# Quelles études marketing pour prendre dix ans d’avance sur ses concurrents ? (volet 2)
Diouldé Chartier, fondatrice de D'Cap Research

"Pour penser à dix ans, mieux vaut mener des études de ‘biotope’ que des études de marché"

Diouldé Chartier
Fondatrice de DCap Research

18 Oct. 2023

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Et si œuvrer efficacement sur le long terme nécessitait de sortir des notions habituellement utilisées par les entreprises pour agir à court terme ? En déployant notamment des études de champ — ou de biotope — en lieu et place des études de marché, et en pensant « trajectoire » plutôt qu’objectifs ? Ce sont quelques-unes des clés de l’alternative que nous propose ici Diouldé Chartier (D’Cap Research), en invitant les spécialistes du marketing à travailler de façon la plus étroite possible avec les équipes de R&D et RSE de leur organisation, ce métissage étant clé pour cultiver et prolonger la singularité de l’entreprise.

MRNews : L’ambition de prendre 10 ans d’avance vous parait-elle réaliste ? Et si oui, vous semble-t-elle si présente que ça dans les entreprises ?

Diouldé Chartier (D’Cap Research) : Oui, je la crois en effet à la fois réaliste et souhaitable. S’agissant de sa présence, je la perçois souvent sous la forme d’une « tension ». Celle-ci se traduit assez directement dans les briefs, nos interlocuteurs exprimant parfois dans la même phrase la volonté d’avoir une réflexion à long terme, mais aussi l’impératif de trouver des « quick wins » ! Cette envie de se projeter dans le futur se manifeste plus dans les entreprises relativement confiantes dans leur avenir. Soit parce qu’elles ont déjà pas mal navigué et savent avoir les ressources pour continuer à avancer, ou bien encore lorsqu’il s’agit de start-ups, animées d’une conviction forte quant à la pertinence et même à la nécessité de leur action. Celles qui doutent de leur survie ont plutôt tendance à se concentrer sur le court terme !

Cette envie de se projeter dans le futur se manifeste plus dans les entreprises relativement confiantes dans leur avenir. Soit parce qu’elles ont déjà pas mal navigué et savent avoir les ressources pour continuer à avancer, ou bien encore lorsqu’il s’agit de start-ups, animées d’une conviction forte quant à la pertinence et même à la nécessité de leur action.

J’ajouterai néanmoins que les dynamiques sont différentes selon les départements des sociétés avec lesquels nous sommes en contact. Si les gens de R&D sont autour de la table, la capacité à travailler à long terme est bien plus forte que s’ils sont absents…

Les équipes de R&D sont-elles plus enclines à penser à long terme que leurs collègues du marketing ?

Oui, mais cela me semble assez logique au fond. Le travail de recherche exige naturellement du temps, de la patience, les meilleures réalisations venant le plus souvent à l’issue de nombreux essais et d’erreurs. Les acteurs du marketing, de la communication ou même du planning stratégique sont plus exposés à l’urgence. Ces deux populations et leur « mindset » sont un peu comme l’huile et l’eau, il faut un bon agent tensio-actif pour que le mélange prenne ! (rires). La technique est le lieu où se joue la faisabilité à long terme, les investissements industriels, c’est là que ça passe ou ça casse. Mais le risque, pour ses spécialistes, est de s’enfermer à double tour pour pouvoir se consacrer à leurs expériences sans trop subir de pression de la part du reste de l’entreprise. Du coup, les professionnels des insights et du planning peuvent leur apporter un élément précieux dans la perspective RSE qui remet à nouveaux frais la question de l’adoption par le public au cœur de la R&D : quid de la capacité de ces innovations à répondre aux besoins d’un public ? Et de leur pertinence à la fois sous l’angle sociétal et environnemental ? Nous croyons donc beaucoup à la vertu de faire travailler ensemble les experts de la R&D, de la RSE et les marketeurs, ce métissage étant fécond pour penser le long terme. Dans les accompagnements que nous réalisons, ceux qui intègrent ces trois équipes donnent les meilleurs résultats. 

Nous croyons donc beaucoup à la vertu de faire travailler ensemble les experts de la R&D, de la RSE et les marketeurs, ce métissage étant fécond pour penser le long terme. Dans les accompagnements que nous réalisons, ceux qui intègrent ces trois équipes donnent les meilleurs résultats. 

Ma conviction est que si la RSE reste « nice to have » elle restera la danseuse, les bonnes oeuvres du président. Le fonctionnement en squads, réinvention du volet matriciel des organisations des années 80, sert justement à rendre moins improbable la réunion des 3 autour d’un même projet. Et le rôle des catalyseurs extérieurs que nous sommes, nous autres insight labs, c’est justement de les faire accoucher d’un langage commun et de les aligner, à travers des projets concrets, sur la trajectoire de l’entreprise. 

