Et si le fait de s’intéresser non plus aux consommateurs mais plus largement aux personnes — et aux environnements dans lesquels elles évoluent — ouvrait de vraies alternatives pour les entreprises, dans un monde où les impératifs RSE s’imposeront de plus en plus ? C’est la réflexion que nous propose ici Diouldé Chartier-Beffa (D’Cap Research), en pointant les conséquences que cela implique notamment pour les études marketing.
MRNews : Y-a-t-il lieu selon vous de faire évoluer la façon dont nous étudierons les consommateurs ou les citoyens dans les années à venir ?
Diouldé Chartier (D’Cap Research) : Oui, certainement. Sans doute cela fait d’abord sens de questionner la dénomination de qui nous devons étudier. Dans les années 1990, mettre le consommateur au cœur de nos interrogations nous paraissait naturel à nous professionnels du marketing ou des études, utiliser ce terme ne nous posait pas le moindre problème. Puis, peu à peu, nous avons commencé à nous sentir moins à l’aise avec celui-ci. Cela nous a incités à l’accoler à d’autres, comme vous le faites ici avec cette notion de citoyen. Mais il restait un « proxy » acceptable. Aujourd’hui, il me semble qu’il a énormément perdu de sa pertinence, et cela sera sans doute encore plus le cas à cet horizon 2030. A l’heure de la RSE et des impératifs écologiques, le consommateur est en quelque sorte devenu « l’ennemi ». C’est celui qui consume des ressources dont on sait qu’elles ne sont pas infinies. Bien sûr, cela fait toujours sens de continuer à progresser en termes de valeur créée pour les individus et la société. Mais la déconsommation est en marche dans certains secteurs clés, comme l’automobile ou l’habillement, et semble irréversible.
A l’heure de la RSE et des impératifs écologiques, le consommateur est en quelque sorte devenu « l’ennemi ». C’est celui qui consume des ressources dont on sait qu’elles ne sont pas infinies.
Cette évolution se retrouve dans les briefs de vos clients ?
Oui. Et heureusement ! Quand les études pensent par le prisme du consommateur stricto sensu, elles se placent au centre d’une injonction paradoxale insoluble. Elles sont écartelées entre les objectifs de la RSE et ceux du marketing. Quelle que soit la sincérité de la démarche RSE, tant qu’on raisonne « consommateur », on finit par faire du green-washing ou du social-washing ou éventuellement les deux, et on abîme ainsi la marque. Y compris la marque employeur, les ingénieurs et les cadres en formation étant de plus en plus nombreux à rejeter un système obligeant à « gaver le consommateur ».
Quand les études pensent par le prisme du consommateur stricto sensu, elles se placent au centre d’une injonction paradoxale insoluble. Elles sont écartelées entre les objectifs de la RSE et ceux du marketing.
Par quoi faut-il donc remplacer ce terme de consommateurs ?
Sans doute il n’existe pas de terme idéal, mais celui de « personne » me semble être le meilleur. La personne au sens où elle a été définie par le personnalisme cher à Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit, dans les années 1930. La notion peut paraître théorique, mais l’intégrer a des implications très concrètes dans l’entreprise, et dans sa façon de penser et de construire son activité. Et donc pour les agences d’études.
La personne, ce n’est pas la même chose que l’individu-consommateur, que l’on observe comme un « atome », un acteur placé en face de choix qu’il doit faire en étant plus ou moins déterminé par un mix de rationalité et d’émotions, que le job du marketing consiste à savoir piloter. La personne s’appréhende elle fondamentalement comme étant en relation avec des cercles de toutes natures, familiaux, amicaux, professionnels, culturels… Elle est à l’intersection de ceux-ci. Et elle est donc une entité dynamique, pensée au travers de ses relations et non comme un isolat. Si je devais la dessiner, je la représenterais comme un faisceau de flèches plutôt que comme un point.
La personne, ce n’est pas la même chose que l’individu-consommateur, que l’on observe comme un « atome » (…). Elle s’appréhende elle fondamentalement comme étant en relation avec des cercles de toutes natures, familiaux, amicaux, professionnels, culturels… Elle est à l’intersection de ceux-ci.
Qu’est-ce que cela implique plus précisément pour les entreprises et leurs équipes marketing ?
Beaucoup de choses, à commencer par la façon de concevoir son activité et l’innovation. Dès lors que l’on raisonne « personne », la question que se pose l’entreprise n’est plus de savoir comment influencer les consommateurs de sorte qu’ils achètent ce qu’elle propose. Mais plutôt d’identifier quelle place économiquement viable existe pour elle — pour son offre ou plus largement pour ses capacités de production — dans le système relationnel des personnes auxquelles elle s’intéresse. Dit autrement, cela oblige à penser l’innovation de façon systémique. L’objet à produire et à consommer n’est plus l’alpha et l’oméga du travail du couple marketing-innovation. C’est le modèle économique et le modèle d’usage qui va être le point de départ de la réflexion en innovation, et le marketing a pour mission de lui faire une place dans les cercles de relations des destinataires.
