Pour Vincent Christen (Sorgem Advance), prévoir le futur même à un horizon aussi proche que 2030 est un exercice assez vain dans le contexte d’aujourd’hui. Les marques ne doivent pour autant pas se résigner à subir les évènements mais, selon lui, jouer au contraire pleinement leur rôle de transformation de la société en contribuant ainsi à façonner ce futur. Il nous livre ses convictions sur le modus operandi et les paramètres clés qu’elles se doivent d’intégrer.
MRNews : 2030 est une date très proche. Est-il si facile pourtant de prévoir les comportements des consommateurs à cet horizon ?
Vincent Christen (sorgem advance) : Six ans, cela parait peu en effet. Mais plus personne aujourd’hui n’oserait affirmer la possibilité de prévoir à coup sûr les comportements des individus, y compris à cet horizon. Sans doute assistons-nous même à la « mort » de la prévision, puisque tout semble désormais possible. Les entreprises ont néanmoins besoin d’anticiper sur ce qui peut advenir, de disposer de scénarii. Ce qui génère un regain d’intérêt de leur part pour la prospective, c’est ce que nous observons en tout cas chez nos clients.
Or ce regard prospectif est d’autant plus pertinent lorsque les marques se définissent un cap, en étant conscientes du rôle qu’elles peuvent jouer dans la société. Le futur, c’est aussi et surtout ce que les marques en feront, avec la capacité que cela suppose à établir et exprimer un récit. Avoir un cap leur permet ainsi d’ajuster leur trajectoire, en fonction de conditions certes impossibles à prévoir avec certitude, mais qu’il est néanmoins envisageable de « scénariser ».
Un regard prospectif est d’autant plus pertinent lorsque les marques se définissent un cap, en étant conscientes du rôle qu’elles peuvent jouer dans la société. Le futur, c’est aussi et surtout ce que les marques en feront, avec la capacité que cela suppose à établir et exprimer un récit.
Quelles sont donc vos hypothèses s’agissant du consommateur de 2030 ? A quoi ressemblera-t-il ?
Ma première conviction est qu’il faut appréhender ce consommateur au pluriel. Mais d’une part en ne s’enfermant pas dans des étiquettes telles que « Les Jeunes », « Les Seniors » ou « Les Gen Z », qui sont en partie factices et ne s’appuient pas sur des fondements homogènes. Et aussi en tenant compte du fait qu’ils sont d’abord et avant tout des individus, traversés par des enjeux et des problématiques de nature humaine au sens large et pas seulement consumériste.
Les segmentations transverses aux catégories de produits et de services peuvent bien sûr avoir leur utilité. Mais je crois plus opérant de travailler sur la notion de « tensions », ce qui suppose une certaine profondeur d’analyse et de s’intéresser aux ‘human insights’ sous-jacents aux logiques de consommation ou même de citoyenneté. Nous sommes tous les uns et les autres « plongés » dans un bain culturel, sociétal, avec les tensions qui en résultent, celles-ci étant ainsi des grilles de lecture matricielles qui concernent toutes les industries, de la banque au luxe en passant par les mobilités, le food, le tourisme…
Les segmentations transverses aux catégories de produits et de services peuvent bien sûr avoir leur utilité. Mais je crois plus opérant de travailler sur la notion de « tensions », ce qui suppose une certaine profondeur d’analyse et de s’intéresser aux ‘human insights’ sous-jacents aux logiques de consommation ou même de citoyenneté.
Quelles sont donc selon vous les tensions les plus structurantes à horizon 2030 ?
La première est aujourd’hui omniprésente et a toutes les chances d’être encore très prégnante en 2030. C’est la fameuse tension « fin du monde / fin du mois ». Nous vivons la fin du règne de la société de consommation telle qu’elle avait été initiée sous les Trente glorieuses, avec des marques qui donnaient le « tempo » de l’équipement, du statut. Les gens recherchent autre chose aujourd’hui, quel que soit leur niveau de vie. Mais la problématique du pouvoir d’achat concerne une part croissante de la population. Cette tension est plus ou moins forte selon les catégories, le cas de l’automobile par exemple étant sans doute assez saisissant. Carlos Tavares l’a évoqué, l’État impose de façon assez verticale le tout électrique, ce qui peut sembler « logique », mais a néanmoins des effets pernicieux. Dont celui de favoriser le marché chinois, avec tout ce que cela implique pour une industrie française déjà en difficulté ; de générer des impacts écologiques qui ne sont pas à sens unique. Et aussi de renforcer une fracture sociale, une bonne part de la population n’ayant pas les moyens de s’approprier des solutions de mobilité dites vertes…
La fameuse tension « fin du monde / fin du mois » est aujourd’hui omniprésente. Elle a toutes les chances d’être encore très prégnante en 2030.
Nous observons ainsi une polarisation qui s’applique tant à la société elle-même qu’aux offres des entreprises. Les individus situés en haut de la pyramide s’en sortent plutôt bien voire mieux qu’avant. Alors que la middle-class souffre et qu’une partie importante et croissante de la population a du mal à boucler ses fins de mois. Et du côté de l’offre, les marques qui tirent le mieux leur épingle du jeu sont soit dans l’univers du low cost soit dans le premium, les acteurs du moyen de gamme étant eux en terrain bien plus difficile…
Les individus-consommateurs de 2030 seront-ils encore et toujours plus individualistes ?
