Et s’il fallait savoir jusqu’où ne pas aller dans la sollicitation des consommateurs pour élaborer les offres… C’est la conviction que défend ici Adeline Baret (MarketSens), avec la double expérience qui est la sienne, celle des études marketing mais aussi de la fonction R&D chez l’annonceur. Elle nous livre sa vision des pièges que peuvent comporter les démarches de co-construction, et des principes qui lui semblent les plus efficaces pour mener à bien les chantiers d’innovation.
MRNews : Vous êtes une femme d’études. Mais vous avez également travaillé côté annonceur, dans des fonctions de R&D. Quel regard cela vous donne sur la meilleure façon de co-construire avec les consommateurs ?
Adeline Baret (MarketSens) : Les deux métiers sont par essence complémentaires. Les études marketing ont vocation à écouter les consommateurs, ce qui suppose de lui poser les bonnes questions. Le rôle du marketing et de la R&D est de générer de nouvelles propositions de produits ou de services, de formuler des positionnements. Pour pouvoir le faire en bonne intelligence avec les attentes des consommateurs, le marketing s’inspire des études, et notamment des enseignements provenant par exemple des segmentations ou des approches de type Usage et Attitudes, … Il y a toujours le risque néanmoins d’une interprétation fausse ou pas complètement exacte. Cela génère alors un décalage avec ce qu’attendent les consommateurs, et la proposition n’atteint pas le niveau de performance souhaité. Co-construire, même s’il y a façon et façon de mener ces processus, vise donc à limiter cette déperdition.
Pour générer des idées en phase avec les attentes des consommateurs, le marketing s’inspire des études, et notamment des enseignements provenant par exemple des segmentations ou des approches de type Usage et Attitudes, … Il y a toujours le risque néanmoins d’une interprétation fausse ou pas complètement exacte.
Il faut contourner ce risque…
Oui, celui d’une déperdition, d’une incompréhension, et donc d’une interprétation plus ou moins erronée des attentes. C’est humain, en fonction de ce qui nous arrange ou des convictions que l’on peut avoir, on peut vite avoir un prisme de lecture quelque peu déformant. On idéalise, ou bien on accorde trop d’importance à un point secondaire aux yeux du marché. Je le constate aujourd’hui dans mon activité, mais c’est bien l’expérience que j’ai vécue côté annonceur, chez Kraft Food où j’avais des responsabilités dans la R&D, dans l’univers de la confiserie. Le marketing nous demandait de développer des offres avec des caractéristiques définies théoriquement en fonction des besoins des consommateurs. Mais, au moment de la validation finale, les produits développés n’avaient pas atteint leur cible, les études indiquant un potentiel de vente trop faible. J’encadrais des développeurs qui travaillaient ainsi pendant 6 à 8 mois sur des produits qui, en fin de compte, étaient rejetés, parce qu’ils ne correspondaient pas à une attente consommateur forte . Ce qui était bien sûr très frustrant… D’où la nécessité, pour éviter cela, de mieux « co-construire » les offres avec les consommateurs, même si ce n’est pas toujours si simple.
Quels sont donc les principaux facteurs clés de succès selon vous ? Ou les pièges à éviter dans ces démarches de co-construction ?
Je pense que le premier grand piège est de se croire obligé de demander son avis aux consommateurs sur trop de choses, ou bien de le faire au mauvais moment. Il y a des questions auxquelles ils ne savent pas répondre. C’est très vrai sur des produits technologiques, tout simplement parce qu’il leur est quasiment impossible de se projeter dans de nouveaux usages. Mais cela s’applique en réalité à bien des domaines. Cela réclame parfois un effort d’imagination qui n’est pas réaliste. Ce qui ne veut surtout pas dire qu’il ne faut pas les écouter ! Mais encore doit-on leur poser les questions auxquelles ils peuvent répondre. Ils sont parfaitement à même en particulier de s’exprimer sur ce qui est difficile ou de ce qui les gêne dans un univers de consommation donné… Pour peu qu’on les interroge raisonnablement bien, ils savent partager ce que l’on appelle des « pain points » dans le jargon marketing.
