Et si savoir hybrider les données était une aptitude essentielle à la réussite des entreprises, les aidant à devenir des organisations « apprenantes », à même de se transformer dans des environnements où l’agilité est devenue une condition de survie ? C’est la conviction que développe ici Philippe Le Magueresse (OpinionWay), en évoquant les avantages, mais aussi les pièges à éviter sur ces chantiers, exemples à l’appui.
MRNews : Hybrider les méthodes ou les données n’a rien de neuf. Et cela semble relever de l’évidence. Pourquoi ce sujet est-il si présent dans les « débats » aujourd’hui ?
Philippe Le Magueresse (OpinionWay) : Je pense qu’il faut en préambule revenir sur la question du pourquoi on hybride les données. La réponse est que cela crée de la valeur pour les organisations ! Avec, me semble-t-il, trois bénéfices faciles à identifier. Cela permet de regarder une problématique avec différents angles, et donc d’en avoir une compréhension augmentée. Cela facilite également le passage à l’action, qui est un des gros défis de notre industrie : les variables de CSP sont bien moins opérantes aujourd’hui que par le passé. Et enfin, la confrontation de plusieurs sources de données permet de réduire le risque dans la prise de décision.
On hybride les données parce que cela crée de la valeur pour les organisations (…). Cela permet de regarder une problématique avec différents angles, et donc d’en avoir une compréhension augmentée. Cela facilite également le passage à l’action, qui est un des gros défis de notre industrie (…). Et enfin, la confrontation de plusieurs sources de données permet de réduire le risque dans la prise de décision.
Je suis d’accord en effet, le sujet n’a rien de neuf. Chez OpinionWay, nous avions même déposé au début des années 2000 le terme de « mix-méthodologique© ». Mais le contexte a beaucoup évolué. Nous sommes plus que jamais dans le VUCA, l’incertitude prédomine ! Deuxième point important, le volume et la variété des données ont explosé : l’open-data, toutes les traces que nous laissons ou les signaux que nous émettons dans nos vies numérisées… Les données sont partout ! Et enfin, la technologie aujourd’hui disponible facilite grandement leur exploitation. Ce qui ne veut pas dire pour autant que tout est simple.
Précisément, qu’est-ce qui fait problème ? Pourquoi n’est-ce pas si simple d’hybrider efficacement ?
L’hybridation soulève des enjeux classiques de gestion de projet avec un équilibre à trouver entre les coûts, les délais et la qualité. La donnée n’est le plus souvent pas immédiatement exploitable, il y a des données manquantes, des ruptures d’historique, etc. Les données doivent être mises en qualité et rendues accessibles. Et il faut disposer des outils techniques nécessaires pour collecter, traiter et restituer. Si l’on a des dizaines de milliers de contributions textuelles, on ne va pas solliciter des armées de codificateurs, mais avoir recours à l’Intelligence Artificielle. Excel, ça ne suffit pas pour hybrider ! On va plutôt utiliser des logiciels de Business Intelligence, qui facilitent la visualisation de données provenant de différentes sources. Il est donc nécessaire de bien arbitrer pour ajuster les moyens aux enjeux.
Il y a surtout une composante humaine majeure. Hybrider implique de récupérer des informations disséminées un peu partout dans les organisations, à la production, dans les points de contacts… Cela nécessite de faire dialoguer ensemble des personnes qui travaillent dans différents départements, avec des agendas, des cultures et des priorités différentes. Dit autrement, il faut changer les habitudes, et donc lever des résistances naturelles…
Hybrider implique de récupérer des informations disséminées un peu partout dans les organisations, à la production, dans les points de contacts… Cela nécessite de faire dialoguer ensemble des personnes qui travaillent dans différents départements, avec des agendas, des cultures et des priorités différentes. Dit autrement, il faut changer les habitudes, et donc lever des résistances naturelles…
Quel mindset vous semble idéal pour tirer la plus grande valeur ajoutée possible de l’hybridation ?