Voilà une autre tension qui me semble en effet très structurante à cet horizon, avec ce double besoin que ressentent les êtres humains à la fois de se singulariser — le digital leur ayant permis d’étendre considérablement leur champ d’expression —, mais aussi d’être dans une forme d’appartenance à un groupe.
Les marques ont là encore leur mot à dire pour y répondre, d’autant que les acteurs de l’univers politique sont en échec sur ce terrain. Certaines s’expriment de façon assez incisive pour proposer aux individus de re-créer des liens à partir d’une communauté de valeurs, parfois sur des notions qui peuvent paraitre relativement simples. Je pense par exemple à une marque telle que Président, qui me semble préempter le thème du plaisir avec une certaine efficacité. Un plaisir associé à de bons produits, à de la convivialité et à des expériences stimulantes, un peu en contrepoint d’un discours dominant quelque peu hygiéniste, avec l’injonction à faire attention, de s’adonner à l’exercice physique, etcétéra. Je suis convaincu que ce besoin de plus de liens autour de valeurs partagées constitue un phénomène crucial pour les marques, et un terreau essentiel pour favoriser leur performance économique.
Je suis convaincu que ce besoin (des individus) de plus de liens autour de valeurs partagées constitue un phénomène crucial pour les marques, et un terreau essentiel pour favoriser leur performance économique.
Vous avez évoqué deux tensions majeures. En voyez-vous d’autres ?
Oui, au moins encore deux. Je suis frappé par l’importance qu’a prise la tension entre « Innovation » et « Progrès ». L’innovation est omniprésente dans les discours des marques et plus largement dans la société, des voitures électriques à ChatGPT en passant par les smartphones et mille autres objets ou services. On n’a même peut-être jamais autant parlé de technologie qu’aujourd’hui, celle-ci étant très segmentante et « profitant » d’abord et avant aux populations aisées. Sauf qu’il n’est quasiment plus de question de progrès. Or il y a précisément une forte attente du public que les marques ne se préoccupent pas seulement de l’incrémental technologique, mais intègrent de l’incrémental sociétal, au bénéfice du plus grand nombre. Je suis convaincu que cette tension sera extrêmement structurante dans les années à venir. La technologie sera vraisemblablement de plus en plus présente dans tous les domaines, y compris la santé et l’éducation. Mais les marques doivent être vigilantes quant à leur discours, éviter de célébrer incessamment le culte de la technologie et parler beaucoup plus de progrès humain.
Il y a une forte attente du public que les marques ne se préoccupent pas seulement de l’incrémental technologique, mais intègrent de l’incrémental sociétal, au bénéfice du plus grand nombre.
La dernière tension que j’évoquerai porte sur la question de la data. Les systèmes des marques en arrivent à une forme d’aporie. Il y a à la fois un désir des individus d’être considéré comme uniques, avec un intérêt décroissant vis-vis des offres indifférenciées. Et en même temps, ils sont rétifs à l’idée de communiquer leurs datas aux entreprises, ce qui est pourtant la condition sine qua non de la personnalisation. Les marketeurs ont là aussi un terrain de réflexion important.
Dans ce contexte, vous dites que les marques doivent assumer leur rôle dans la transformation de la société. Comment ?
En effet, certaines marques — y compris les plus grandes — ont perdu une forme de leadership culturel et sociétal, leur emprise sur la société s’est étiolée. Aujourd’hui les consommateurs changent et vont parfois plus vite qu’elles. Les marques se retrouvent ainsi dans l’obligation de répondre à des injonctions de la société qui peuvent épuiser leur singularité.
Elles doivent donc prendre la mesure de cette vitesse, le plus souvent en redécouvrant leur ADN et leur récit fondateur. Elles ont ce capital en elles, qui doit être ré-exploité, refertilisé. C’est la condition pour que les marques se redonnent une énergie motrice qui ne soit pas seulement celle de la performance économique à court terme, mais celle du sens, avec la singularité propre à chacune. Elles doivent savoir là où elles veulent- emmener les gens. Cela vaut pour les consommateurs, mais aussi pour les futurs collaborateurs potentiels, et en particulier certains jeunes qui tendent parfois à se détacher des marques, et notamment des plus grandes.
Les marques doivent prendre la mesure de cette vitesse (des changements côté consommateurs), le plus souvent en redécouvrant leur ADN et leur récit fondateur. Elles ont ce capital en elles, qui doit être ré-exploité, refertilisé. C’est la condition pour qu’elles puissent se redonner une énergie motrice qui ne soit pas seulement celle de la performance économique à court terme, mais celle du sens, avec la singularité propre à chacune.
La priorité des priorités pour les marques est donc de mieux se connaitre elles-mêmes ?
Absolument, notre vocation étant précisément de les aider en ce sens, avec un outil comme notre Fond de marque que nous avons fait évoluer pour mieux leur permettre de repenser leur vision et leur mission, et de redéployer ainsi des plateformes de marque plus adaptées au contexte que nous venons d’évoquer. Nous intégrons un important volet prospectif pour renforcer leur capacité à définir un horizon, un cap vers lequel les collaborateurs peuvent se projeter, qui soit à la fois cohérent et désirable, non définitif peut-être, mais à même de redonner l’oxygène qui fait parfois défaut.
POUR ACTION
• Echanger avec l’ interviewé(e) : @ Vincent Christen