# Quelles études marketing pour prendre dix ans d’avance sur ses concurrents ? (volet 2)
Emmanuel Delsuc, CEO de Strategir

"Et si la première des priorités était de rattraper le temps perdu pour la planète ?"

Emmanuel Delsuc
CEO de Strategir

18 Oct. 2023

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Les entreprises peuvent-elles continuer à vouloir systématiquement gagner des parts de marché ? Et donc, le plus souvent, à produire toujours plus dans des conditions qui épuisent les ressources naturelles de la planète, avec tous les enjeux que cela implique, en faisant fi d’un compte à rebours de plus en plus évident ? C’est la grande interrogation que formule ici Emmanuel Delsuc (Strategir), en nous invitant à une réflexion sur les alternatives possibles au jeu concurrentiel dominant, et au rôle que peut avoir un institut d’études marketing dans ce contexte. 

MRNews : Fin 2023, est-ce une ambition souhaitable pour une entreprise que de vouloir prendre dix ans d’avance sur ses concurrents ? 

Emmanuel Delsuc (Strategir) : Une des grandes interrogations d’aujourd’hui est de savoir ce que signifie de prendre dix d’avance, y compris pour les entreprises. Je dis cela modestement, cette question ne s’imposait pas à moi ne serait-ce qu’il y a un an ou deux. Mais il y a eu pour moi une sorte de point de bascule, il y a quelques mois, au moment où nous avons participé à la Convention des Entreprises pour le Climat, avec 40 autres sociétés représentées par des binômes CEO et responsables de la sustainability. Sur les 5 sessions incluses dans le parcours, la première consistait en un état des lieux. Delphine a eu l’occasion de l’évoquer, cela a été pour nous le déclencheur d’une grosse prise de conscience quant à la gravité de l’état de santé de la planète. Nous savons que le monde de demain sera vraiment différent de celui que nous avons connu, avec le réchauffement climatique, la dégradation de la biodiversité et la raréfaction de l’eau et des énergies dominantes. Nous approchons d’une forme de big-bang avec d’énormes répercussions économiques, sociales, géopolitiques… Certains pays vont devenir littéralement invivables. Dans ce contexte, qu’est-ce que prendre dix ans d’avance ? Est-ce qu’il ne faut pas plutôt rattraper le temps perdu ? Et cette question nous concerne tous, elle n’est pas dissociable de la façon de concevoir l’économie des entreprises.

Nous approchons d’une forme de big-bang avec d’énormes répercussions économiques, sociales, géopolitiques… Certains pays vont devenir littéralement invivables. Dans ce contexte, qu’est-ce que prendre dix ans d’avance ? Est-ce qu’il ne faut pas plutôt rattraper le temps perdu ? Et cette question nous concerne tous, elle n’est pas dissociable de la façon de concevoir l’économie des entreprises.

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On évoque parfois la notion d’horloge biologique s’agissant des êtres humains. Mais on sait aujourd’hui qu’il existe une horloge planétaire…

Exactement ! Cela résume ce que nous avons pris dans la figure dans le cadre de cette convention, avec des explications simples et implacables venant d’experts de référence sur le fait que les ressources que nous utilisons ne se régénèrent pas. Nous les épuisons. Effectivement, il y avait un tic-tac que quasiment personne ne percevait jusqu’ici. Et maintenant tout le monde ou presque l’entend, il est devenu omniprésent. Donc l’enjeu qui s’impose dans ce contexte est plutôt d’essayer de rattraper le temps perdu. Or nous, institut d’études marketing travaillant avec des acteurs mondiaux, nous avons un rôle à jouer. Même s’il est modeste, nous avons un effet de levier potentiel sur un volant d’actions de ces très grandes organisations. Nous sommes là en tant qu’intercesseur entre des consommateurs qui ont des besoins, des envies, des soucis de pouvoir d’achat… Et une marque, avec bien sûr des intérêts économiques et financiers. Donc la question que nous nous posons, dans ce rôle d’intercesseur, est celle de la contribution que nous pouvons avoir pour rattraper ce temps perdu.

Nous sommes là en tant qu’intercesseur entre des consommateurs qui ont des besoins, des envies, des soucis de pouvoir d’achat… Et une marque, avec bien sûr des intérêts économiques et financiers. Donc la question que nous nous posons, dans ce rôle d’intercesseur, est celle de la contribution que nous pouvons avoir pour rattraper ce temps perdu.

La compétition est-elle nécessairement compatible avec le principe de la sustainability ?

