DOSSIER DU MOIS

# Les études exploratoires : outil d’un autre temps ou levier à réinventer ? (volet 2)

"Explorer, c’est donner aux décideurs les moyens d’écouter le réel pour mieux le transformer"

Diouldé Chartier-Beffa
Fondatrice de DCap Research

16 Juil. 2025

Diouldé Chartier-Beffa, fondatrice de DCap Research

Partager

Et si l’étude exploratoire était l’occasion privilégiée de connecter les décideurs au réel, méthodiquement, scrupuleusement, pour maximiser leur capacité à transformer celui-ci ? C’est le point de vue que défend ici Diouldé Chartier-Beffa (DCap Research), sa conviction étant que la connaissance la plus efficace résulte nécessairement d’une co-construction progressive entre l’entreprise et l’agence.

MRNews : La demande des entreprises a-t-elle beaucoup évolué ces dernières années pour ce qui est des études exploratoires ? 

Diouldé Chartier-Beffa (DCap Research) : Deux points me marquent particulièrement. Il me semble que les entreprises qui lancent des études exploratoires aujourd’hui sont celles qui ont relativement confiance dans l’avenir, et dans leur capacité à construire plutôt qu’à subir. Le contexte économique étant ce qu’il est, la demande n’est pas au plus haut. J’ai également le sentiment que les commanditaires potentiels ont de moins en moins de temps à consacrer à des réflexions de moyen-long terme. Ils doivent aussi plus souvent avoir l’assentiment d’autres équipes en interne pour déclencher et orienter ces investigations. Résultat, c’est un peu comme au cinéma… Lorsqu’on y va à plusieurs, le consensus va plutôt se faire en faveur du blockbuster à la mode au détriment du film d’auteur, qui sera pourtant moins vite oublié ! Cette perte de maîtrise est d’ailleurs liée au premier point, celui du manque de confiance. La peur de l’avenir conduit les managers à se « blinder » en diluant la décision. Le concept de « risk mitigation », que l’on peut traduire comme l’atténuation des risques, s’est diffusé dans tous les départements…

Il me semble que les entreprises qui lancent des études exploratoires aujourd’hui sont celles qui ont relativement confiance dans l’avenir, et dans leur capacité à construire plutôt qu’à subir.

Dans leurs demandes, les entreprises utilisent-elles ce terme d’exploratoire ? Des dominantes ressortent-elles dans les projets qu’elles vous confient ? 

Oui, elles nous demandent explicitement des investigations exploratoires. Mais cela me semble lié à notre positionnement. Nous sommes des explorateurs de la vie réelle, que ce soit via la web-ethnographie, l’ethnographie tout court, le sémiotope…. Nos clients pensent à nous quand ils ont envie de s’engager sur un enjeu important pour l’entreprise, mais pour lequel ils ont du mal à formuler des hypothèses précises à valider. Et aussi lorsqu’ils ont la conviction que les meilleures clés ne viendront pas du déclaratif des gens, mais plutôt d’une forme de fouille dans l’intimité des expériences du quotidien, pour relever des éléments qui passeraient sous les radars. 

Les chantiers qui nous sont confiés sont souvent de deux types, soit « inno-push », soit « société-push ». « Inno-push »,

Les chantiers qui nous sont confiés sont souvent de deux types, soit « inno-push », soit « société-push ». « Inno-push », c’est quand le commanditaire veut lancer une solution ou un changement qui entend modifier des usages dominants. Il a besoin de comprendre les conditions dans lesquelles son innovation va pouvoir être adoptée, s’inscrire dans les pratiques. Nous travaillons par exemple en ce moment pour un éco-organisme sur l’adoption des nouveaux gestes de tri et de réemploi des emballages. Ou, il y a peu, sur la substitution des lignes téléphoniques fixes basées sur la technologie Cuivre par des liaisons internet, ce qui est problématique pour des personnes âgées. « Société push », c’est quand une tendance dans les modes de vie, les comportements ou les représentations constitue une opportunité ou une menace pour l’entreprise. Notre mission consiste alors à qualifier précisément le phénomène, comprendre comment il se manifeste concrètement dans le quotidien des personnes concernées, et en déduire des scénarios et des idées pour ajuster les décisions, les offres ou les axes de transformation de l’entreprise. 

Pouvez-vous évoquer d’autres exemples encore ?