Le premier grand piège est de se croire obligé de demander son avis aux consommateurs sur trop de choses, ou bien de le faire au mauvais moment. Il y a des questions auxquelles ils ne savent pas répondre.
Le second grand piège à mon sens est de s’embarquer dans des démarches trop complexes. Il me parait préférable de travailler pas à pas, un « module » après l’autre. À l’issue de chacun d’eux, l’équipe projet a alors la possibilité de se poser pour intégrer les enseignements, les digérer, et réfléchir ainsi à la suite à donner.
C’est très « cartésien » : subdiviser un problème facilite sa résolution…
Certainement ! Mais l’idée, c’est aussi et surtout d’être pragmatique et de procéder par itération, ce qui me semble être un facteur essentiel pour pouvoir élaborer des offres performantes. Je crois énormément à l’intérêt d’alterner des phases de « travail » avec les consommateurs avec d’autres phases où ils ne sont pas là, des étapes créatives à proprement parler, avec des professionnels dont c’est le métier. Et donc le marketing, la R&D, l’agence de création… Une fois que l’on a produit des idées, oui il y a le plus souvent un grand intérêt et même une nécessité à revenir vers les consommateurs, pour vérifier si l’on a juste et optimiser celles-ci si besoin. Mais je ne suis pas convaincue du tout qu’il faille leur demander à eux de créer ou de co-créer directement les offres.
Je crois énormément à l’intérêt d’alterner des phases de « travail » avec les consommateurs avec d’autres phases où ils ne sont pas là, des étapes créatives à proprement parler, avec des professionnels dont c’est le métier.
Ma vision est qu’il ne faut pas se tromper sur le rôle à assigner aux consommateurs. Il est impératif qu’ils s’expriment. Dans un premier temps pour pouvoir donner aux créatifs les matériaux nécessaires pour créer. Puis à nouveau pour aider ces mêmes créatifs à se recentrer, à revenir sur terre s’ils ont trop déliré. Ils permettent ainsi d’indiquer si on est sur la bonne piste ou pas, et d’ajuster les propositions.
On est loin de l’image que beaucoup se font de la co-construction, où l’on s’enferme avec les consommateurs pendant quelques heures, à l’issue de quoi on obtient de très belles pistes d’innovation…
C’est vrai. Le design thinking est naturellement une démarche séduisante, puissante. Mais elle a à mon sens deux écueils. Premièrement, elle est particulièrement exigeante pour les organisations, demande beaucoup de temps et d’énergie aux équipes. Et requiert de solides compétences dans la coordination de projet. Dans de nombreux cas, il me semble opportun d’envisager des solutions plus sobres, plus simples. C’est l’idée de travailler par module comme je l’évoquais précédemment, en s’appuyant sur des outils relativement classiques des études marketing, qui sont bien maitrisés et peuvent être très efficaces. Je pense notamment aux approches de type « trade-off », et plus largement aux analyses conjointes, en acceptant de se limiter à quelques variables pour ne pas se noyer. Avancer pas à pas avec les éclairages procurés par ces outils permet d’obtenir des résultats très intéressants.
Voilà pour le premier écueil, et le deuxième ?
Il faut éviter ce que j’appelle la « tyrannie des consommateurs ». Et de générer des situations où quelques individus aux idées bien arrêtées risquent de faire partir tout le monde dans une mauvaise direction. Ma conviction est que les créatifs gagnent à avoir une certaine distance par rapport à ce que disent les consommateurs, à ne pas les écouter au pied de la lettre. Ce qui ne veut surtout pas dire que les consommateurs n’ont pas leur rôle, celui-ci étant au contraire essentiel pour inspirer les créatifs puis pour pouvoir les recentrer si besoin.