Il y a une rupture considérable entre le passé, où la donnée était rare, et aujourd’hui, avec ce contexte d’infobésité auquel nous sommes tous confrontés. Celle-ci nous contraint à avoir une nouvelle façon d’aborder les choses, la première des priorités est d’être très focus sur la problématique, de bien identifier la question à résoudre. Nous devons donner du sens, dans les deux acceptions du terme. Si vous collectez des données de mobilité, vous pouvez disposer de milliards de coordonnées GPS. Mais elles n’ont aucune valeur tant que vous ne créez pas de KPI en lien avec le pourquoi de la mission. Si votre objectif est de réduire l’accidentologie par exemple, la qualité de la conduite doit être mesurée par des KPI adéquats ! Le « sens » des données, c’est aussi leur signification, la façon dont on les interprète. Nous savons le faire avec des variables déclaratives, mais l’usage d’autres types de données comme les mesures passives de mobilité exige rigueur et esprit critique.
L’infobésité nous contraint à avoir une nouvelle façon d’aborder les choses, la première des priorités est d’être très focus sur la problématique, de bien identifier la question à résoudre.
Bien exploiter différentes natures de données suppose également de mobiliser des compétences diversifiées. Si l’on collecte des données sur le web, on peut spontanément considérer que des qualitativistes peuvent les analyser. Mais ce travail requiert une connaissance de la sociologie du web qui ne s’improvise pas. Il faut acquérir ces compétences et disposer des bons outils. Et de la valeur supplémentaire sera créée que si les différents intervenants collaborent. Il y a un besoin impératif d’une intelligence collective. Tout ce que je partage ici est nourri de mon expérience en institut, mais je pense que cela s’applique complètement au monde des annonceurs, autant que j’ai pu en juger.
Bien exploiter différentes natures de données suppose également de mobiliser des compétences diversifiées (…). Il y a un besoin impératif d’une intelligence collective.
Venons-en aux exemples. Judith Roucairol (L’Oréal) et Sophie Chwedura (Decathlon) évoquent ici le fait que l’on se force parfois à faire de l’hybridation alors que ça ne fait pas toujours sens. A contrario, quelles pratiques vous paraissent particulièrement enthousiasmantes ?
Je suis d’accord avec ces propos, nous avons eu l’occasion d’en parler ensemble avec Judith ! L’hybridation n’est certainement pas une fin en soi. C’est un moyen dont l’apport est à analyser au cas par cas. Souvent, avec des approches relativement simples, il est possible de créer de la valeur. Je pense à cet exemple. Comment les Pouvoirs Publics peuvent-ils adapter leur communication sur la prévention des risques selon que le répondant vit dans une zone inondable ou pas ? Nous avons interrogé de façon assez classique la cible visée (les Français d’un département). Et en hybridant adresse postale et données open data sur les zones inondables, nous avons été en mesure de savoir si ces personnes vivaient réellement ou pas dans ces zones. Et de croiser ainsi leur situation objective avec leurs représentations et leurs attitudes. Cela nous a permis d’avoir une compréhension plus riche de la problématique, mais aussi d’apporter des informations directement opérationnelles pour le commanditaire (adaptation des messages par exemple). Voilà un exemple très simple, où les bénéfices de l’hybridation sont évidents !
L’hybridation n’est certainement pas une fin en soi. C’est un moyen dont l’apport est à analyser au cas par cas. Souvent, avec des approches relativement simples, il est possible de créer de la valeur.
C’est un cas où la donnée complémentaire ne coute rien, mais le recoupement modifie néanmoins la perspective…
Absolument ! Un second exemple me semble intéressant à partager, celui d’un chantier réalisé pour la Fnac, il y a quelques années. Nous avions mené une étude mesurant l’engagement à la marque auprès d’un échantillon de clients. Et la société nous a mis à disposition un corpus de variables provenant de son système CRM, relatives aux personnes interrogées. Avec par exemple des éléments sur le volume et la valeur des transactions effectuées dans l’année, la façon dont ils réagissaient aux emails, les segments auxquels ils se rattachaient…. Nous avons ainsi à la fois le Comment le CA se construit et le Pourquoi ! Autre exemple très récent de changement de perspective : nous avons avec un autre annonceur hybridé de nombreuses et diverses données pour pouvoir prédire de façon probabiliste la satisfaction de chaque client pour chaque transaction réalisée. C’est un changement total de paradigme ! Au lieu de lire la satisfaction au global, on est capable de la lire au niveau de chaque client ! Cela a ouvert la voie à des analyses inédites, mais également à tout un champ d’actions extrêmement fines, jusqu’à du one-to-one.