En ce moment nos sujets d’études exploratoires portent sur les mutations démographiques. Je pense en particulier aux enjeux des aidants, aux nouvelles façons d’habiter comme la colocation et bien d’autres, avec les transformations du domicile et du rapport à celui-ci. Nous travaillons également sur le sujet du low tech, qui inclut la sobriété écologique, mais aussi les aspirations à se rendre autonome par rapport aux grands systèmes de service, l’eau, l’électricité, l’administration… Ce sujet s’inscrit dans notre Observatoire du Système D qui explore depuis 2011 les systèmes de débrouille des Français. C’est un poste d’observation idéal pour saisir le lien entre les tendances sur le temps long et leur traduction – ou leur origine – dans les comportements et les imaginaires individuels ici et maintenant ! Les commanditaires sont les directions de la prospective qui ont besoin de mettre de la chair sur des tendances macro qu’ils observent dans des chiffres. Souvent, ces tendances qu’on dit « émergentes » sont en fait présentes depuis longtemps à bas bruit dans la population, mais sous des visages très différents, ce qui fait qu’elles passent inaperçues.

Sur quoi se joue aujourd’hui le plus selon vous la différence entre une exploratoire « réussie », apportant une forte valeur ajoutée, et une exploratoire « ratée », frustrante ?

Je vais sans doute dire une lapalissade… Une exploratoire est réussie lorsqu’elle amène l’entreprise à implémenter des transformations qui, sans elle, n’auraient probablement jamais vu le jour. A contrario, rien n’est plus frustrant que de s’entendre dire, après deux heures de présentation d’une étude menée sur des mois, une formule du genre « c’est passionnant, mais qu’est-ce qu’on en fait ? »…

Je vais sans doute dire une lapalissade… Une exploratoire est réussie lorsqu’elle amène l’entreprise à implémenter des transformations qui, sans elle, n’auraient probablement jamais vu le jour.

La condition numéro 1 de la réussite est de co-construire la connaissance opérante avec le client, au fur et à mesure de la recherche. Ce que j’appelle connaissance opérante, c’est de pouvoir livrer ce que nous dénommons chez DCAP une « expérience à produire », ce qui va plus loin qu’un insight. Une exploratoire apporte toutes sortes de découvertes dans un champ très vaste… Pour savoir si un élément est réellement utile et fécond pour le commanditaire, il faut nécessairement confronter les fruits de l’exploration aux données de l’entreprise, à ses contraintes techniques, son projet, ses capacités. L’épiphanie ne se produit pas d’un coup à la fin, elle se mûrit en frottant les pépites qui sortent de l’étude avec les réflexions et expertises de l’entreprise.  Cela implique que, des deux côtés — agence et entreprise —, on accepte de montrer sa copie, de confronter son « work in progress ». Cette façon de procéder ne prend pas plus de temps, elle en fait même gagner parce que le client a déjà des résultats dès le début, il les incorpore dans son propre travail. Mais elle suppose de bien verrouiller la confidentialité, car les clients sont légitimement frileux sur leurs process internes. Et aussi de sortir de la culture de la « présentation événement », un show dont on attend trop, pour lequel on passe un temps fou à affiner des slides et à caler les agendas…

La condition numéro 1 de la réussite est de co-construire la connaissance opérante avec le client, au fur et à mesure de la recherche. Ce que j’appelle connaissance opérante, c’est de pouvoir livrer ce que nous dénommons chez DCAP une « expérience à produire », ce qui va plus loin qu’un insight.

Les vertus de la co-construction peuvent sembler couler de source. Mais est-ce si simple de la mettre en pratique ?

Non, ça ne l’est pas toujours en effet. Pour y parvenir, et notamment pour lutter contre les résistances passives, il faut des « objets transitionnels ». C’est le nom savant des doudous des enfants, qui prennent en charge leurs émotions (rires). Il y en a un qui me parait simple et très efficace, que nous avons créé avec la Nudge Unit de SNCF Transilien à ses tout débuts, en 2016. Le principe consiste à co-écrire avec l’entreprise une newsletter à destination interne, qui distille les insights par petites capsules, une idée à chaque fois. Cela fait réagir des parties prenantes qui n’ont pas forcément le temps de se joindre à des réunions, et suscite des questions différentes de celles qui sont posées dans le cadre habituel des présentations, avec des rebonds plus ouverts.

Pour parvenir (à mettre en pratique la co-construction), et notamment pour lutter contre les résistances passives, il faut des « objets transitionnels ».

Voyez-vous d’autres clés essentielles à la réussite des études exploratoires ?

J’en vois deux autres, la première consistant à avoir une « couverture 3D » du champ d’investigation. Si l’approche laisse trop d’angles aveugles, les recommandations risquent d’être irréalistes ou inadaptées. Ma vision est qu’une bonne investigation exploratoire se doit de combiner trois ingrédients majeurs. Il faut des méthodes pour comprendre les mobiles et les pratiques des personnes étudiées. Des méthodes également pour observer le contexte culturel et matériel de ces pratiques, et pouvoir décrypter les signes de l’environnement physique et cognitif. Et enfin il me parait nécessaire d’y ajouter des investigations sur les acteurs qui opèrent dans le même champ que l’entreprise sur le sujet en question, qu’ils soient concurrents ou intervenants autour, en amont ou en aval.

