Les études exploratoires sont souvent à l’origine des insights les plus puissants pour les équipes marketing. Et pourtant nous dit Natacha Dagneaud (Séissmo), dans la pratique, elles sont plutôt mises à distance par les entreprises, car jugées moins immédiatement « actionnables » que les investigations tactiques. Elle revient sur ce paradoxe et plaide pour une réhabilitation assumée de la pensée divergente, la plus à même selon elle d’ouvrir des voies réellement innovantes.
MRNews : Les « exploratoires » font partie des grands classiques des études. La demande des entreprises a-t-elle beaucoup évolué ces dernières années ?
Natacha Dagneaud (Séissmo) : Au global, la demande d’études exploratoires me semble plutôt suivre une pente décroissante. Probablement parce que la logique du court terme prédomine dans beaucoup d’entreprises. Celles-ci privilégient les études tactiques, apportant des réponses immédiates, ainsi que les baromètres. Elles se donnent souvent trop peu le temps de se poser des questions de fond, et de disponibilité mentale pour rebondir sur ce type d’investigations. Pour être bien exploitées, celles-ci exigent une forme de digestion, de rumination… Il faut aimer la pensée « divergente », alors que les entreprises encouragent aujourd’hui plutôt la convergence, l’alignement. Il y a quelques années encore, il nous arrivait de croiser des visionnaires dans les départements Innovation, soutenus par des responsables Études qui les accompagnaient dans leurs « élucubrations ». Il me semble que ces profils se sont raréfiés.
Au global, la demande d’études exploratoires me semble plutôt suivre une pente décroissante. Probablement parce que la logique du court terme prédomine dans beaucoup d’entreprises. Celles-ci privilégient les études tactiques, apportant des réponses immédiates, ainsi que les baromètres.
Pour autant, Séissmo s’est formé sur une notion d’exploration des strates, dans une approche géologique, tectonique – aussi bien en surface qu’en profondeur. Et sur l’idée qu’il fallait analyser le terrain, le sol, pour comprendre où était une cible, un besoin en évolution, un climat propice à telle ou telle offre de produits ou de services. De ce fait, nous avons toujours eu une certaine régularité dans la demande d’exploratoires. Et c’est encore chez nous qu’un client va venir quand il sent que l’étude est un peu ‘hors-norme’ ou ‘hors-cadre’.
Est-ce qu’il n’y a pas lieu de dresser une « typologie » des besoins d’études exploratoires, ou du moins de sérier quelques grands cas d’application ?
Tout à fait ! Je distinguerai pour ma part au moins 4 types d’études exploratoires, qui répondent à des enjeux différents : le pilotage de la marque, l’innovation, le positionnement et enfin celui de la transformation de l’entreprise.
Je distinguerai pour ma part au moins 4 types d’études exploratoires, qui répondent à des enjeux différents : le pilotage de la marque, l’innovation, le positionnement et enfin celui de la transformation de l’entreprise.
Nous avons donc d’une part les exploratoires de marque, pour cerner ce que celle-ci représente dans la vie des gens, la nature du lien établi avec eux, les valeurs fondamentales qui lui sont associées et leur pertinence vis-à-vis des cibles visées. La seconde grande catégorie est l’exploratoire de concepts, qu’il s’agisse de produits ou de services. Par exemple Comment réintroduire une offre de petit-déjeuner dans une chaîne de fast-food ? Mais nous avons aussi l’exploratoire de « notion », du type Qu’est-ce que le luxe aujourd’hui ? Et enfin l’exploratoire de besoins, comme « Est-ce qu’il y a un besoin autour du tatouage temporaire ? ». Ou bien Comment les entreprises du bâtiment se digitalisent-elles, et quels besoins en formation cela génère ?
On peut éventuellement rajouter une 5ème catégorie, qui serait l’exploratoire ayant une forte dimension « culturelle ». Par exemple sur un thème comme La voiture et les femmes en Arabie Saoudite, ou bien Le soin capillaire et le port du voile en Indonésie, …pour ne citer que des projets que nous avons traités dernièrement.
