# Le consommateur de 2030 : quelles certitudes ? quelles hypothèses ?
Interview de Laurent Rouzé, Institut Enov

"Les marques doivent plus que jamais mettre l’engagement au cœur de leurs stratégies"

Laurent Rouzé
Directeur de Clientèle chez Enov

30 Jan. 2024

Partager

Et si l’impératif du « consommer moins » qu’induit la double crise économique et climatique pouvait — au moins par endroit — être détourné vers un « consommer mieux » ? C’est l’hypothèse que soulève ici Laurent Rouzé (Enov) en posant des certitudes mais aussi quelques possibles points de bascule à horizon 2030, avec ce que cela implique pour les consommateurs et les marques, et les opportunités qui en résultent.

MRNews : Les entreprises vous donnent-elles le sentiment de plutôt bien parvenir à anticiper ce que seront les consommateurs de 2030 ? 

Laurent Rouzé (Enov) : Elles l’appréhendent chacune à leur façon mais il n’est pas rare qu’elles se sentent perplexes ou même un peu « perdues ». 2030 est une date proche, mais elles voient cette échéance comme une injonction à planifier à plus long terme à laquelle elles ont du mal à répondre. De fait, l’enjeu est de plus en plus présent dans leurs briefs. Il y a néanmoins de vraies certitudes du côté des consommateurs, qui s’attendent à ce que le monde de 2030 soit encore plus cher et plus climatiquement incertain qu’il ne l’est aujourd’hui. Ils perçoivent on ne peut plus clairement que le tableau n’est pas aussi rose qu’avant, que nous avons perdu en équilibre et en paix. Au fond, il est acquis pour tous — pour les individus comme pour les entreprises — que nous vivons une double crise, économique et climatique, dont on n’imagine pas de sortie miraculeuse et qui sera la donne de 2030.

Il est acquis pour tous — pour les individus comme pour les entreprises — que nous vivons une double crise, économique et climatique, dont on n’imagine pas de sortie miraculeuse et qui sera la donne de 2030.

La confrontation à cette double crise fait partie des certitudes à partir desquelles il faut donc nécessairement penser la consommation de 2030…

Absolument ! Dans ce contexte, une part considérable des consommateurs sont d’ores-et-déjà amenés à réaliser des arbitrages au jour le jour. Et ce phénomène va très vraisemblablement se poursuivre. Leur volonté de maintenir un certain niveau de confort ainsi que leur « libre-arbitre » aura pour effet de transformer ces arbitrages subis en choix conscients, ce qui va les inciter à être de plus en plus « sélects ». Je veux dire par là que les contraintes se traduisent dans un premier temps par des logiques de réduction de la consommation, voire des abandons et/ou des reports catégoriels. Mais vient toujours un moment où la consommation se restructure, où les gens parviennent à reconstruire la possibilité de faire des choix. Ce qui peut éventuellement ouvrir l’opportunité d’une nouvelle forme de dialogue entre les marques et les individus…

Pourquoi seraient-ils encore plus « sélects » qu’ils ne le sont aujourd’hui ?

C’est d’abord une question d’état d’esprit… Ils « intériorisent » une contrainte toujours plus présente, et ils seront donc logiquement de plus en plus exigeants sur les clés leur permettant de la gérer au mieux. Mais il se trouve qu’ils ont aussi accès à de nombreux instruments pour se redonner des marges de manœuvre et des possibilités de choix. Et on peut penser que l’IA va décupler ces possibilités. On en parle énormément en tant qu’outil pour les entreprises et leurs équipes marketing, mais il y a toutes les chances pour qu’une bonne partie des consommateurs s’en empare pour mieux sélectionner les produits et les marques qui correspondent à la fois à leurs besoins et leurs moyens. 

