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Michaël bendavid - Directeur Général Stratégie Research

« Préparer le futur demande toujours de sortir de sa zone de confort »

Michael Bendavid
Directeur général de Strategic Research

11 Sep. 2023

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Toutes les entreprises se sont trompées, se trompent ou se tromperont dans leurs prévisions. Le savoir est sans doute le commencement de la sagesse. Mais doivent-elles pour autant renoncer à préparer le futur ? Certainement pas nous dit en substance Michaël Bendavid (Strategic Research). Selon lui, s’il ne faut pas sous-estimer la difficulté de l’exercice, de vrais outils — qui vont bien au-delà des études de marché et de la simple interrogation des consommateurs— existent pour le mener à bien, à condition toutefois de faire preuve d’un réel volontarisme et d’accepter de sortir de sa routine. Il nous les présente ici, ainsi que ses convictions sur le sujet.

MRNews : Prendre 10 ans d’avance sur son marché, est-ce une ambition souhaitable ? 

Michaël Bendavid (Strategic Research) : La réponse courte est oui, c’est souhaitable. Penser le futur est lié à la nécessité de planifier et de prendre le contrôle sur son destin. L’incertitude est inconfortable pour les humains de façon générale et plus encore pour les entreprises. 

On a tous en tête des échecs retentissants liés à une incapacité à prévoir le futur : KODAK qui n’a pas vu venir la révolution numérique par exemple. Pour être plus précis, un cadre chez KODAK avait vu venir la digitalisation de la photographie. Il a présenté le cas à la direction qui l’a recalé. Pourquoi cette myopie ? Pour KODAK « tout allait bien », la marque était leader et la photographie argentique dans les années 1970-1980 continuait à faire des progrès. Les pellicules étaient de plus en plus sensibles aux faibles lumières, le grain, plus fin. La leçon : Sortir de sa supposée zone de confort quand tous les voyants sont au vert est sûrement plus difficile que quand on se sent en danger. 

Sortir de sa supposée zone de confort quand tous les voyants sont au vert est sûrement plus difficile que quand on se sent en danger.

Mais est-ce réaliste d’essayer de prédire le futur ? 

C’est bien sûr dans une large part une illusion, prédire le futur reste un exercice très incertain. Rappelez-vous la boutade de Pierre Dac : « La prévision est difficile surtout lorsqu’elle concerne l’avenir. » Une des difficultés est “qu’on ne sait pas ce qu’on ne sait pas », c’est la raison pour laquelle les experts ne sont en général pas meilleurs que les non experts. Connaitre mieux un sujet renforce certes sa confiance dans ses capacités à le traiter, mais augmente aussi la complexité. Quels sont les éléments de la connaissance réellement déterminants et ceux qu’on peut négliger ? Et ne rate-t-on pas des éléments essentiels dont nous n’avons pas connaissance ?

Philip Tetlock, à l’époque professeur à la Wharton, avait lancé une expérimentation de large envergure dans les années 80 avec des universitaires et des gens pris dans la rue. Il a montré que les experts ne prédisaient pas mieux en moyenne que les non experts. Il a repéré en revanche une catégorie de gens, les « Superforecasters », il a écrit un ouvrage à ce sujet, qui prédisaient systématiquement mieux que les autres. Ces sur-doués de la prévision se distinguaient par 3 qualités. Ils étaient peu influencés par les opinions des autres, moins sensibles aux biais cognitifs (biais de confirmation et excès de confiance). Et « scope sensitive » : ils ne faisaient pas la même prévision à 5 ans qu’à 10 ans. Il a d’ailleurs développé un programme, fondé sur ces découvertes, destiné à ce que chacun puisse améliorer ses capacités de prédiction personnelles.

Philip Tetlock (…) a montré que les experts ne prédisent pas mieux en moyenne que les non experts. Il a repéré en revanche une catégorie de gens, les « Superforecasters », qui prédisent systématiquement mieux que les autres, et se distinguent par des qualités bien précises.

Il faut donc être prudent vis-à-vis des experts qui ont des avis tranchés sur « le monde d’après ». La meilleure façon d’échapper à ce piège est d’encourager les points de vue divergents, de considérer plusieurs options et d’analyser les conséquences de chacune d’elles.

Faut-il alors renoncer à s’intéresser au futur ?  Existe-t-il des outils, des guidelines permettant d’effectuer ce travail avec les meilleures garanties d’efficacité ? 