Y a-t-il lieu de faire évoluer ces études pour mieux s’adapter aux besoins des entreprises ? Et si oui comment ?
Deux « stratégies » distinctes me semblent envisageables. La première consiste à faire de ces investigations des moments privilégiés, des études « stars », avec des présentations à grande échelle ayant vocation à irriguer l’entreprise de façon transversale, un peu comme des « keynote ». Dit autrement, on en fait plus ou moins un « Show », avec du visuel, du story-telling, de beaux exemples… Et on contribue ainsi à faire « briller » l’équipe Études dans l’entreprise, ce qui ne peut pas faire de mal (rires).
La première « stratégie » consiste à faire de ces investigations (exploratoires) des moments privilégiés, des études « stars », avec des présentations à grande échelle ayant vocation à irriguer l’entreprise de façon transversale, un peu comme des « keynote ».
Une seconde option consiste à réaliser ces études sans trop les nommer, en ne leur apposant pas cette étiquette « Exploratoire » qui peut faire peur. L’idée est de rester « actionnable », ce besoin étant très fort, tout en allant en profondeur. Dans ce cas de figure, bien synthétiser l’information, anticiper comment elle pourrait être pertinente pour l’entreprise et vraiment accompagner le client sont des impératifs plus importants que jamais.
Une seconde option consiste à réaliser ces études sans trop les nommer, en ne leur apposant pas cette étiquette « Exploratoire » qui peut faire peur. L’idée est de rester « actionnable », ce besoin étant très fort, tout en allant en profondeur.
« Être vainqueur en secret, là est tout l’art ! » disent les Chinois…
Il y a un peu de ça ! Je le remarque fréquemment, nos interlocuteurs sont toujours satisfaits lorsqu’ils obtiennent une réponse à leur question immédiate, mais ils le sont encore plus quand nous leur apportons un éclairage nouveau, sur une interrogation qu’ils n’avaient pas anticipée.
Le paradoxe est frappant : on nous demande d’aller à l’essentiel, mais le détour reste très souvent ce qui fait le plus avancer la réflexion des parties prenantes et qui les fidélise à la démarche « Insights ».
Le paradoxe est frappant : on nous demande d’aller à l’essentiel, mais le détour reste très souvent ce qui fait le plus avancer la réflexion des parties prenantes et qui les fidélise à la démarche « Insights ».
Quelles évolutions méthodologiques doivent intégrer les instituts pour réaliser ces exploratoires ? Quels outils mériteraient de prendre plus de place ?
Nous mobilisons une variété croissante d’outils. Les données passives constituent désormais une ressource importante, avec le social listening. Et le digital permet de faire un grand nombre d’itérations, jusqu’à saturation de l’information. Il est bien plus facile de lancer un petit module complémentaire d’entretiens en ligne ou de contacter 2-3 experts que par le passé, lorsqu’il y avait la contrainte de se déplacer sur place et d’organiser un terrain sur plusieurs jours.
Mais je ne crois pour autant pas qu’une méthodologie doive fasciner plus qu’une autre. La posture de réflexion amont et la flexibilité de la pensée dans l’usage des outils tout au long du recueil me semblent bien plus déterminantes. A titre personnel, je continue d’intégrer de grands principes du Creative Problem Solving, du coaching systémique, de la maïeutique, de l’herméneutique, de la sémiotique et de l’entretien cognitif.
Je ne crois pas qu’une méthodologie doive fasciner plus qu’une autre. La posture de réflexion amont et la flexibilité de la pensée dans l’usage des outils tout au long du recueil me semblent bien plus déterminantes.
Pouvez-vous nous citer 3 cas dans lesquels vous avez pu conduire des investigations avec une forte dimension exploratoire alors même que ce n’était pas le brief des commanditaires, et qui se sont révélées fécondes en insights ?