Les consommateurs « intériorisent » une contrainte toujours plus présente, et ils seront donc logiquement de plus en plus exigeants sur les clés leur permettant de la gérer au mieux. Mais il se trouve qu’ils ont aussi accès à de nombreux instruments pour se redonner des marges de manœuvre et des possibilités de choix

Il y a en fait un enjeu de pouvoir dans la relation consommateurs-marques autour de ces outils du monde numérique. On en voit par exemple les signes — même s’ils sont ténus — avec le développement des VPN, qui donnent aux gens la possibilité de se protéger en préservant leur anonymat et qui aujourd’hui se diversifient ! De leur point de vue, ils ont signé un pacte faustien avec les marques, ils savent que celles-ci disposent de leurs données. Mais ils n’ont pour autant pas abandonné la partie, lorsque des outils leur permettent de changer le rapport de force, ils les adoptent, en tout cas ceux qui peuvent le faire. Plus largement, il y a de leur part une forte attente de transparence, une exigence de pouvoir exercer leur libre arbitre, et à minima une prise de conscience de la valeur de leurs données personnelles, surtout pour la Génération Z. Mais il y aura probablement une nouvelle forme de fracture dans la relation au numérique…

Les consommateurs ont signé un pacte faustien avec les marques, ils savent que celles-ci disposent de leurs données. Mais ils n’ont pour autant pas abandonné la partie, lorsque des outils leur permettent de changer le rapport de force, ils les adoptent, en tout cas ceux qui peuvent le faire.

Une fracture qui s’ajouterait à celle de l’agilité avec les outils digitaux ?

Oui, nous observons en effet les signes d’une seconde fracture qui repose elle plutôt sur une notion d’appétence. Beaucoup de gens pointent du doigt les limites du « tout digital », et pas seulement des seniors parfois moins à l’aise avec ces outils. Beaucoup de jeunes expriment leur désir de plus de simplicité et d’authenticité, dans les interactions mais aussi s’agissant des produits et des techniques. Ils veulent du vrai durable, et non le durable galvaudé par le marketing. L’empreinte écologique de la production et consommation de produits digitaux, celle liée aux infrastructures support, la faible réparabilité et l’absence de solutions de recyclages efficaces viennent appuyer ces sentiments. L’attente s’applique aussi dans les relations avec les marques, quand celles-ci semblent encourager le recours au numérique d’abord pour des raisons économiques plutôt que pour améliorer l’expérience, en corrélation alors avec un sentiment de baisse de qualité de service. 

Beaucoup de gens pointent du doigt les limites du « tout digital », et pas seulement des seniors parfois moins à l’aise avec ces outils. Beaucoup de jeunes expriment leur désir de plus de simplicité et d’authenticité, dans les interactions mais aussi s’agissant des produits et des techniques. Ils veulent du vrai durable, et non le durable galvaudé par le marketing.

Il y a bien sûr de l’ambivalence sur ces sujets. Quand on interroge les gens, ils disent tous qu’un retour au monde d’avant le numérique est impossible tellement celui-ci apporte de bénéfices dans nos modes de vie. Mais il est aussi synonyme pour eux d’une dépersonnalisation des relations et d’une altération des expériences réelles, avec le risque de se laisser envahir par une utilisation passive du digital. D’où cette envie de trouver un autre équilibre. Cela aura très certainement des impacts dans les choix de consommation et les usages, d’autant plus que les jeunes générations seront très présentes en 2030 : les Y auront entre 35 et 50 ans ; et les Z entre 20 et 35 ans.

Quelles stratégies les marques peuvent-elles déployer dans ce contexte ?

Celui-ci invite à repenser pas mal de choses… Côté consommateur, on voit bien qu’il y a à la fois de l’incertitude quant à l’avenir, beaucoup de tensions et la perspective d’un « consommer moins ». Il y a le sentiment d’une forme de régression, la représentation que même des expériences qui nous semblent banales aujourd’hui pourraient bien ne plus l’être demain. Il y a aussi la perception très claire que le « vivre ensemble » a perdu beaucoup de vitalité. Mais en réalité, c’est aussi la possibilité d’un « consommer mieux » qui s’est inscrite dans les esprits et pourrait s’imposer plus encore dans les années à venir, avec la remise en question du concept de croissance. Pour aller non pas nécessairement vers de la décroissance, mais au moins vers plus de progrès humain et une consommation plus sereine. Cela va de pair avec la montée en puissance des achats groupés ou de seconde main, du troc, de pratiques d’entraides y compris à petite échelle. Beaucoup de questions se posent notamment sur la notion d’innovation. Pour ce qui est du rôle des marques, ma conviction est qu’il y a un vrai sens pour elles à proposer des pactes d’engagement avec les consommateurs.

