Hybrider nous disent Gaëlle Chevallier (BVA) et Ludovic Bajard (Uptowns), ce n’est pas simplement juxtaposer mais imbriquer des éléments de sorte que 1 + 1 fasse plus que 2. C’est ce principe qu’ils se sont efforcés d’appliquer avec Renault sur un enjeu d’innovation à moyen/long terme. Ils nous partagent ici la recette qu’ils ont mise en œuvre avec les équipes du constructeur. Alain Klapisz, VP Customer & Market Intelligence du Groupe Renault nous livre quant à lui son témoignage sur les apports spécifiques de ce type de démarche.
MRNews : L’hybridation occupe beaucoup de place dans les échanges des experts des études marketing… Peut-être même trop ?
Ludovic Bajard (Uptowns) : On pourrait en effet penser que cela participe désormais d’une sorte de « bullshit corporate ». Mais je crois néanmoins qu’il y a de bonnes raisons à ce que l’on en parle autant. On voit bien qu’aujourd’hui les attitudes et les usages des consommateurs se transforment en permanence. Les cibles sont de plus en plus fragmentées, et attendent des offres toujours plus personnalisées. Les réseaux sociaux y ont largement contribué, en favorisant l’apparition d’une myriade de micro-cultures. Les hashtags se multiplient, partout et pour tout ! S’ajoutent à ces phénomènes les bouleversements post-covid, avec des changements des systèmes de valeur occasionnant parfois des revirements profonds dans les comportements et les rapports aux marques. Tous ces éléments génèrent une énorme complexité. Face à celle-ci, il est nécessaire d’aller piocher dans différents savoir-faire et de les imbriquer pour mieux cerner les clients et les tensions à intégrer.
Face à l’énorme complexité du contexte dans lequel nous évoluons, il est nécessaire d’aller piocher dans différents savoir-faire et de les imbriquer pour mieux cerner les clients et les tensions à intégrer.
Ludovic Bajard (Uptowns)
Gaëlle Chevallier (BVA) : Hybrider permet en effet d’appréhender une réalité qui ne serait pas visible si l’on ne déployait qu’une seule approche méthodologique. La condition étant de ne pas juxtaposer les outils, mais bien de les imbriquer comme le dit Ludovic.
Hybrider permet d’appréhender une réalité qui ne serait pas visible si l’on ne déployait qu’une seule approche méthodologique. La condition étant de ne pas juxtaposer les outils, mais bien de les imbriquer
Gaëlle Chevallier (BVA)
Vous associez notamment l’ethnographie digitale et les études qualitatives. Pour quels types de problématiques cette combinaison vous semble particulièrement opérante ?
LB : Hybrider nos approches avec le quali mais aussi avec les enquêtes quantitatives est en effet une pratique tout à fait rodée entre BVA et nous. Nous l’avons mise en oeuvre pour de nombreux clients tels que McDonald, Lacoste, RATP, Afnor, MAIF et bien d’autres. Et sur des problématiques très diverses, que ce soit pour cerner un fonds de marque ou bien des usages, tester un nouveau produit ou un service… L’ethno digitale pouvant être utilisée en point de départ, pour nourrir des études qualitatives notamment ; ou bien en phase de validation, pour regarder la « part de voix » de ce que disent les gens. Mais nous avons eu récemment ensemble une expérience particulièrement riche avec Renault, sur un enjeu d’innovation autour d’un courant bien précis.
Alain Klapisz, vous êtes VP Customer & Market Intelligence du Groupe Renault. Quels étaient les objectifs de ce projet ?
Alain Klapisz (Groupe Renault) : Au sein du Groupe, la mission du CMI est de nourrir la valeur des expériences de mobilité de demain par la connaissance client. Le Groupe Renault ayant la volonté de construire un nouveau véhicule autour d’une thématique encore confidentielle aujourd’hui, notre objectif était d’impacter la réflexion stratégique des équipes Produit et Design concernées. Il importait que leur inspiration se nourrisse bien de vraies tendances. Nous avions également le besoin de prioriser les territoires de clients pertinents.
Le Groupe Renault ayant la volonté de construire un nouveau véhicule autour d’une thématique encore confidentielle aujourd’hui , notre objectif était d’impacter la réflexion stratégique des équipes Produit et Design concernées. Il importait que leur inspiration se nourrisse bien de vraies tendances. Nous avions également le besoin de prioriser les territoires de clients pertinents.
Alain Klapisz – Groupe Renault
Côté BVA et Uptowns, vous avez donc mis en œuvre une approche combinant le quali et l’ethnographie digitale, celle-ci intervenant en point de départ. Quelle était plus spécifiquement sa vocation ?
LB : L’idée était de construire dans un premier temps une « cultural map ». De recenser les différentes communautés et cultures à l’oeuvre autour du courant défini avec Renault. La démarche se déroule en trois temps. On identifie d’abord des « Mega-Trends ». À l’intérieur de ceux-ci, on cerne les changements culturels à l’oeuvre. Et, en poursuivant cette démarche, on repère des communautés. Certaines vont être intéressantes pour un constructeur automobile, d’autres beaucoup moins. Notre recherche nous a permis d’identifier 35 communautés autour de ce courant.
Et ensuite ? Quid une fois toutes ces communautés recensées ?
GC : À partir de là, les équipes de Renault ont procédé à une sorte d’inventaire. Certaines communautés ne les intéressaient pas, ou qu’assez peu. D’autres beaucoup plus, parce qu’elles faisaient écho à des segments préalablement définis et/ou à des réflexions déjà entamées. Ce sont précisément sur ces dernières que nous nous sommes penchées pour en approfondir la connaissance. En ayant à nouveau recours à l’ethnographie digitale. Mais aussi à des entretiens qualitatifs, pour appréhender plus finement encore leurs usages, leurs systèmes de valeurs. Et même leurs attentes, en leur faisant évoquer des caractéristiques essentielles pour elles, ou en les faisant réagir à des pistes élaborées par Renault.