Ah, ce n’est pas une question simple, en tout cas elle fait débat. Pour ma part, je ne crois pas que le principe de compétition soit condamnable. Mais le point est de définir sur quoi elle se joue. Si elle s’inscrit dans une logique systématique de croissance volumique, ce qui est quand même la règle du jeu dominante dans nos économies actuelles, oui il y a vraisemblablement un souci parce que l’on sait désormais que cette logique nous mène à une impasse. En visant à produire encore et toujours plus, on a toutes les chances de poursuivre ce phénomène d’épuisement des ressources naturelles que nous avons évoqué. Mais on peut imaginer d’autres formes de croissance et donc de compétition. Prenons le cas d’une entreprise qui aurait fortement investi en termes de R&D et serait ainsi parvenue à construire un avantage quant à la valeur de sa proposition. Elle peut bien sûr persister dans la course aux parts de marché, racheter éventuellement des concurrents pour prolonger sa croissance. Mais elle peut aussi s’inspirer d’une autre logique …

On peut imaginer d’autres formes de croissance (que volumique) et donc de compétition.

Dans les règles du jeu habituelles, la part de marché est le KPI de l’avance ou du retard pris sur les concurrents. Quelle est l’autre logique possible ?

Intéressons-nous à une société hyper compétitive, ou plus largement à un groupe intervenant dans la Grande Consommation dont l’impact environnemental serait conséquent. Son but doit-il nécessairement être de gagner des parts de marché ? Il pourrait raisonner différemment, en visant à maintenir celles-ci ainsi que la performance financière dont il a besoin, tout en l’utilisant non pour continuer à croitre mais en essaimant son savoir à d’autres niveaux de la chaine de valeur. Il aurait la possibilité par exemple de financer des développements dans l’exploitation de certaines ressources, chez ses fournisseurs, pour aboutir à des procédés moins consommateurs des richesses naturelles. Cela créerait ainsi une valeur horizontale. On peut imaginer alors des schémas où la croissance se ferait plutôt par palier, chacun d’entre eux étant l’occasion d’agir de façon plus horizontale, avec des alliances, des associations. Pour optimiser son bilan carbone, sécuriser ses ressources, ses approvisionnements, la qualité de ses produits. Et faire en sorte que ceux-ci tiennent mieux compte de la diversité des consommateurs et de leur identité.

On peut imaginer des schémas où la croissance se ferait plutôt par palier, chacun d’entre eux étant l’occasion d’agir de façon plus horizontale, avec des alliances, des associations. Pour optimiser son bilan carbone, sécuriser ses ressources, ses approvisionnements, la qualité de ses produits. Et faire en sorte que ceux-ci tiennent mieux compte de la diversité des consommateurs et de leur identité.

Je vois un bel exemple dans l’expérience d’Expanscience, qui a d’abord eu du mal à convaincre ses distributeurs de promouvoir le vrac. Mais qui y est parvenu dans un second temps après avoir échangé avec ses concurrents.

Les KPI, ce sont donc les indicateurs de mesure du bien ou du mal que l’entreprise fait à la société où à la planète…

Oui, ce type de bilan existe déjà. En France, c’est même une obligation légale que de le produire au-delà d’un certain chiffre d’affaires. Mais il y a aussi une interrogation possible sur l’usage des moyens financiers dont l’organisation dispose. Une part d’entre eux pourrait être détournée vers ce développement horizontal. C’est ce KPI là qui me semble intéressant de construire et d’utiliser. L’entreprise peut ainsi veiller à la maitrise de son impact sur la santé de planète. Cette logique lui permettant par ailleurs de renforcer son attractivité sur le marché du travail, en particulier auprès de nouvelles générations très sensibles à ces enjeux.

Imaginons que je sois le patron d’une de ces grandes entreprises, vous m’avez persuadé de la nécessité d’aller dans la direction que vous venez d’évoquer, avec le chantier de transformation que cela suppose. Comment Strategir peut-il m’aider ?

Ma conviction est que, pour y parvenir, Strategir doit intervenir en ayant éventuellement un rôle d’organisateur/coordinateur compte tenu de la connaissance que nous avons de vos enjeux, mais en étant accompagné d’autres acteurs ayant des compétences complémentaires aux nôtres. Sur la biodiversité ou l’éco-responsabilité. Ou pourquoi pas, avec des sociétés travaillant sur la réingénierie des processus industriels. Celles-ci peuvent aider à transformer et optimiser l’usage des ressources énergétiques, alors que nous pouvons de notre côté écouter et analyser les perceptions des collaborateurs ou plus largement des publics impactés par ces transformations. Et contribuer à définir les meilleures options en matière de communication autour de celles-ci. Cela me semble naturel de coopérer avec d’autres, d’unir nos compétences à d’autres acteurs. D’autant que nous n’avons pas les moyens des géants de l’industrie des études et ne pouvons pas acquérir tous ces savoir-faire. 

Ma conviction est que, pour y parvenir, Strategir doit intervenir en ayant éventuellement un rôle d’organisateur/coordinateur compte tenu de la connaissance que nous avons de vos enjeux, mais en étant accompagné d’autres acteurs ayant des compétences complémentaires aux nôtres.