Quels autres partis-pris vous paraissent essentiels pour travailler ainsi le long terme ?

Raisonner « marché » ne me semble pas la bonne option lorsqu’on veut penser à long terme. Si l’on se projette à 10 ans, on ne sait que rarement définir ce à quoi ressemblera le marché en question et qui seront les concurrents. À un moment donné, cela fera sens de se poser ces questions. Mais le faire trop tôt risque de stériliser la réflexion plus que de vraiment la nourrir.

Raisonner « marché » ne me semble pas la bonne option lorsqu’on veut penser à long terme. Si l’on se projette à 10 ans, on ne sait que rarement définir ce à quoi ressemblera le marché en question et qui seront les concurrents.

Il faut pourtant bien appréhender les pratiques et les aspirations des gens, saisir les enjeux culturels et l’imaginaire dans lequel tout cela se trame. Mais je pense qu’il est préférable de le faire en considérant la notion de champ plutôt que celle de « marché ». Un champ, c’est un biotope. Si mon métier est de construire des trains ou des rames de métro, je sais que je vais devoir tenir compte de beaucoup de parties prenantes, dont les fabricants de rails et de tunnels ! Pour le coup, à horizon dix ans, j’ai peu de chances de me tromper en recensant les acteurs qui seront clés dans ce champ. Plus tard, lorsque ma réflexion sera plus mature, je pourrai dire lesquels sont des concurrents ou au contraire des partenaires potentiels. Donc, pour penser à horizon dix ans, je crois préférable de mener des études de champ — ou de biotopes — plutôt que des études de marché !

Il faut pourtant bien appréhender les pratiques et les aspirations des gens, saisir les enjeux culturels et l’imaginaire dans lequel tout cela se trame. Mais je pense qu’il est préférable de le faire en considérant la notion de champ plutôt que celle de « marché ». Un champ, c’est un biotope.

Mais comment démarrer ce type de réflexion ? À partir de quoi peut-on définir le champ à investiguer ?

Pour piloter ses actions à court terme, une entreprise a naturellement besoin de se fixer des objectifs. Mais s’enfermer dans cette logique me semble contre-indiqué pour construire sur le long terme. Dans cette optique, il me parait préférable de penser en termes de « trajectoire ». Quel rôle je veux voir jouer mon entreprise dans la société ? Et ensuite comment y arriver, quel cheminement emprunter ? Une trajectoire se définissant précisément par toutes les initiatives qui nous rapprochent de ce rôle. Lorsque les équipes d’Apple conçoivent l’Apple Watch, je doute qu’elles se fixent d’emblée des objectifs. Je les imagine plutôt se poser la question de savoir qu’est-ce qui est plus portable encore que le téléphone, qu’est-ce qui permettrait d’aller plus loin que le téléphone dans l’interfaçage homme / datas. Là il y a une intention. Lorsqu’une entreprise comme notre client Cool Roof se donne l’ambition de contribuer à abaisser la température des bâtiments grâce à un procédé de peinture, elle ne raisonne pas d’emblée Marché, et identification de qui seront ses concurrents ou ses partenaires. Mais elle pense le biotope dans laquelle elle va devoir évoluer…

Il me parait préférable de penser en termes de « trajectoire ». Quel rôle je veux voir jouer mon entreprise dans la société ? Et ensuite comment y arriver, quel cheminement emprunter ?

Ce qui suppose que l’entreprise définisse au préalable ce rôle qu’elle veut avoir dans la société.

Oui, en effet, cela me semble être le début de tout. On ne part pas d’une page blanche, la réflexion est très proche de celle que l’on peut mener sur la notion de raison d’être. L’idée clé est d’identifier un point de rencontre entre les savoir-faire potentiellement singuliers de l’entreprise et des besoins de la société, incluant les enjeux environnementaux et l’avenir de la planète. Dès lors que ces besoins interpellent fortement l’entreprise et ses dirigeants, il y a une envie, un rôle, et donc un biotope à investiguer et une trajectoire à construire. Si je suis spécialiste du compostage des déchets, je me diversifie dans les toilettes sèches, j’ai sans doute la possibilité d’intervenir dans le domaine des toilettes publiques, pour trouver une parade à l’énorme consommation d’eau que supposent des équipements connectés à des réseaux d’évacuation. 

L’idée clé est d’identifier un point de rencontre entre les savoir-faire potentiellement singuliers de l’entreprise et des besoins de la société, incluant les enjeux environnementaux et l’avenir de la planète. Dès lors que ces besoins interpellent fortement l’entreprise et ses dirigeants, il y a une envie, un rôle, et donc un biotope à investiguer et une trajectoire à construire.

