DOSSIER DU MOIS

# Les marques doivent-elles s’engager ? Et si oui comment ? (volet 2)

L’engagement de marque : un prêt-à-penser à revisiter ?

Reed Fleetwood
Managing Director chez Metis International (Enov)

15 Mai. 2025

Reed Fleetwood, Managing Director chez Metis International (Enov)

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Et si l’engagement, tel qu’il est aujourd’hui majoritairement formulé, s’était figé dans une forme d’impasse — voire de prison — dont les marques auraient tout intérêt à s’extraire ? Reed Fleetwood (Metis International – Enov) revient sur la manière dont un certain modèle d’engagement s’est construit et invite les décideurs des marques – et les équipes études – à sortir de ce cadre pour repenser une posture plus authentique et singulière.

MRNews : L’engagement des marques peut se concevoir de bien des façons différentes comme en témoigne le premier volet de notre dossier. Quel est votre regard à ce sujet ?

Reed Fleetwood (Metis International – Enov) : Il me semble que la notion d’engagement est le plus souvent appréhendée au travers d’un prisme bien particulier, qui s’inscrit dans une certaine période de la société, et que les marketeurs et les marques ont fortement intégré. Elle renvoie à une combinaison de libéralisme et un socle de valeurs progressistes, qui s’est imposé à la fin des années 90 et au début des années 2000. Ce système de valeurs était très présent dans l’univers politique, mais il était aussi partagé par une élite économique. Le terme que tout le monde utilise pour le désigner est celui de « Bobo », popularisé par le journaliste David Brooks, dans son livre Bobos in Paradise. On a le droit de gagner de l’argent, on occupe une position centrale dans les pouvoirs économiques, politiques, et plus largement dans ce qui bouge dans la société, mais on le fait en étant porteurs de valeurs progressistes, donc l’inclusion, la parité homme-femme, la place des LGBTQ et surtout l’environnement. Mais ces idées ont commencé à perdre du terrain un peu avant le Covid. Cet essoufflement est apparu très clairement dans le paysage politique, qui s’est beaucoup fragmenté, mais on le voit également dans la sphère du marketing et du branding.

Il me semble que la notion d’engagement est le plus souvent appréhendée au travers d’un prisme bien particulier, qui s’inscrit dans une certaine période de la société, et que les marketeurs et les marques ont fortement intégré. Elle renvoie à une combinaison de libéralisme et un socle de valeurs progressistes, qui s’est imposé à la fin des années 90 et au début des années 2000 (…). Le terme que tout le monde utilise pour le désigner est celui de « Bobo »

Dans la communauté marketing, on a tendance à dire qu’il faut à tout prix s’engager, mais qu’en est-il d’une marque qui promeut des valeurs conservatrices ? Est-ce toujours considéré un engagement ? 

On en a une illustration assez frappante avec Facebook qui, depuis la fameuse interview de Marc Zuckerberg par Joe Rogan, s’engage aujourd’hui autour de valeurs masculinistes, anti-diversité et anti-inclusion. Aux États-Unis, de nombreuses marques sont historiquement engagées sur des valeurs conservatrices, à l’instar d’un acteur comme Hobby Lobby par exemple.   

Vous dites « bobo », et non pas « woke »…

Non. Le terme de Woke provient de communautés marginalisées, dont le mot d’ordre est de rester « éveillées » sur la question de leurs droits dans la société. Les bobos, eux, n’ont pas été marginalisés, pas du tout. Aujourd’hui, ceux qui utilisent à tout-va le mot “woke” le font de manière critique, voire péjorative : ils sous-entendent qu’il existe un dogme progressiste qu’il convient de combattre. La question aujourd’hui pour les marques n’est pas de s’engager à tout prix, que ce soit dans un sens ou dans un autre, mais de trouver des formes d’engagement en lien avec leur univers et de considérer des thèmes et des valeurs qui vont au-delà d’une conception qui provient d’une époque BOBO.

La question aujourd’hui pour les marques n’est pas de s’engager à tout prix, que ce soit dans un sens ou dans un autre, mais de trouver des formes d’engagement en lien avec leur univers et de considérer des thèmes et des valeurs qui vont au-delà d’une conception qui provient d’une époque BOBO.

Cette injonction selon laquelle les marques doivent s’engager vient donc beaucoup de cette période que nous avons évoquée. Pour les marques, cela avait un sens, surtout pour celles ayant un positionnement premium. L’idée étant de viser ces personnes ayant un fort pouvoir d’achat, qui représentaient une forme de mouvement dans la société, et à laquelle les marques avaient envie d’être associées. La roue a tourné, c’est évident dans le paysage politique. Mais de nombreux acteurs de la communauté marketing sont attachés à ces valeurs et à ce courant, qui avait un côté très unificateur. Et les marques considèrent souvent que cet engagement correspond ce qu’il faut faire dans la société aujourd’hui.