La seconde clé à ne surtout pas négliger est la rigueur scientifique selon laquelle cette couverture est mise en œuvre. La prolifération des données secondaires, qui a pris un nouveau coup d’accélérateur avec l’IA, oblige à se donner encore plus de « méthode dans la méthode ». Le défi est d’outiller la méthode avec les nouvelles technologies disponibles, mais sans se laisser dicter celle-ci par les outils. Pour cela, notre parti-pris est de systématiquement réunir plusieurs chercheurs sur une exploratoire. La confrontation des disciplines aide à définir un chemin méthodologique robuste en évitant deux écueils. Celui de s’égarer, ou bien de suivre des sentiers tellement tracés qu’on retombe sur ce qu’on connaissait déjà. En ce moment par exemple, je travaille à la fois avec un éthologue dont les outils permettent de recenser très précisément les comportements — animaux ou humains — et une chercheuse en sciences politiques qui apporte une vision sur le temps long. Notre zone d’expertise à nous est d’identifier les liens entre les imaginaires et les usages, et ainsi les « mobiles » qui se cachent derrière ces comportements. 

La prolifération des données secondaires, qui a pris un nouveau coup d’accélérateur avec l’IA, oblige à se donner encore plus de « méthode dans la méthode ». Le défi est d’outiller la méthode avec les nouvelles technologies disponibles, mais sans se laisser dicter celle-ci par les outils.

Faut-il nécessairement « rénover » ou même « ré-inventer » les études exploratoires versus il y a 5 ou 10 ans ? En quoi principalement ?

Oui. L’IA oblige à les repenser. En fait, chaque fois qu’une nouvelle technique majeure apparait, il est impératif de repenser les méthodes. C’est ce qui fait le sel du métier !

L’IA nous pousse dans des directions complémentaires. Il faut d’une part se donner une méthode pour l’exploiter de façon valable. S’agissant de DCap, nous l’utilisons en amont de l’exploration, dans la phase documentaire, pour ne pas réinventer la roue. De ce fait-là, je préfère les IA qui affichent clairement leurs sources, parce que c’est le nerf de la guerre de la validité. D’autre part, il est besoin de réinvestir les explorations qui vont dans la profondeur du réel. Les IA sont « hors-sol » au sens littéral, étymologique du terme. Raison de plus pour aller voir sur place ce qui leur échappe, que ce soit au domicile, dans des lieux et des territoires précis, ciblés géographiquement et sociologiquement. Plus on est précis sur le dernier mètre, le dernier centimètre de l’expérience réelle au stade de la collecte d’informations, plus les conclusions seront robustes et opérantes.

Les IA sont « hors-sol » au sens littéral, étymologique du terme. Raison de plus pour aller voir sur place ce qui leur échappe, que ce soit au domicile, dans des lieux et des territoires précis, ciblés géographiquement et sociologiquement.

Ensuite, l’IA nous pousse à faire évoluer les modes de transmission de l’information. C’est important de ne pas se laisser tenter par les kilomètres de textes et de bullet points sous prétexte qu’ils ne coûtent plus rien à rédiger. Nos interlocuteurs sont saturés de textes et d’images, du coup j’ai tendance à réinvestir les objets, les dessins, les narrations orales qui convoquent l’intelligence sensible pour intérioriser et « métaboliser » la connaissance. La recherche a depuis longtemps prouvé qu’on réfléchit avec ses sens, ses émotions. C’est vrai pour les usagers et consommateurs que nous étudions, mais ça l’est aussi pour les décideurs. Réduire les échanges à des textes et des images sur écran, c’est se priver d’une partie de l’intelligence des chercheurs et des clients !

Voyez-vous un dernier conseil important à ajouter, à destination des équipes des entreprises, sur la question de comment réussir ces études exploratoires ?

Il y a toujours une dimension prospective dans les exploratoires. Il faut se lancer avec l’envie de construire l’information, et non celle de chercher des prédictions qui s’avèreront inévitablement un peu fausses. Le conseil qui me vient à l’esprit se résume dans cette formule : Ayez de l’ambition pour l’avenir ! Celui-ci est incertain, c’est évident, mais se rassurer en s’entourant d’informations que l’on connaît déjà n’est pas la bonne option. Les études exploratoires, c’est se donner les moyens de changer l’avenir ne serait-ce qu’un tout petit peu, plutôt que de subir le présent.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Diouldé Chartier-Beffa

  • Retrouver les points de vue des autres intervenants du dossier 

Partager

S'ABONNER A LA NEWSLETTER

Pour vous tenir régulièrement informé de l’actualité sur MRNews