Il faut éviter ce que j’appelle la « tyrannie des consommateurs » (…). Ma conviction est que les créatifs gagnent à avoir une certaine distance par rapport à ce que disent les consommateurs, à ne pas les écouter au pied de la lettre. Ce qui ne veut surtout pas dire que les consommateurs n’ont pas leur rôle !
Par exemple, certaines approches qualitatives favorisent une itération rapide. Je pense à des dispositifs de réunion de groupe, où l’équipe marketing, derrière la vitre sans train, a la possibilité d’observer les réactions des consommateurs aux concepts qu’elle a élaborés, et de les retravailler en direct avec un roughman pour pouvoir les formaliser et les réinjecter. Il y a bien séparation des rôles, la conception par l’équipe marketing et la validation en direct par les consommateurs. C’est ce qui rend le protocole efficace.
Pouvez-vous évoquer l’exemple d’un mode d’itération avec les consommateurs qui vous a particulièrement marquée ?
Oui. C’est le cas d’un projet mené dans l’univers des parfums, et plus spécifiquement des parfums d’intérieur. L’idée était de savoir lesquels intéressaient les consommateurs. Dans une première phrase, nous les avons fait travailler par association, en leur demandant d’exprimer leurs préférences, ce à quoi elles pouvaient correspondre si c’était des fruits, des couleurs, des lieux, des ambiances, etcétéra. Cela a permis de bâtir une cartographie d’univers très riche. Et de construire ainsi une superbe base de travail pour les créatifs qui avaient été réunis en workshop. Les pistes générées par les créatifs ont ensuite été soumises aux consommateurs, en particulier pour mesurer l’attrait des différentes propositions.
On le dit parfois, la créativité a besoin de contraintes, d’un cadre. Cela me semble très vrai. Et l’idéal est que ce soit la voix des consommateurs qui permette de définir celui-ci.
On le dit parfois, la créativité a besoin de contraintes, d’un cadre. Cela me semble très vrai. Et l’idéal est que ce soit la voix des consommateurs qui permette de définir celui-ci.
Lorsque les marques lancent des démarches de co-construction où les consommateurs mettent directement la main à la pâte, c’est aussi pour se donner des arguments de communication. N’est-ce pas limitant de s’en priver ?
L’avantage peut être réel. Mon point n’est pas de dire qu’il ne faut jamais le faire. Mais il me semble devoir être mis en balance avec les risques pour l’entreprise de s’enfermer dans des pistes non viables. Si elles sont produites par les consommateurs, il sera difficile d’en challenger la pertinence…
Au final, si vous n’aviez qu’un seul conseil à donner aux équipes des annonceurs sur ces enjeux, lequel serait-ce ?
J’y reviens, mais c’est certainement celui de bien être conscient de ce que les consommateurs peuvent faire et ne pas faire. Ce qui ne veut absolument pas dire qu’ils sont idiots ou que l’on ne doit pas les faire participer. Mais je crois qu’il faut veiller à choisir les modalités les plus efficaces, pour que la voix des consommateurs inspire les créatifs, les cadrent et les recadrent au besoin. C’est leur rôle.
Je crois qu’il faut veiller à choisir les modalités les plus efficaces, pour que la voix des consommateurs inspire les créatifs, les cadrent et les recadrent au besoin. C’est leur rôle.
J’en ajouterai néanmoins un second… Je ne sais plus quel général est l’auteur de cette formule, selon laquelle il ne faut jamais partir à la bataille sans plan de bataille, même si celui-ci n’est jamais respecté. Cela me semble un conseil judicieux. Il est nécessaire d’avoir un plan, tout en étant assez ouvert pour en changer si besoin. Et donc, dans le cadre de nos enjeux d’innovation, pour faire une itération de plus ou de moins, ou pour repenser plus radicalement le dispositif si cela donne les chances d’être plus efficace.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Adeline Baret