Et ainsi, pour beaucoup de gens encore, « s’engager » est synonyme de s’engager sur ces valeurs, l’environnement, la diversité, l’inclusion… Et nous voyons régulièrement des sondages stipulant que la génération Z préfère les marques engagées. Alors qu’on le sait bien, une génération ne peut pas se résumer à une seule façon de penser…

On peut avoir le sentiment que les marques ont du mal à suivre cette voie d’un engagement réellement en lien avec leur univers, non ?

Le fait est que pas mal de marques ont pris le réflexe de chercher à surfer sur des phénomènes qui leur apparaissent comme incontournables, sans se poser la question de savoir si elles sont légitimes à le faire. C’est l’exemple de Pepsi Cola, qui s’est senti obligé de communiquer dans la veine Black Lives Matter, mais a dû retirer sa publicité parce qu’elle véhiculait l’image d’une marque opportuniste, banalisant la lutte contre les violences faites aux Noirs. Sur le même thème, une marque telle que Hennessy est bien plus légitime à s’exprimer, du fait qu’elle a cultivé un lien historique avec la communauté afro-américaine. Cela fait des années que cette marque cultive une relation avec cette communauté.  Dans un tout autre registre Backmarket vient de lancer une campagne puissante sur son engagement contre le “fast tech”. Dans cet exemple il y a une cohérence totale entre cet engagement, la raison d’être de la marque, et l’expérience consommateur. Dans ces exemples, ces marques mettent en scène un univers qui leur est propre en étant légitimes à le faire. Mais beaucoup éprouvent un sentiment de Fomo – Fear of Missing Out – lorsqu’elles voient des acteurs s’emparer de certains sujets. 

Le fait est que pas mal de marques ont pris le réflexe de chercher à surfer sur des phénomènes qui leur apparaissent comme incontournables, sans se poser la question de savoir si elles sont légitimes à le faire.

Pourquoi ce Fomo ?

Si on remonte à quelques années en arrière, les marques et en particulier les plus grandes étaient pilotées de manière assez classique, avec des campagnes de communication annuelles. Mais, le monde a changé. De nouveaux intervenants, des marques indépendantes, néo-artisanales ou issues de l’univers de la Tech viennent chambouler les marchés, grâce à leur agilité, mais aussi en préemptant des espaces spécifiques, et des sujets « trendy ». Cela génère ainsi chez ces grandes marques la crainte d’être dépassées, ce qui peut les amener à riposter de façon peu pertinente, sur des territoires où elles risquent de paraitre opportunistes. 

Pour ces grandes marques institutionnelles, plaquer des engagements progressistes ou suivre à tout prix les dernières tendances s’avèrent même contreproductif. Ce type de campagnes finit par ne parler à personne : ni aux consommateurs déjà séduits par la marque, ni à ceux qui sont réellement engagés sur les sujets mis en avant. L’engagement paraît superficiel. Personne n’y croit. Pire, il peut être vu comme une forme de manipulation.

Pour ces grandes marques institutionnelles, plaquer des engagements progressistes ou suivre à tout prix les dernières tendances s’avèrent même contreproductif.

Vous dites au fond que l’engagement doit être « pluriel » et non pas fondé sur un socle de valeurs étroit, en perte de vitesse qui plus est. Mais les consommateurs attendent-ils que les marques s’engagent d’une manière ou d’une autre ? 

Je suis tout à fait d’accord avec Céline Grégoire lorsqu’elle dit qu’une marque se doit d’être engageante plutôt qu’engagée… Les consommateurs cherchent prioritairement à vivre des expériences positives, et à ressentir un lien émotionnel avec les marques. Mais ce cheminement peut passer par un autre type d’engagement de la marque, que ce soit pour une cause grande et noble ou pas. Apple, il y a quelques années, s’était illustrée en refusant au FBI l’accès aux données d’une personne suspectée d’être impliquée dans un attentat. C’est là une forme d’engagement forte vis-à-vis d’une partie du public, celui de protéger à tout prix les données clients. Idem lorsque Ricard affiche son combat contre la vie chère en s’opposant à certains distributeurs, elle le fait parce qu’elle est une marque populaire. Là encore, il y a une légitimité. Mais je dirais que l’engagement doit naturellement découler de la vision que la marque a de sa vocation, de son univers, et de l’expérience qu’elle souhaite proposer aux consommateurs.

L’engagement doit naturellement découler de la vision que la marque a de sa vocation, de son univers, et de l’expérience qu’elle souhaite proposer aux consommateurs.

