L’intégration des avancées techniques et technologiques pour interroger les consommateurs et les citoyens est une constante dans l’histoire des études marketing. Mais, avec l’IA, un changement radical s’opère, et une opportunité majeure s’ouvre pour les entreprises : celle de bien mieux exploiter les connaissances déjà acquises qu’elles ne le faisaient jusqu’ici. Mais encore faut-il avoir les bons instruments pour cela, dédiés au métier du market research, et faire en sorte que les équipes se les approprient. Charlotte Taupin, qui a fait de ces enjeux son cheval de bataille, nous livre sa vision en nous présentant les outils et démarches qu’elle a développés avec son agence, Sugi Research.
MRNews : Nous allons évoquer vos convictions sur la façon dont nous étudierons les consommateurs d’ici 2030. Mais vous avez aussi droit à des jokers… Sur quoi les mettriez-vous ?
Charlotte Taupin (Sugi Research) : 2030, c’est demain en effet compte tenu de la vitesse des changements en cours dès lors que la technologie est en jeu. Et je pense bien sûr tout particulièrement à l’Intelligence Artificielle. En 6 mois, beaucoup de choses deviennent obsolètes. Le vrai doute pour moi porte sur le rythme et le niveau d’appropriation par les équipes, notamment dans les entreprises. Oui la technologie peut générer des switchs cruciaux dans les années qui viennent, c’est certain. Mais quid de la façon dont elle sera adoptée ? Comment rentrera-t-elle dans le quotidien des gens ? Cette question va conditionner énormément de choses…
Rétrospectivement, on peut dire que le métier des études a bien intégré les transformations majeures de ces dernières années dans les modalités d’étude des consommateurs et les citoyens… Le online, l’usage des réseaux sociaux, l’appropriation s’est faite finalement très vite… Sauf que le virage technologique auquel nous assistons avec l’IA porte sur un autre enjeu, qui est de faire équipe avec l’IA, de trouver le bon équilibre du nouveau duo homme-machine. Avant on intégrait des outils qu’on apprenait à piloter. Aujourd’hui ces outils s’intègrent dans notre quotidien, il faut donc apprendre à travailler en équipe avec une machine !! Et là, joker…
Avant on intégrait des outils qu’on apprenait à piloter. Aujourd’hui ces outils s’intègrent dans notre quotidien, il faut donc apprendre à travailler en équipe avec une machine !! Et là, joker…
Cela fait très directement le lien avec votre conviction clé sur la façon dont nous étudierons et connaitrons les consommateurs d’ici 2030…
Exploiter la connaissance, c’est l’un des leviers évidents que l’IA permet de faire. On peut enfin traiter des masses d’informations et pouvoir les réutiliser. J’ai l’impression que ça fait longtemps qu’on attendait ça… pouvoir atteindre une sorte de ROI avec nos études. Le fait que les organisations soient noyées sous les informations ne date pas d’hier, mais la révolution digitale a amplifié ce phénomène au point d’en faire une problématique majeure. Dans ce contexte, le réflexe des entreprises est de déclencher une nouvelle étude plutôt que de se tourner vers celles qu’elles ont réalisées. Sauf qu’avec l’IA tout change. Ce qui ne veut pas dire qu’elles doivent arrêter de faire des études, nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir.
Exploiter la connaissance, c’est l’un des leviers évidents que l’IA permet de faire. On peut enfin traiter des masses d’informations et pouvoir les réutiliser. J’ai l’impression que ça fait longtemps qu’on attendait ça… pouvoir atteindre une sorte de ROI avec nos études
Ce qui bouleverse la donne, c’est d’une part que ces technologies longtemps fantasmées sont aujourd’hui extrêmement opérantes. Mais aussi le fait qu’il soit relativement aisé de s’en approprier l’usage. Il n’y a pas besoin d’être un geek pour cela, à la différence de certaines évolutions passées. Là, quasiment tout le monde peut voir à quoi ça ressemble de poser une question à ChatGPT. Et il est assez facile de se former. Mais encore faut-il que le déclic se fasse.
