en application concrète de la devise des Grecs, « Iris est fille de Thaumas », la connaissance est fille de l’étonnement.  L’exploratoire n’est pas là pour rassurer, mais pour ouvrir des perspectives. Le deuxième :  inventer. L’exploratoire, c’est par définition le domaine du tailor-made. Et le troisième : associer. Associer les consommateurs à la démarche, plus que les observer. Chercher avec eux, c’est encore la meilleure façon de trouver.


 POUR ACTION 

• Echanger avec les interviewés : @ Véronique Langlois @ Xavier Charpentier

  • Retrouver les points de vue des autres intervenants du dossier 

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