Nous venons de mener un test de concept dans l’univers des produits nettoyants ménagers, en Allemagne et en Grande-Bretagne, qui s’est avéré être une véritable exploratoire sur le thème de la douleur dans le ménage ! Nous avons pu en effet comprendre comment les Allemands et les Britanniques abordent le nettoyage au sein du foyer, avec les incidences de la crise du Covid et des expériences de confinement. Et appréhender plus largement ce qu’il en est de l’émancipation de la femme et du rôle de chacun dans le ménage. Nous avons également pu répondre à cette interrogation de savoir si le plaisir avait sa place dans le ménage, ou bien si une part de souffrance était toujours aussi nécessaire pour parvenir à un résultat probant. Grâce à ces détours, nos interlocuteurs ont obtenu des éclairages précieux sur la façon de retravailler leur offre.
Dans un tout autre domaine, celui des instruments d’écriture pour les écoliers, nous avions la mission d’évaluer de nouveaux capuchons de stylos, en Allemagne et en France. À première vue, il s’agissait là aussi d’un assez classique test de concept. Mais nous avons très vite dû aborder des sujets beaucoup plus larges, dont celui des troubles de l’attention à l’école, le capuchon permettant à certains élèves d’avoir un défouloir ou de canaliser un peu leur stress. Cet aller-retour entre capuchon et santé mentale n’est pas évident à gérer, surtout dans les phases d’entretien ou d’animation, mais l’insight clé était bien là, au-delà de la performance d’un concept A ou B.
Encore un dernier cas ?
Oui. Cette fois-ci pour répondre à la demande d’un fabricant scandinave de meubles enfants haut-de-gamme, nous avons commencé de façon assez classique par analyser les points de friction dans l’usage d’un de leur produit emblématique. Mais cela nous a vite menés à aller explorer de nombreuses catégories adjacentes (le siège bébé, le lit bébé, la chaise haute, le relax…) pour dresser une cartographie des nouvelles priorités parentales et découvrir ainsi les clés à prendre en compte. Dont une forte valorisation des solutions mobiles, pliables, transportables. Et de toutes les options permettant d’assurer non pas seulement l’éveil des enfants, mais aussi leur sommeil et celui des parents !
Les équipes de l’entreprise ont ainsi pu mesurer le décalage existant entre leur offre et les besoins les plus forts de leurs clients, identifier les vraies alternatives concurrentes, et retravailler leur proposition.
Une dernière question enfin. Quels conseils donneriez-vous aux équipes des annonceurs pour laisser plus de place à l’exploration et à cette pensée divergente que vous évoquiez précédemment ?
J’ai eu l’occasion de l’exprimer il y a quelques jours dans cette tribune, pour faire l’apologie du « hors-piste » dans les études marketing, qu’il ne faut à mon sens surtout pas confondre avec le « hors-sujet ». Avec donc une invitation à sortir au moins de temps en temps des interrogations très fermées et hyper-centrées sur une problématique donnée, qui sont très majoritaires dans les projets des annonceurs. Bien sûr, celles-ci s’inscrivent dans une vraie logique, consistant à éclairer des décisions opérationnelles dans des délais souvent plus que serrés. Mais les insights les plus puissants naissent le plus souvent de démarches plus ouvertes, où l’on s’autorise à explorer des sujets bien plus larges qu’ils n’apparaissent à première vue. Et donc du « hors-piste » en somme. Nous avons formulé 6 axes pour aller dans le sens de cette pensée « divergente », et optimiser ainsi les chances de collecter les meilleurs insights.
Lire aussi > La tribune de Natacha Dagneaud (Seissmo) : Hors-piste ne veut pas dire hors sujet !
Les insights les plus puissants naissent le plus souvent de démarches plus ouvertes, où l’on s’autorise à explorer des sujets bien plus larges qu’ils n’apparaissent à première vue. Et donc du « hors-piste » en somme.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Natacha Dagneaud