Chez Strategic Research, nous sommes des fans absolus du Scenario planning. Ce que nous aimons dans l’outil est qu’il vise à décrire plusieurs futurs possibles, pour la catégorie ou le marché étudié, et à réfléchir avec le client à ce que pourrait être sa stratégie dans chacun de ces scénarios. Plutôt que de chercher, sur un mode déterministe à dire « voilà le futur », l’ambition est à la fois plus modérée et plus opérationnelle : il s’agit d’identifier un nombre limité de scénarios probables, en général 3 ou 4. Ce type d’approche, très structurée, mobilise une équipe de consultants ainsi qu’une équipe interne à l’entreprise, qui collaborent sur une durée de quelques semaines en mode « commando », sur un temps rythmé par quelques workshops. Une des forces de la méthode est qu’elle permet d’exploiter la connaissance disponible, de cerner les « trous » devant être comblés, et de donner une direction concrète à la réflexion sur le futur.

Chez Strategic Research, nous sommes des fans absolus du Scenario planning. Ce que nous aimons dans l’outil est qu’il vise à décrire plusieurs futurs possibles, pour la catégorie ou le marché étudié, et à réfléchir avec le client à ce que pourrait être sa stratégie dans chacun de ces scénarios.

Quelles sont plus précisément les phases clés de cette démarche ?

Le processus vise, dans un premier temps, à recenser les tendances lourdes qui comptent, les «driving forces» dans le langage de la méthode. Il peut s’agir de forces globales, du type démographiques, économiques ou technologiques, ou de forces plus spécifiques à la catégorie (digitalisation, etc.). Dans un second temps, on évalue ces tendances en termes d’impact sur la catégorie (fort/faible) et d’incertitude (forte/faible). Les scénarios sont construits en se focalisant sur les tendances à fort impact et à forte incertitude, ce qu’on nomme les « critical uncertainties ». C’est le croisement de ces forces critiques qui donne les scénarios possibles. La démographie est une tendance lourde, il faut bien sûr la prendre en compte ; Mais elle est largement prévisible, à un horizon de 10 ou 20 ans, ce n’est pas une force qui peut disrupter un marché. Elle est moins productive de scénarios alternatifs que des facteurs à risque (impact de l’IA, d’une nouvelle technologie, de la régulation etc.) dont la direction et les effets sont plus incertains.

Les scénarios les plus probables sont formalisés- le travail d’écriture est d’ailleurs tout à fait décisif pour bien matérialiser ces « futurs possibles ». Les implications sur la stratégie à moyen terme sont mises à plat pour chaque scénario et partagées en Comex. L’entreprise dispose ainsi d’un compas et renforce sa capacité de réaction dans chacun des scénarios. Elle augmente sa capacité à agir vite si un des scénarios se matérialise.

Derrière ce type de démarche, il y a une logique d’anticipation, ce qui n’est pas le point fort des cultures occidentales en particulier…

Peut-être cette donnée « culturelle » joue-t-elle un rôle en effet. Mais les cultures évoluent… De fait, le Scénario Planning était un outil clé de la stratégie dans les années 70-80 ; il a beaucoup souffert du recul de la planification au détriment de la réaction. Le diktat du court-terme a progressivement dissuadé les entreprises de penser le moyen terme de façon articulée. Au mieux, celles-ci recensent aujourd’hui les tendances, un genre de passage obligé, mais cet exercice sur les tendances est souvent totalement déconnecté de la stratégie et de la prise de décision. Nous militons donc pour un retour du Scenario planning, mais les clients ont plus tendance à traiter les problèmes urgents qu’à s’intéresser au futur. On devrait pouvoir pourtant faire les deux- sachant que le cycle du Scenario planning c’est plutôt de faire l’exercice tous les 3 ou 5 ans. 

A ce stade, il est important de dire que le Scénario planning est un outil de réflexion stratégique sur des sujets complexes. Ce n’est pas juste un outil de prospective. Un de nos clients était confronté à un dilemme en matière de distribution : devait-il viser un contrôle en propre de 100% de sa distribution (via son site internet) ou permettre la distribution de sa marque via des sites généralistes (Amazon etc.) qui offraient certes plus de puissance de distribution mais un moindre contrôle de sa marque ? Le Scénario planning a offert une réponse claire et opérationnelle à ce dilemme en posant la question de l’avenir de la distribution.

Le Scénario planning est un outil de réflexion stratégique sur des sujets complexes. Par exemple sur l’avenir de la distribution, un sujet auquel était confronté un de nos clients. Ce n’est pas juste un outil de prospective. 

Y a-t-il d’autres approches que le Scénario planning ?

Quand on lance un programme d’innovation, avec la volonté de remplir un « pipe » d’innovation à 5 ou 10 ans, on est là aussi dans une logique où on veut prendre de l’avance sur la concurrence. 

