# Faut-il repenser les tests d’innovation ? (volet 2)
Interview de Valérie Le Berre, fondatrice d'Aloa Research

"Les market-researchers doivent œuvrer aujourd’hui dans le sens d’une Désirabilité responsable"

Valérie Le Berre
Fondatrice d’ALOA Research

21 Mar. 2023

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Et s’il incombait désormais une nouvelle mission aux market-researchers de tous bords, chez l’annonceur comme en institut : celle d’œuvrer dans le sens d’une « Désirabilité responsable » des innovations ? C’est l’invitation que formule ici Valérie Le Berre (ALOA Research), en pointant les paradoxes et la complexité du contexte dans lequel évoluent les entreprises aujourd’hui.

MRNews : Commençons par les règles du jeu en matière d’innovation. Quelles évolutions vous semblent aujourd’hui les plus structurantes ?

Valérie Le Berre (ALOA Research) : Innovation… voilà un bien grand mot ! Si on peut définir l’innovation selon une multitude d’angles, accordons-nous sur un fait : elle représente pour l’entreprise un processus vital, relais indispensable à sa croissance, même si elle n’en n’est pas directement à l’origine. A l’échelle macro-économique, elle est le moteur de la croissance. Une entreprise doit innover, ou en tous cas s’inscrire dans le flux de l’innovation de son époque, sous peine de décroître et disparaîtreL’innovation est donc un totem, une croyance primordiale de la vie économique. On ne la questionne jamais. Et moi-même j’ai bien du mal à le faire ! C’est grâce aux flux d’innovation des entreprises que je vis avec ALOA Research depuis plus de 20 ans (rires).

Une entreprise doit innover, ou en tous cas s’inscrire dans le flux de l’innovation de son époque, sous peine de décroître et disparaîtreL’innovation est donc un totem, une croyance primordiale de la vie économique. On ne la questionne jamais.

Or, « l’âge numérique » dans lequel nous baignons désormais ouvre des opportunités d’innovation – et donc de croissance – a priori infinies ! Nous y sommes entrés de plain-pied avec le web 1, avons accéléré avec le web 2 et il suffit aujourd’hui de jeter un œil sur ce qui se passe du côté du web 3, de l’IA, de la blockchain, des métaverses  … pour entrevoir ce qui nous attend. Nous avons là le contexte de l’innovation et de la croissance de demain.

Pour les études en matière d’innovation, qu’est-ce que ça signifie ? Tout change ? Ou bien au contraire rien ne change ? 

La grande règle du jeu de l’innovation de ce moment de « l’âge numérique », c’est que les gisements d’innovation sont partout et l’innovation un enjeu permanent. L’éventail des possibles est infini ! L’homo numericus est un être insatiable et surpuissant qui s’est habitué à avoir le monde au bout des doigts et ce qu’il veut en un claquement de doigts. C’est un état dont on ne se défait pas facilement ! Les promesses du web de demain ne font que renforcer ces possibilités de surpuissance. Nous fonçons collectivement à tombeau ouvert dans cette direction.

Or, notre mission de professionnels des études dans les process d’innovation a toujours été limpide : nous positionner au cœur de la connaissance de cet insatiable homo désormais numéricus ! Nous sommes au cœur du pilier « Désirabilité » du Design Thinking. C’est depuis toujours le sens de notre mission au service de l’innovation donc de de la croissance de l’entreprise. Et c’est ce sens même que nous devons interroger aujourd’hui.

Or, notre mission de professionnels des études dans les process d’innovation a toujours été limpide : nous positionner au cœur de la connaissance de cet insatiable homo désormais numéricus ! Nous sommes au cœur du pilier « Désirabilité » du Design Thinking. 

L’objectif de « Désirabilité » est devenu caduque ? Par quoi le remplacer ?