Dès lors que l’on raisonne « personne », la question que se pose l’entreprise n’est plus de savoir comment influencer les consommateurs de sorte qu’ils achètent ce qu’elle propose. Mais plutôt d’identifier quelle place économiquement viable existe pour elle (…)
Auriez-vous un exemple pour illustrer celui-ci ?
Prenons celui du vélo électrique. Si vous lancez un nouveau vélo, pour être mieux-disant par rapport à l’offre existante dans un contexte de décroissance, vous devrez rogner sur les marges pour ne pas être trop cher. Ou bien être moins cher, moins disant en qualité, donc moins durable auquel cas la CSRD vous tapera sur les doigts. L’équation sera nécessairement complexe. Raisonner « personne » vous amène à prendre en compte, au sein de la démarche marketing, exactement la même chose que ce que l’on appelle le « Scope 3 » dans l’analyse de l’impact environnemental des produits (ACV, analyse du cycle de vie) : l’impact élargi de votre offre dans ses usages futurs. Vous allez travailler non pas dans l’optique de gagner des parts de marché sur vos concurrents directs, mais de contribuer à remplacer la voiture dans les déplacements des gens, sur un périmètre donné. Ce qui veut dire que vous n’allez pas seulement concevoir un vélo, mais aussi les partenariats avec les collectivités locales et d’autres acteurs, la signalétique, les infrastructures, les services et les applications qui vont avec. Cette approche systémique a été menée dans les grandes villes, sous l’impulsion des collectivités, avec des acteurs soumis à la puissance publique. Le modèle adapté à de petites villes ou au monde rural reste à inventer, mais pourquoi pas…
L’exemple du vélo est évident à observer parce qu’il est circulaire par nature, mais il vaut pour un nombre croissant de secteurs dans lesquels les produits circulent au lieu de ne faire qu’être consommés et jetés. Pensons aux packagings des produits du quotidien, sujet sur lequel DCAP travaille actuellement pour un éco-organisme. En 2025 certaines bouteilles vont commencer à être consignés dans l’ouest de la France à titre expérimental. Cela veut dire que les « consommateurs » ne consommeront véritablement que le contenu : le contenant sera un objet qui aura en quelque sorte sa valeur propre, qui circulera du magasin à la maison et retour en passant par le système de transport des personnes (à pied ? en voiture ? ça changera tout !) et, côté industriel, par des systèmes de lavage et de reconditionnement. On comprend bien que même sans rien changer au produit qui est dedans, la seule arrivée de la consigne modifie toutes les habitudes, toute l’architecture de choix et de comportements des personnes. Autour d’une seule bouteille consignée, dans une seule personne c’est autant le shopper, le consommateur, le citoyen, l’habitant et le voyageur qui sont convoqués !
Ces deux cas illustrent bien la nécessité pour l’innovation de raisonner « écosystème », et non plus en se centrant sur les consommateurs d’une catégorie donnée de produits ou de services. De la capacité de l’entreprise à embrasser cette logique comme opportunité et levier de son innovation, et pas seulement comme un jeu de contraintes environnementales qui pèserait sur celle-ci, dépendra le succès économique de ses projets.
Quelles sont les conséquences pour les études ?
Envisager l’innovation sous cet angle de la personne conduit à repenser les objectifs de recherche et les briefs qui les traduisent. Ceux-ci deviennent des exercices heuristiques bien plus exigeants que par le passé. Les templates habituellement utilisés sont obsolètes dans ce cadre, on va plutôt s’attacher à définir de véritables programmes d’études, formuler les questions de recherche étant même une étape clé dans la co-construction de l’innovation.
Envisager l’innovation sous cet angle de la personne conduit à repenser les objectifs de recherche et les briefs qui les traduisent. Ceux-ci deviennent des exercices heuristiques bien plus exigeants que par le passé.
Mais cela a aussi des implications sur les méthodes et les outils. Beaucoup ont été construits dans la perspective d’étudier les comportements ou les attitudes de consommateurs sur une catégorie strictement délimitée. Les panels sont l’archétype de cette vision « consommateur-centric », jusque dans les modes de rémunération des gens. Là, il faut déjà repenser la cible. Il s’agit non plus de consommateurs mais des destinataires de la solution à élaborer. Et de se donner les meilleures chances de saisir l’environnement, le contexte, l’éco-système dans lesquels ils évoluent, avec les parties prenantes et/ou les contributeurs qui peuvent en faire partie.