Quelle méthode vous semble la plus efficace pour avancer sur cette trajectoire ? 

Notre démarche Sémiotope® est conçue pour cela, pour légender et cartographier le champ considéré, la finalité étant de préciser le point de rencontre possible. Il s’agit de comprendre la société, en s’intéressant aux comportements des gens, la façon dont ils interagissent avec les « objets » faisant partie du champ en question. Nous avons donc recours à l’observation in situ, pour être vierges de toute hypothèse. Bien sûr, nous utilisons également les études qualitatives « classiques », et exploitons les sources de connaissance disponibles. Par ailleurs, nous allons déployer notre regard « sémio », pour identifier les signes qui viennent de la société et de la culture. En particulier pour collecter les traces de ce qu’il y a dans la tête des gens concernant le champ analysé. Mais nous nous intéressons aussi beaucoup aux expertises techniques de l’entreprise. Le diamant, il est le plus souvent là, dans le savoir-faire de l’entreprise, à côté duquel les gens de marketing peuvent passer par crainte de ne rien comprendre. Mais il ne faut pas avoir cette peur, et ne pas hésiter à interroger les gens du métier. C’est là qu’on se connecte à l’histoire de l’entreprise avec la première invention qui l’a fait naître.

Nous nous intéressons aussi beaucoup aux expertises techniques de l’entreprise. Le diamant, il est le plus souvent là, dans le savoir-faire de l’entreprise, à côté duquel les gens de marketing peuvent passer par crainte de ne rien comprendre (…). C’est là qu’on se connecte à l’histoire de l’entreprise avec la première invention qui l’a fait naître.

Déployer notre « Sémiotope » consiste à combiner ces différentes méthodes. Ça peut être à très petite échelle ou un grand dispositif, selon l’envergure des ambitions de l’entreprise et la complexité du champ à investiguer C’est cet agencement méthodologique entre plusieurs angles – interne-externe, faits et émotions, environnement réel et social, et motivations individuelles – qui est opérant.

Quand vous accompagnez les entreprises dans ces démarches, où s’arrête votre rôle ?

Il s’arrête au moment où les équipes sont autonomes, et savent quoi faire et avec qui. La trajectoire leur parait suffisamment claire. Le dernier livrable intègre donc de la connaissance, mais aussi une feuille de route qui est une coproduction. Pour le dire autrement, quand on ne parvient plus très bien à discerner qui a conçu le dernier livrable, si c’est nous ou l’entreprise, c’est un excellent signe quant à la pertinence du travail réalisé ensemble. Nous allons parfois aussi jusqu’au design de solutions ou d’éléments de communication visuelle et à l’AMO.

Voyez-vous un dernier point de conviction à ajouter ?

Il y a bien sûr d’autres démarches intéressantes pour travailler l’innovation sur le temps long. Je pense à Blue Ocean par exemple. Qui n’est pas si utilisée que ça soit dit au passage, ce qui peut poser question. Peut-être la limite de ce type d’approche tient-elle au fait qu’elle soit très « cérébrale ». Elle impose un cheminement analytique pour décomposer la chaine de valeur et voir comment on peut jouer avec. Je crois beaucoup pour ma part à la vertu de s’intéresser à des éléments sensibles, des formes, des objets que l’on regarde et que l’on manipule. Pour en revenir à Apple et son iPhone, une fois que vous avez fait le mouvement de zoomer sur un bout d’écran rien qu’avec vos deux doigts, l’expérience sensible est inoubliable, le discours sert à l’ancrer, mais le gros du travail est fait ! Les études d’insight se sont beaucoup éloignées de la réalité physique des personnes auxquelles elles s’intéressent. Mais les impératifs climatiques, écologiques, sanitaires et même les désordres sociaux nous rappellent parfois brutalement que tous nos insights se déploient dans un espace tout ce qu’il y a de plus corporel. La vraie compréhension passe par les 5 sens. Dans nos projets, nous invitons systématiquement nos interlocuteurs à présenter les productions de leur entreprise pour permettre ces expériences sensibles. Surtout s’ils travaillent dans l’alimentaire (rires). Les collaborateurs des start-ups n’hésitent pas à le faire, ils sont souvent fiers de les montrer, ce qui est bien moins fréquent s’agissant des grandes sociétés. Il ne faut jamais sous-estimer la puissance du geste.

Les impératifs écologiques, sanitaires et les désordres sociaux nous rappellent que nos insights se déploient dans un espace tout ce qu’il y a de plus corporel. La vraie compréhension passe par les 5 sens.


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’ interviewé(e) : @ Diouldé Chartier

  • Retrouver les points de vue des autres intervenants du dossier 

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