L’hybridation peut passer par des croisements simples, vous l’avez évoqué avec le premier exemple. Mais les montages sont parfois bien plus complexes…
Tout à fait, la vraie complexité intervient lorsque la problématique inclut de nombreuses parties prenantes, dont les actions interagissent entre elles. C’était le cas dans un dispositif auquel nous avons participé, MobiProx, avec l’Association pour la Prévention Routière (APR) et la Fédération des Professionnels de la Micro-Mobilité (FP2M). L’enjeu était de mesurer l’impact des trottinettes électriques (2 millions d’unités en France) sur l’environnement notamment. Cela nous a conduits à monter une communauté online de « trottinetteurs », que nous avons interrogée en profondeur au moment du recrutement, puis tous les mois pendant 2 ans. Des partenaires du projet apportaient d’autres éléments. Notamment, un suivi très précis de l’usage des trottinettes, grâce à des trackers. Combien de kilomètres parcourus, à quels moments, etcétéra… Et d’autres des informations relatives aux impacts environnementaux et énergétiques. Nous avons ainsi pu constituer une sorte de « laboratoire vivant », permettant de comprendre et mesurer l’impact de cette mobilité sur l’environnement, les autres modes de déplacement, la prévention, etc. Une mesure holistique indispensable pour comprendre ces sujets complexes et pouvoir agir !
Quels vous semblent être les autres principaux pièges à éviter ?
Ce projet que je viens d’évoquer nous a beaucoup appris. Prévoir comment des données de différentes natures et différentes sources (déclaratives, comportementales, calculs d’impacts, etc.), produites à des rythmes différents (temps réel ou mensuel e.g.) vont être agrégées sous forme de KPI dans un outil de BI n’est pas si simple ! Il est impératif de bien coordonner les contributeurs, s’assurer de « clés de jointure » pour relier les données entre elles.
Un autre écueil important est celui du « chaudron ». Plein de données sont disponibles, on les rassemble dans un pot commun en se disant on verra bien ce qu’il en sortira ! En fait, il en résulte tellement de bruit que l’analyse est stérile. Il faut donc prendre le temps de sélectionner les données vraiment utiles en fonction de la problématique. Et étudier ensuite les relations entre les différentes variables, progressivement, avec méthode. Faire preuve de discernement est essentiel dans ces projets, à toutes les étapes, de l’appréhension de la problématique à la restitution en passant par la prise en compte du temps nécessaire à l’exploitation de chaque nature de données.
Un écueil important est celui du « chaudron ». Plein de données sont disponibles, on les rassemble dans un pot commun en se disant on verra bien ce qu’il en sortira ! En fait, il en résulte tellement de bruit que l’analyse est stérile.
Le dernier écueil que j’évoquerai est celui de rester tétanisé face à l’hybridation. Il faut savoir se lancer, accepter de démarrer sur des chantiers relativement modestes pour se faire la main. Apprendre et enclencher la dynamique !
Voyez-vous enfin un ultime conseil à adresser aux équipes des annonceurs sur ces sujets ?
J’insisterai sur le caractère vertueux de l’hybridation des données dans les entreprises. C’est un moyen très concret pour les organisations de se transformer, de se désiloter. Par exemple, sur des sujets comme l’UX, de nombreux départements sont concernés. L’UX n’est pas la somme de la performance du réseau physique avec celle du site ecommerce avec celle de la livraison, etc. C’est la multiplication de tous ces départements. Et s’il y a ne serait-ce qu’un maillon faible, c’est le produit qui tend vers zéro ! Hybrider les données de ces différents départements au service de la problématique augmente sa compréhension, offre des pistes d’activation, réduit les risques. Et, bénéfice supplémentaire, elle permet d’aligner les équipes sur un objectif commun et transversal. Cette démarche, couplée avec un dispositif de communauté online pour disposer d’une boucle retour fiable et rapide avec les clients finaux, ouvre la voie à une organisation « apprenante » : on mesure, on comprend, on agit, et on repart dans la mesure, etc.
POUR ACTION
• Echanger avec le (ou les) interviewé(s) : @ Philippe Le Magueresse