Faut-il nécessairement construire une nouvelle génération d’outils ?
Les études existent depuis près de 80 ans et se mettent à jour avec les nouvelles technologies, ce qui fait que la panoplie est déjà extrêmement complète. Il ne s’agit donc pas de tout réinventer. Mais la perspective que nous venons d’évoquer incite à modifier les équilibres dans l’usage des différents outils. Comprendre un environnement requiert le plus souvent de bien exploiter les données existantes, en particulier l’open data. Cela passe également beaucoup par l’observation et les approches « ethno ». Il y a toujours lieu de s’intéresser à ce qu’expriment les personnes, mais plus que jamais il importe de l’associer avec la prise en compte des signaux de l’environnement, et du contexte. C’est pourquoi la sémiologie avec ses multiples branches est devenue centrale dans notre pratique : c’est grâce à elle que nous pouvons faire le pont entre les données de l’environnement et celle exprimées par les personnes, décoder ce qui dépasse les limites du rationnel. Surtout, elle permet de passer de la compréhension à la préconisation. Du pourquoi au comment.
Il ne s’agit pas de tout réinventer. Mais la perspective que nous venons d’évoquer incite à modifier les équilibres dans l’usage des différents outils.
Mais cette perspective invite également à modifier fortement la manière de travailler ensemble, et notamment entre entreprises et cabinets d’études.
Mais encore ? Vers quoi faut-il aller ? Et comment cela se traduit en pratique pour une structure études-conseil comme la vôtre ?
Il est nécessaire d’envisager autrement la façon de co-construire avec les différentes équipes concernées des entreprises, et sans doute aussi avec les autres parties prenantes, les publics, les collectivités, les associations… Le modèle économique fait partie intégrante de l’innovation, et devient même l’objet premier de la créativité. Cela exige de travailler dans une grande intimité avec des personnes de plein d’horizons différents (la R&D mais également la production, la finance…), qui ne sont pas habituées à parler études ou sociologie. Quand l’enjeu porte sur les consommateurs, il va de soi qu’il concerne d’abord et avant tout le marketing et la communication. Si l’on sort de ce cadre, le brassage culturel s’impose. Et c’est un vrai challenge dans beaucoup d’entreprises !
Il est nécessaire d’envisager autrement la façon de co-construire avec les différentes équipes concernées des entreprises, et sans doute aussi avec les autres parties prenantes, les publics, les collectivités, les associations… Le modèle économique fait partie intégrante de l’innovation, et devient même l’objet premier de la créativité.
Les agences études ont donc une carte à jouer, mais elles doivent en grande partie muter pour y parvenir. Et sans doute faire un gros pas de plus vers le conseil, ce qui est plus facile pour des petites structures qui ont l’avantage naturel de la souplesse et de fonctionner en réseau. Côté DCap Research, nous avons fait partie de la première « fournée » des animateurs certifiés Vortex, une méthode créée par Edouard Le Maréchal. Celle-ci est conçue pour travailler en innovation et en prospective en étant spécifiquement adaptée au contexte d’un monde sans croissance. Je participe également à Think Lab Innov, un groupe de responsables Innovation et de conseils qui intervient sur l’innovation régénérative.
Une dernière question enfin : certains secteurs vous semblent-ils plus concernés que d’autres ?
Le premier qui me vient à l’esprit est celui de la santé, un univers dont le poids sur le budget de l’Etat est historiquement considérable, ce qui est de moins en moins tenable. Du fait notamment du vieillissement de la population, il y a un impératif à trouver des solutions alternatives. Dans cet univers, c’était non pas le proxy « consommateur » qui était en vigueur, mais celui du « patient ». Mais les acteurs prennent conscience de la nécessité d’une transformation, et ainsi de penser « personnes » plutôt que « patients ». Celle-ci prend forcément du temps, elle se heurte naturellement à des résistances, mais les choses avancent progressivement. Ce qui, au passage, nous ouvre des champs d’investigation. Nous travaillons beaucoup notamment sur la population des aidants, qui soulève de vrais défis car ce sont des personnes qu’on doit appréhender au minimum sur deux angles : elles-mêmes, et la ou les personnes dont elles s’occupent. Un aidant, en somme, c’est déjà un système à soi tout seul !
Au-delà de ça ce que nous montre notre Observatoire des Systèmes de Débrouille des Français depuis 2011, c’est qu’il y a de plus en plus d’univers où l’on ne pourra plus s’enfermer dans ce prisme des « consommateurs », et où s’exprime fortement le besoin d’innover autrement.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Diouldé Chartier-Beffa