Le win-win parfaitement équilibré n’est pas toujours possible mission par mission, mais il l’est certainement dans la durée. C’est ce que nous avons vécu notamment en créant tout un écosystème de partenaires internationaux autour de Strategir

Travailler sur ce type de chantier implique de rencontrer, dans les entreprises, des interlocuteurs qui ne sont pas habituellement les vôtres. Est-ce si facile ?

C’est très juste. Une des plus grandes difficultés à mettre en œuvre les transformations que nous évoquons provient des cloisonnements existants dans les entreprises, entre les différentes équipes. Mais là aussi nous avons une belle carte à jouer, nous avons cette capacité à organiser des workshops et faire travailler ensemble les gens de différents horizons pour produire des idées neuves. C’est même la condition pour que celles-ci puissent émerger, cela me semble capital de faciliter ces rencontres.

Une des plus grandes difficultés à mettre en œuvre les transformations que nous évoquons provient des cloisonnements existants dans les entreprises, entre les différentes équipes. Mais là aussi nous avons une belle carte à jouer (…)

Je poursuis mon jeu de rôle, je suis le patron d’une grande entreprise et convaincu du bien-fondé de vos propos. Quelles études ou quelles actions pouvons-nous mener ensemble pour avancer, là maintenant ?

Je ne vais pas essayer de vous vendre une étude, nous ne sommes aujourd’hui pas suffisamment avancés dans nos réflexions pour le faire avec le niveau de pertinence souhaitable. Mais je vais vous proposer de participer à un chantier que nous sommes en train d’organiser. Nous avons pris l’initiative de recruter des entreprises partenaires parmi nos clients, avec un représentant pour chacune d’elles, émanant des équipes marketing ou de la R&D. Et allons démarrer par des sessions d’échange en one-to-one, sur la base d’un double insight. Nous pourrions formuler le premier ainsi : « je suis convaincu de la nécessité de retravailler mon offre dans le sens de la sustainability, mais je ne sais pas comment m’y prendre compte tenu de toutes les contraintes à intégrer ». Le second serait : « Mon entreprise consacre beaucoup de moyens sur ces enjeux de sustainability, mais mes consommateurs ne s’en rendent pas compte. Ou bien ils pensent que c’est du greenwashing ». A l’issue de cette première étape, nous proposerons à nos interlocuteurs de se réunir autour d’une même table, en mélangeant donc des univers catégoriels bien différents, de sorte à identifier des grandes tendances sur lesquelles travailler. C’est à partir de là que nous pourrons élaborer des approches, des méthodologies. Pourquoi pas en intégrant des partenaires dans la réflexion et le montage de solutions. 

L’idée est qu’il est préférable de ne pas avancer seul sur ces sujets, ni vos clients ni Strategir.

Absolument ! Ces enjeux — mais cela s’applique à plein d’autres, dont celui de l’IA par exemple dont on parle tant — méritent que l’on se pose ensemble à plusieurs les vraies bonnes questions, pour avancer sur ce qui fait réellement sens. 

Ces enjeux — mais cela s’applique à plein d’autres, dont celui de l’IA par exemple dont on parle tant — méritent que l’on se pose ensemble à plusieurs les vraies bonnes questions, pour avancer sur ce qui fait réellement sens. 

Cette question du sens revient parfois comme une tarte à la crème, mais elle me semble néanmoins essentielle à adresser. Cela suppose de travailler en tenant compte de toutes les parties prenantes impliquées dans les sujets que nous avons évoqués. Les collaborateurs, les consommateurs, les citoyens, les interlocuteurs dans les entreprises, leurs actionnaires, leurs fournisseurs… Le grand stakeholder à ne surtout pas oublier aujourd’hui dans ces réflexions étant bien sûr la planète elle-même !

Voyez-vous d’autres points importants à ajouter ?

Il est évident que les interrogations sont nombreuses. Sur comment on avance, sur la définition de modalités de croissance alternatives à celle du volume. Et aussi sur le comment on repense les termes d’une compétition qui, aujourd’hui, tue les perdants, sans doute en allant vers des notions de « coopétition ». Un autre point clé est de savoir comment on intègre du régénératif dans nos modes de fonctionnement. Ralentir la dégradation, c’est une chose. Mais comment inverser le process et regénérer le vivant ? Cela interroge tous les métiers, les nôtres, celui des ressources humaines… Ce sont également des questions très complexes, et nous sommes loin de savoir y répondre aujourd’hui. Mais notre parti-pris est de nous les poser, en essayant de voir le rôle que nous pouvons nous jouer en tant qu’institut d’études, et certainement avec d’autres, dans des schémas collectifs et participatifs. 


 POUR ACTION 

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