Rien ne peut remplacer la « Désirabilité » … on ne peut pas forcer quelqu’un à désirer – et donc choisir d’acheter – ce qu’il ne désire pas ! Mais nous devons interroger cette question de « Désirabilité » au cœur du développement de la Demande. Pour la première fois de son histoire, le GIEC a consacré dans son dernier rapport de 2022 un chapitre à la maîtrise de la Demande, et sans l’indiquer explicitement, à la sobriété. Ceci nous oblige à une réflexion de fond, en particulier dans notre rapport à l’innovation comme carburant de la Demande et moteur de la croissance économique.  

Pour la première fois de son histoire, le GIEC a consacré dans son dernier rapport de 2022 un chapitre à la maîtrise de la Demande, et sans l’indiquer explicitement, à la sobriété. Ceci nous oblige à une réflexion de fond, en particulier dans notre rapport à l’innovation comme carburant de la Demande et moteur de la croissance économique.

Nous pouvons adopter alors deux points de vue : arguer que l’innovation est nécessairement bonne car elle est la source du progrès, ce qui nous permettra de résoudre les immenses défis à venir. Ou interroger l’innovation à travers son but même, avec l’horizon d’une frontière qu’on a jusqu’ici écarté de notre conscience de « marketeurs » : la finitude de nos ressources planétaires. C’est bien sûr à cette seconde option que je souscris et cela doit changer nos postures.

La sobriété est-elle devenue l’horizon indépassable du marketing ? 

La sobriété est un mot devenu à la mode… mais très intéressant. Au fond, il nous renvoie à un très vieux débat entre stoïcisme et épicurisme ! Nous sommes de fieffés Epicuriens depuis un moment mais la Planète nous rappelle que nous devons réveiller notre âme de Stoïciens ! La bonne nouvelle c’est que les deux philosophies ont pour but d’aider les Humains à vivre leur vie au mieux et être heureux. Avec un peu d’ambition, on trouvera un chemin de réconciliation ! (rires)

Alors, oui, une certaine sobriété représente un horizon indépassable et je pense que le marketing, cocher des temps modernes, doit prendre en compte cet horizon. « Fouetter » lorsque les innovations servent la transition écologique … mais retenir les rennes et bifurquer quand ce n’est pas le cas. Et cela même si l’on voit au loin un bel horizon de chiffre d’affaires et que d’autres calèches ont l’air d’y foncer ! Notre mission de professionnels des études/insights d’aujourd’hui pourrait être formulée de la façon suivante : comment créer de la « Désirabilité responsable » ou « penser les limites » au sein même du principe de Désirabilité… créer les conditions d’un monde de Stoïciens raisonnablement épicuriens. Ce sera dur, mais j’ai envie de croire que c’est possible ! 

Notre mission de professionnels des études/insights d’aujourd’hui pourrait être formulée de la façon suivante : comment créer de la « Désirabilité responsable » ou « penser les limites » au sein même du principe de Désirabilité

L’innovation peut-elle réellement s’inscrire dans cet impératif de sobriété ?  

Ça paraît un peu complexe voire antinomique, bien sûr ! Car dans une démarche d’innovation, la Demande et donc la « Désirabilité » est par définition peu claire. Dès lors, on peut difficilement « limiter » quelque chose qui n’existe pas encore vraiment ! En revanche, on peut dès l’amont se poser la question du sens profond, j’oserai dire « éthique et écologique » de l’objectif de cette innovation. Mais on ne le fait pas. Ou pas assez. C’est ce qu’il faut changer. On a plutôt tendance à se cantonner à une réponse économique : trouver toujours et encore de nouveaux relais de croissance avec, insidieusement, la peur de passer à côté de « the next big thing ». 

C’est ce que m’inspirent les débats autour du web 3, des métaverses, des NFT et même de l’IA. On s’y engouffre avec des arguments progressistes très légitimes tout en sachant qu’une des raisons profondes de ce mouvement est financière : gisent là des opportunités d’innovations et de sources de revenus gigantesques s’appuyant sur des flux de données et écosystèmes d’infrastructures et d’équipements pourtant massivement contributeurs à notre problème planétaire. 

Mais personne ne sait vraiment comment ralentir la machine et faire la part des choses entre ce qui est indispensable pour l’avenir de l’humanité, la planète … et ce qui ne l’est pas !