Sugi Research est née de cette vision, j’imagine ?
Oui, mais ce n’est pas si simple… Certaines générations, dont la mienne, peuvent passer à côté de ruptures technologiques, par méconnaissance ou par crainte de ne pas y arriver. Cette appréhension, je l’ai eue. Et donc oui, à un moment donné, j’ai « plongé » dedans… J’ai consacré quelques jours et peut-être même quelques nuits à découvrir et à tester les outils de l’IA avant d’en ressortir avec la certitude qu’il y avait là matière à faire de vraies applications dédiées au métier des études. Et qu’un énorme switch pouvait se déclencher avec ça dans cet univers…
Venons-en à la question du comment ce switch peut se faire. En quoi Sugi Research peut aider les entreprises à faire celui-ci, avec quels instruments ?
Nous proposons aujourd’hui deux outils pensés pour être très complémentaires. Le premier, que nous avons dénommé SugiScan, a vocation à aider les organisations à mettre à plat la connaissance dont elles disposent. L’idée est simple en réalité, elle consiste à dire que la première étape avant de pouvoir réutiliser la connaissance, c’est d’en faire un inventaire. Concrètement, c’est un livrable. Alors que l’entreprise a en stock de milliers de rapports d’études, de mails, de fichiers divers et variés, l’outil produit un mapping synthétique de la connaissance autour des clients et des marchés. Cela aide ainsi à mettre toutes les équipes à niveau sur la nature des connaissances disponibles. Le second outil, lui, permet aux utilisateurs d’interroger le corpus de connaissances de l’organisation, de poser une question et d’obtenir en retour une réponse documentée, sourcée…
La première étape avant de pouvoir réutiliser la connaissance, c’est d’en faire un inventaire.
Imaginons que je sois le responsable du market research chez Michelin par exemple, comment puis-je mettre en place ces outils à disposition des équipes ?…
Pour que l’inventaire que nous venons d’évoquer soit efficace, cela suppose d’avoir en amont un temps de réflexion. Celle-ci a pour objet de définir quelles sont les grandes « boites » ou les « armoires » pertinentes pour l’entreprise, celles dans lesquelles elle va pouvoir ranger la connaissance. Bien sûr, on pourrait le faire en fonction des natures d’études tels que les tests de communication, les tests de concepts, les Usages et Attitudes, etcetera. Mais nous ne recommandons surtout pas de procéder ainsi. Ce classement ne parlerait qu’aux spécialistes des études, avec le jargon propre au métier, alors que l’idée au contraire est que cette nomenclature soit compréhensible de tous, y compris du directeur marketing ou pourquoi pas du DG de l’organisation.
Nous proposons donc une autre démarche, qui consiste à structurer la connaissance en fonction des enjeux de l’entreprise, comme l’innovation, la marque, la sustainability… Ou éventuellement les catégories de produits ou les zones géographiques. Il ne peut pas y avoir une nomenclature standard. Cette macro-arborescence doit être définie au cas par cas, avec une réflexion qui peut être menée en s’appuyant sur SugiConnect, un réseau d’experts formés à la méthode et aux outils IA Sugi.
Nous proposons une démarche qui consiste à structurer la connaissance en fonction des enjeux de l’entreprise, comme l’innovation, la marque, la sustainability…
Ce panorama synthétique de la connaissance ayant été posé, je sais ce que j’ai « en magasin », et je ne peux donc que mieux utiliser la plateforme de requête ?
C’est exactement ça. Vous pouvez naturellement vous en tenir à cette première étape si votre besoin se limite à cela. Mais oui en effet, SugiScope est conçu pour vous aider à exploiter toutes les études et connaissances dont vous disposez déjà. Nous sommes dans le domaine du Knowledge Management. On pourrait résumer l’outil comme étant une sorte de ChatGPT dédié aux études, spécifiquement aménagé pour interroger ce type de corpus. Nous mettons en place des environnements, créons des assistants permettant de faciliter la formalisation de prompts efficaces. Vous interrogez ainsi le corpus, et obtenez instantanément en retour la réponse documentée et sourcée dont vous avez besoin.