Une marque, c’est immatériel, c’est une culture vivante, une entité qui se construit dans le temps en s’appuyant sur les émotions et le versant irrationnel des individus. Les marques doivent donc en tenir compte. Elles doivent aussi intégrer le fait qu’elles sont des entités et des références culturelles. Elles l’oublient parfois, alors que ce rôle est fondamental dans le monde d’aujourd’hui, où il y a beaucoup de confusion, avec une décomposition du tissu social et des institutions, et où les gens se sentent souvent plus ou moins perdus. Il y a une vraie place pour elles, elles ont cette fonction de repères, qu’elles peuvent jouer y compris au travers de leur extension. 

Il y a une vraie place pour les marques, elles ont cette fonction de repères, qu’elles peuvent jouer y compris au travers de leur extension. 

Nous avons connu une période de remise en question de la puissance des grandes marques, avec la réussite des propositions Indy, street, neo artisanales, craft… Mais il ne s’agirait pas d’oublier que ces grandes marques ont toujours un rôle à tenir : celui de repère culturel fort, dans des sociétés bousculées dans leurs habitudes. Chez Metis, grâce à notre expertise notamment sur la Chine, nous constatons à quel point ce rôle “rassurant” des marques institutionnelles est important dans un marché bouillonnant, qui se réinvente. On aurait tort de croire que l’Occident en a fini avec sa réinvention. Au contraire, nous sommes en pleine mutation et les marques peuvent l’accompagner.

On aurait tort de croire que l’Occident en a fini avec sa réinvention. Au contraire, nous sommes en pleine mutation et les marques peuvent l’accompagner.

Peut-être pouvez-vous citer des exemples quant à la capacité des marques à exercer ce rôle de repère ? Ou bien à s’engager au travers de leur extension ?

Ce qu’a fait Renault avec la campagne de lancement de sa nouvelle R5 me semble bien illustrer cette notion de référence culturelle. À l’évidence, la marque surfe un peu sur la France des Jeux Olympiques. Il y a un côté nostalgique, mais il y a aussi une forme de contrepoint à la peur de la modernité et d’une grande fragmentation. Renault présente une version de la France à laquelle les gens peuvent avoir envie de se rallier, avec une formule qui me parait bien trouvée : « Nous avons tout changé pour que vous ne changiez rien ». C’est une forme d’engagement, en ce sens qu’il y a une reconnaissance d’un mal-être et en même temps une réponse à celui-ci. Renault donne là l’exemple de la superbe carte que peuvent jouer les marques qui ont une histoire, un héritage, et sont ainsi à même de répondre d’une certaine façon aux inquiétudes qui traversent une société.

Publicité Renault – “ For you to change nothing, we change everything.”

Dans une tout autre démarche, je citerai l’exemple de Lego et de sa fondation, qui me semble intéressant. La marque a créé un laboratoire dont la vocation est de promouvoir l’apprentissage par le jeu. On a typiquement affaire là à une extension de la marque, avec ainsi une autre manière pour elle de se mettre en scène. 

Pour ce qui est des outils d’études, lesquels vous semblent les meilleurs pour nourrir la réflexion des marques sur ces enjeux ?

Pour résumer ma pensée, je dirais : Les fonds de marques sont morts, vive les fonds de marques !

Les fonds de marques sont morts, vive les fonds de marques !

Le réflexe est de penser aux approches de type « fonds de marque ». Mais ma vision est que celles-ci ont de moins en moins de place dans l’arsenal des études. Pour tout un tas de raisons, dont la décomposition du modèle publicitaire qui existait il y a dix ou quinze ans, avec de grands temps forts annuels. L’exigence d’agilité et d’agir en permanence s’est imposée aux marques. Je suis passé par une phase où j’ai un peu « lutté » pour que ces outils continuent à être utilisés ; mais, avec le recul, je pense que cela est vain. Il ne peut plus y avoir deux temps distincts, un pour la réflexion et un autre pour l’action. Les deux sont désormais liés. Et il faut des outils se prêtant à cela, qui permettent de travailler sur des sujets très opérationnels, comme une campagne publicitaire ou un nouveau packaging, tout en nourrissant la réflexion à un niveau stratégique.

C’est d’autant plus vrai que, pour beaucoup de marques, le contact avec les consommateurs s’établit sur des éléments très concrets, notamment dans les points de vente. Même si le background de Metis International est celui d’une réflexion profonde sur les marques, nous avons intégré ce changement, notamment depuis que nous avons rejoint Enov en septembre dernier. Nos expertises respectives nous permettent d’avoir une belle complémentarité et d’aller encore plus loin dans la traduction opérationnelle de ces sujets stratégiques. Ça ne veut pas dire moins de profondeur, mais plutôt un regard et un langage qui permet de parler à tout le monde dans l’entreprise, et donc repenser les approches en ce sens.


 POUR ACTION 

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