Quels conseils donneriez-vous à vos interlocuteurs dans les entreprises, et en particulier aux équipes en charges des études sur ces enjeux d’innovation ? 

Malgré ce dernier constat, je dirai que nous n’avons absolument pas le droit de baisser les bras ! Nous avons toute la légitimité dans nos métiers Research/Insights d’être des fers de lance de la question du sens posée depuis la loi PACTE en nous appuyant parallèlement sur le mouvement profond des consommateurs prêts au changement. C’est ce que je constate dans toutes mes études, dès qu’on travaille profondément sur ces sujets, il y a un consensus inédit : ils savent qu’il faut agir maintenant et surtout collectivement, Etat, entreprises, collectivités locales, individus !

Nous avons toute la légitimité dans nos métiers Research/Insights d’être des fers de lance de la question du sens posée depuis la loi PACTE en nous appuyant parallèlement sur le mouvement profond des consommateurs prêts au changement.

Nous devons donc dans nos processus d’études être taraudés par le double question du sens et de la responsabilité éthique et écologique de ce que nous testons. Pour poursuivre la métaphore, devenir aussi la « mouche du coche » pour faire bifurquer le projet dans le sens d’une véritable « Désirabilité responsable ». Pour nos métiers Research/Insights, cela signifie prendre impérativement de la hauteur sur le sujet pour accompagner les équipes de nos clients dans ce sens. C’est notre rôle depuis toujours de donner du sens pour créer de la valeur ! Et bien maintenant, affirmons non seulement comment mais aussi  diriger cette valeur. 

Et concrètement, comment s’y prendre ?

La première chose à faire selon moi est de « s’armer » en tant que personne par la connaissance scientifique des enjeux et de la réalité du réchauffement climatique, connaître sur le bout des doigts les 9 limites planétaires. Il ne faut pas trembler sur ces questions en ayant une conviction ancrée au plus profond de soi, ne pas se laisser impressionner par les personnes y compris en entreprise adeptes du business as usual.

La première chose à faire selon moi est de « s’armer » en tant que personne par la connaissance scientifique des enjeux et de la réalité du réchauffement climatique, connaître sur le bout des doigts les 9 limites planétaires. 

Le second impératif, c’est de s’entourer : dans le monde de l’entreprise cela signifie notamment créer les conditions d’une véritable alliance entre les responsables marketing et RSE dans tous les process d’innovation et développement de nouvelles propositions de valeur. J’entends  malheureusement souvent cette question qui doit demain devenir absurde : « ce projet-là, c’est du business ou de la RSE ? » car les injonctions sont aujourd’hui souvent contradictoires. C’est un fait. Il faut le dépasser. Pour de nombreuses entreprises, c’est une remise en question profonde qui peut devenir existentielle. 

Le second impératif, c’est de s’entourer : dans le monde de l’entreprise cela signifie notamment créer les conditions d’une véritable alliance entre les responsables marketing et RSE dans tous les process d’innovation et développement de nouvelles propositions de valeur.

Le troisième levier, c’est de s’appuyer sur la raison d’Etre de l’entreprise — il est temps d’y aller pour les entreprises en retard ! —, d’élaborer une plateforme de marque responsable … surtout pas en plus ou à côté de la plateforme de marque existante ! C’est sur ce socle que l’on pourra créer une plateforme d’innovation responsable, une boussole à la fois source d’inspiration et grille de lecture pour déterminer ce qu’on garde ou pas. Toute innovation qui contreviendra à cette plateforme devra être rejetée sans égards. 

Le troisième levier, c’est de s’appuyer sur la raison d’Etre de l’entreprise (…), d’élaborer une plateforme de marque responsable … surtout pas en plus ou à côté de la plateforme de marque existante !

Je suis convaincue que c’est sur ce type d‘outil, de démarche et surtout de conviction que nous, professionnels du Market Research de tous bords, – conseils comme responsables en entreprise –  pourront affirmer notre nouvelle mission. C’est en tous cas celle d’ALOA Research.


 POUR ACTION 

• Echanger avec le (ou les) interviewé(s) : @ Valérie Le Berre

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