Comment se joue plus précisément la complémentarité entre l’ethnographie digitale et le « quali » ?
LB : Un des grands avantages de l’ethnographie digitale est d’apporter une forte valeur prospective. Les micro-communautés et les micro-cultures que nous détectons ont des comportements relativement à la marge. On n’est pas dans le mainstream ! Mais ils sont la pointe de la flèche de ce qui va se passer demain. C’est pour cette raison que nous employons le terme de « Next Clients Personae », ce sont bien eux que nous identifions.
Un des grands avantages de l’ethnographie digitale est d’apporter une forte valeur prospective. Les micro-communautés et les micro-cultures que nous détectons (…) sont la pointe de la flèche de ce qui va se passer demain.
Ludovic Bajard (Uptowns)
GC : Notre investigation qualitative vise quant à elle à compléter cette démarche en confrontant les gens aux réalités possibles de l’offre. Nous nous intéressons en particulier aux besoins non satisfaits, aux stratégies de comportements qu’utilisent les individus. Et nous essayons de faire la part des choses entre les must-have et ce qui relève plutôt du nice-to-have. Il ne s’agit pas de réaliser un test de concept en tant que tel, mais il faut néanmoins éclairer les équipes qui vont concevoir le véhicule.
Notre investigation qualitative visait avait elle vocation à compléter cette démarche en confrontant les gens aux réalités possibles de l’offre.
Gaëlle Chevallier (BVA)
LB : Le projet que nous avons mené associe ainsi l’ethnographie digitale et le quali. Mais rien n’interdit bien sûr de rajouter d’autres briques Etudes, par exemple des approches quantitatives pour mesurer la taille du marché potentiel.
L’ensemble du processus permet de faire converger progressivement l’offre à venir avec ses possibles cibles…
LB : Oui, cela résume bien la démarche en effet. Elle apporte la dimension prospective indispensable pour éclairer des processus industriels de ce type tout en évitant d’être « hors-sol » ! En procédant ainsi, l’entreprise se met à l’écoute du marché, repère les communautés qui font sens pour elle en fonction de ses réflexions. Et elle voit comment orienter celles-ci pour se donner les meilleures chances de succès. Bien sûr, en amont, elle a déjà une vision du marché, une segmentation. Mais rien n’est figé, et encore moins aujourd’hui qu’hier. Il faut donc pouvoir fouiller là où ça bouge. C’est ce que permet de faire cette démarche, dont la vocation principale est d’accompagner la R&D, mais qui aide aussi à actualiser la connaissance des clients. Cela suppose néanmoins une certaine souplesse, la capacité à adapter sa lecture du marché.
GC : Elle a également l’avantage de zoomer là où c’est pertinent. Les cibles étant de plus en plus fragmentées comme l’évoquait Ludovic en préambule, les entreprises ont besoin d’une grande finesse d’information pour pouvoir agir efficacement. Je précise toutefois que toute cette démarche a été élaborée avec les équipes de Renault. Et, pour en tirer le meilleur, il faut bien l’ajuster au cas par cas.
Alain Klapisz, quelle est de votre côté votre vision sur ce que vous a apporté cette approche combinée ?
AK : Elle nous a permis d’atteindre l’objectif que j’évoquais précédemment, celui d’irriguer, d’inspirer et d’impacter la réflexion stratégique des équipes Produit et Design. Et aussi de bien identifier les cibles prioritaires. Nous avons été séduits notamment par la granularité des insights récoltés sur une population que nous méconnaissions largement. Il y avait un challenge tout particulier du fait de la largeur de l’exploration à mener. Et il n’était pas si évident de réussir à réorienter avec agilité et profondeur des partis-pris conceptuels jusqu’alors guidés par des intuitions internes et sans vrai référentiel « client ». Tout cela dans un délai très court !
Au final, la démarche Uptown / BVA a offert un centrage client clair, fédérateur, et impactant pour la totalité des métiers de l’entreprise. Elle a permis d’alimenter de manière granulaire le processus d’idéation au service de la valeur, et de faire du client cible un fil rouge de l’ensemble du développement produit et services.
Il n’était pas si évident de réussir à réorienter avec agilité et profondeur des partis-pris conceptuels jusqu’alors guidés par des intuitions internes et sans vrai référentiel « client ». Tout cela dans un délai très court ! (…) La démarche a permis d’alimenter de manière granulaire le processus d’idéation au service de la valeur, et de faire du client cible un fil rouge de l’ensemble du développement produit et services.
Alain Klapisz – Groupe Renault
Côté BVA et Uptowns, voyez-vous des points importants à ajouter, notamment sur l’usage que l’on peut faire de cette approche dans d’autres cadres ?
LB : Ce type d’hybridation nous semble présenter le gros avantage de concilier la réflexion prospective avec le « réalisme » dont l’entreprise a aussi besoin. Elle aide, dans une définition d’offre, à bien comprendre où sont les tensions et comment les gens se « dépatouillent » avec le réel. Mais elle permet d’aller au-delà des composantes fonctionnelles, et d’appréhender les imaginaires, les émotions. C’est une façon d’accompagner l’innovation qui nous parait très intéressante en tout cas. Et où il ne s’agit pas de juxtaposer des couches successives, mais de les imbriquer, l’ethnographie digitale, le quali et bien sûr la réflexion de l’entreprise.
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewé(e)s : @ Ludovic Bajard @ Gaëlle Chevallier