C’est aussi la possibilité d’un « consommer mieux » qui s’est inscrite dans les esprits et pourrait s’imposer plus encore dans les années à venir, avec la remise en question du concept de croissance. Pour aller non pas nécessairement vers de la décroissance, mais au moins vers plus de progrès humain et une consommation plus sereine.

Que mettez-vous sous cette notion ?

Les marques parlent beaucoup d’engagement, dans une logique qui s’intéresse plus particulièrement aux comportements des gens, et bien sûr à leur fidélité. Mais un vrai engagement implique une double posture active des consommateurs, à la fois sur le plan comportemental et attitudinal, et donc un réel attachement. L’idée est bien d’aller dans le sens d’un engagement bilatéral. Cela suppose pour les marques d’être vivantes, conniventes et gratifiantes pour pouvoir agir sur le cœur des gens. D’une part de leur proposer des expériences passant par autre chose que le tout numérique. Et également d’être dans une forme d’évidence de l’alignement avec leurs valeurs et leurs aspirations. Au fond, il y a un idéal de marques « engagées et engageantes », qui permettraient aux individus de consommer à la fois sans devoir les surveiller ni se surveiller eux-mêmes. Cela passera donc impérativement par la capacité des marques à délivrer des preuves, face à des consommateurs et notamment les plus jeunes qui deviendront naturellement de plus en plus sélects comme nous l’avons évoqué, avec des postures qui peuvent s’apparenter à du militantisme.

Les marques parlent beaucoup d’engagement, dans une logique qui s’intéresse plus particulièrement aux comportements des gens, et bien sûr à leur fidélité. Mais un vrai engagement implique une double posture active des consommateurs, à la fois sur le plan comportemental et attitudinal, et donc un réel attachement. L’idée est bien d’aller dans le sens d’un engagement bilatéral.

Il y a une vraie exigence là encore chez les plus jeunes dans la relation que les marques leur proposent. Ils ne veulent pas être enfermés dans des étiquettes, mais plutôt vivre des expériences personnalisées, et que l’on respecte leur désir d’autodétermination.

Quelles études devraient selon-vous privilégier les annonceurs pour aller dans ce sens spécifiquement sur leurs champs d’activité ?

Notre vision chez Enov est qu’ils ont tout à gagner à intégrer les consommateurs le plus en amont possible dans leurs innovations et plus largement dans leurs processus de décision et de transformation. Cette notion d’innovation est omniprésente dans les discours des marques, mais celles-ci se bornent le plus souvent à optimiser l’existant. En réalité il y a aujourd’hui une forte exigence de créativité, c’est la seule option pour trouver des solutions nouvelles dans le contexte que nous avons évoqué. Nous encourageons donc les marques à lancer des projets de co-réflexion avec les consommateurs. La co-création, c’est bien, très bien même, mais celle-ci suppose que les équipes aient déjà des débuts d’idée sur ce qu’elles vont présenter aux gens. La co-réflexion est une démarche encore plus ouverte, qui intègre des phases d’études observatoires dont les résultats sont partagés avec les participants. Il faut également laisser une place importante à la réflexion prospective dans ces chantiers, avec de nouvelles formes de workshop inspirés du principe du design fiction notamment. 

Il y a aujourd’hui une forte exigence de créativité, c’est la seule option pour trouver des solutions nouvelles dans le contexte que nous avons évoqué. Nous encourageons donc les marques à lancer des projets de co-réflexion avec les consommateurs.

Nous allons tous vers plus sobriété, c’est une évidence. Mais une sobriété choisie et définie en bonne intelligence avec les consommateurs est largement préférable à une sobriété subie. Le changement doit donc être pensé et élaboré ensemble, c’est en tout cas notre conviction.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’ interviewé(e) : @ Laurent Rouzé

  • Retrouver les points de vue des autres intervenants du dossier 

Partager

S'ABONNER A LA NEWSLETTER

Pour vous tenir régulièrement informé de l’actualité sur MRNews