On pourrait résumer l’outil SugiScope comme étant une sorte de ChatGPT dédié aux études, spécifiquement aménagé pour interroger ce type de corpus.
Cette plateforme est utilisable en souscrivant une licence, le pricing reposant sur le nombre d’utilisateurs dans l’entreprise. L’outil étant extrêmement intuitif, il n’est pas nécessaire de passer par une formation, la prise en main est immédiate.
Vidéo démonstration SugiScope (Sugi Research)
Mais le vrai enjeu est bien sûr que les gens utilisent ces outils au quotidien et parviennent à en faire le meilleur usage…
Les marges de manœuvre sont essentiellement côté entreprises. Que vous est-il possible de faire à votre niveau ?
Nous devons aussi jouer notre rôle. C’est ce qui nous a incités à constituer un « consortium » de professionnels qui testent l’outil. Ceux-ci nous aident à entrevoir les optimisations fonctionnelles à développer. Mais ils nous permettent également d’appréhender comment les gens se l’approprient, quelles sont les contraintes à mieux intégrer en particulier sur des enjeux de responsabilité et d’éthique. Qu’est-ce qui est souhaitable, qu’est-ce que ce qui ne l’est pas ? Nous sommes ainsi embarqués avec eux dans une dynamique d’éco-conception de ces outils d’IA dédiés aux études. Sachant que, par ailleurs, Esomar a fait un travail remarquable sur ce sujet, en définissant la liste des questions à poser à un fournisseur utilisant l’IA dans le domaine du Market Research.
Pour les entreprises, n’y a-t-il pas un challenge important sur le profil des responsables études, souvent plus « câblés » pour réaliser des études plutôt que pour exploiter la connaissance acquise ?
Oui, cela me semble très juste en effet. Je suis convaincue depuis longtemps de la nécessité pour les entreprises d’une plus grande variété des profils dans les équipes « Etudes », avec notamment une forte représentation des compétences de communication. Bien sûr il faut réaliser des études et donc savoir le faire ou le faire faire. Mais, encore une fois, bien les exploiter est un enjeu essentiel, ce qui se passe après l’étude est extraordinairement important. De même qu’il faut des outils pour exploiter la connaissance acquise, les market-researchers doivent être armés pour en communiquer les enseignements le plus efficacement possible.
De même qu’il faut des outils pour exploiter la connaissance acquise, les market-researchers doivent être armés pour en communiquer les enseignements le plus efficacement possible.
Mais il y a aussi un enjeu de formation ! Et, avec l’IA, nous avons un contexte très particulier. Apprendre à utiliser ces outils est relativement facile, nous l’avons évoqué. Et cette technologie est un vrai « game-changer ». Il y a donc là une opportunité énorme à exploiter pour les entreprises, sous réserve qu’elles prennent bien conscience de cet enjeu et allouent les ressources en conséquence.
Mieux exploiter la connaissance acquise ne signifie pas pour autant qu’il faut cesser de réaliser des études…
Mon message est parfois perçu ainsi, mais non, surtout pas !! Il y a toujours besoin de creuser, d’augmenter la connaissance… Mais on ne le fait jamais mieux que lorsqu’on exploite bien celle dont on dispose déjà. Où celle qui est disponible par ailleurs, puisque je crois aussi beaucoup au développement de l’usage de l’open data.
Capitaliser est clé pour progresser, sinon on tourne en rond en dépensant beaucoup de temps et d’argent ! C’est le premier réflexe dans la recherche universitaire, avant de lancer un sujet, on commence par une revue de la littérature existante. Au fond, on en revient toujours à la même évidence, nous devons tous être plus rationnels dans l’usage de nos ressources.
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé(e) : @ Charlotte Taupin