Strategic Research a été l’un des premiers cabinets en Europe à implanter l’approche Stratégie Océan Bleu dans des entreprises de grande consommation en s’appuyant au démarrage de notre histoire sur d’illustres mentors, Arnold Izsak, Marc Beauvois-Coladon. Ce sont des projets passionnants mais souvent challenging car l’horizon usuel d’innovation de ces entreprises est court. Ce n’est pas une critique, c’est un fait. Le rythme des catégories favorise les extensions de gamme au détriment des innovations de rupture. 

Ce qui conduit à la décision de mettre en place des projets Océan Bleu ou d’open innovation, c’est l’échec des dispositifs classiques à faire émerger des innovations qui marchent ; Ou la volonté d’ouvrir un nouveau marché/une nouvelle catégorie. Mais Il y a toujours un côté contre-culturel à penser l’innovation à moyen terme dans ces environnements, et d’une certaine façon beaucoup de résistance.

Ce que nous apprécions dans la méthode est qu’elle est ouverte. La méthode qui repose sur un mix de workshops avec une équipe du client et des phases d’exploration externe des consommateurs (études qualitatives ou quantitatives), comporte certes des étapes obligées et l’utilisation de quelques outils clés (canevas stratégique, cycle d’expérience etc.) ; Mais dans le fond, une grande latitude est laissée dans la façon d’explorer le marché et les consommateurs (y compris les non-consommateurs). Ce qui permet de designer le process en fonction des besoins et des objectifs précis recherchés. 

Strategic Research a été l’un des premiers cabinets en Europe à implanter l’approche Stratégie Océan Bleu dans des entreprises de grande consommation en s’appuyant au démarrage de notre histoire sur d’illustres mentors, Arnold Izsak, Marc Beauvois-Coladon (…). Ce que nous apprécions dans la méthode est qu’elle est ouverte (…). Dans le fond, une grande latitude est laissée dans la façon d’explorer le marché et les consommateurs (y compris les non-consommateurs). Ce qui permet de designer le process en fonction des besoins et des objectifs précis recherchés. 

Est-ce que ça marche ? 

Oui, c’est toujours fructueux. Notre expérience est que cela produit des résultats plus tangibles que des études exploratoires. Pour être transparent, ce qui parfois limite l’impact de la démarche est qu’on se heurte aux rigidités du modèle économique en place. Certaines idées à potentiel sont écartées parce qu’éloignées du cœur de métier. Il faut essayer de naviguer entre deux intentions contradictoires sur ces projets : disrupter le marché, mais minimiser l’effort pour l’entreprise. La réalité est qu’une innovation qui prépare le futur demande toujours de sortir de sa zone de confort. Il faut accepter qu’il y ait des obstacles à surmonter (R&D, partenariats, mise en œuvre, investissements etc.) et convaincre la hiérarchie qu’une prise de risque est parfois nécessaire. 

Un autre avantage objectif de Stratégie Océan Bleu est que ce type de projets donne un coup d’accélérateur à l’innovation. On fait en 3 mois ce que l’entreprise aurait mis 2 ans à faire. Enfin, c’est souvent une opportunité rare pour une organisation de s’autoriser à penser plus loin que l’horizon des objectifs annuels. 

Stratégie Océan Bleu fait partie de ce type de projets donne un coup d’accélérateur à l’innovation. On fait en 3 mois ce que l’entreprise aurait mis 2 ans à faire. C’est aussi une opportunité rare pour une organisation de s’autoriser à penser plus loin que l’horizon des objectifs annuels. 

Une idée souvent mise en avant (de Ford à Steve Jobs) est qu’il est vain de demander au public son avis sur les grandes innovations à créer : quid ? comment le faire efficacement ?

Si vous êtes un innovateur génial, vous pouvez vous passer des consommateurs pour générer des idées. La réalité c’est qu’il y a peu de créateurs géniaux. Dans le cas général, les consommateurs sont à coup sûr des contributeurs importants de la phase de génération et de développement d’une innovation. Ecouter leurs difficultés, les problèmes à résoudre, leurs attentes sont des sources d’inspiration. Là où il y a une vérité dans l’idée de relativiser l’apport du consommateur, c’est qu’il est rare que l’idée vienne directement du consommateur. Il apporte des insights sur lesquels les personnes en charge de l’innovation doivent construire, imaginer, élaborer le nouveau produit ou service. L’innovation doit aussi pouvoir être rentable. Intégrer les contraintes de production et de rentabilité est une condition de réussite d’une innovation. Les consommateurs ne sont ni compétents ni en charge de ces aspects qui distinguent une simple idée d’une innovation de marché. 


 POUR ACTION 

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