Et si tenter de vendre un produit était la façon idéale de le tester, d’en mesurer le potentiel en évitant les biais que peuvent classiquement comporter les études de marché, mais aussi d’identifier les pistes d’optimisation possible ? C’est l’idée clé qui a inspiré la création d’Emazing Retailing, qui s’appuie pour cela sur les avantages décisifs du e-commerce. Et qui travaille aujourd’hui avec quelques grands noms de l’univers de la Grande Conso, dont Seb, Logitech et ElectroLux. Son co-fondateur, Pierre-Emmanuel Berthier, nous en présente la philosophie et les principes de fonctionnement.
MRNews : Vous avez créé Emazing Retailing après un parcours de marketeur dans le monde des FMCG. Pourquoi ? Est-ce parce que vous aviez identifié des limites dans les études de marché que vous utilisiez ?
Pierre-Emmanuel Berthier (Emazing Retailing) : Tout à fait ! J’ai intégré Procter & Gamble en ayant à priori une grande confiance dans la fiabilité des outils d’études employés au sein du groupe. Mais j’ai été surpris par l’ampleur des écarts entre les indications qu’ils nous donnaient et la réalité des ventes une fois les produits lancés. Ce qui constituait un sujet sensible dans certains secteurs comme celui des lessives sur lequel je travaillais. C’est là en effet que j’ai commencé à réfléchir sur les limites de ces outils, et à ce qui pouvait générer des erreurs ou des imprécisions. … Et j’en ai identifié principalement trois. La première est le manque de réalisme du contenu testé. Les procédés classiques amènent à introduire beaucoup de textes, d’explications sur pourquoi le produit est supérieur aux autres. Alors qu’en situation d’achat, le shopper est confronté à une réalité très différente et prend sa décision en quelques secondes seulement. D’autre part, les tests classiques ne reproduisent qu’un contexte concurrentiel très incomplet. On intègre le plus souvent les 3 ou 4 concurrents les plus directs, alors que le champ est bien plus étendu. Enfin une troisième limite importante est qu’on se focalise sur des attitudes, avec les intentions d’achat sur 5 niveaux. Or on le sait, celles-ci peuvent être très déconnectées des comportements…
« J’ai intégré Procter & Gamble en ayant à priori une grande confiance dans la fiabilité des outils d’études employés au sein du groupe. Mais j’ai été surpris par l’ampleur des écarts entre les indications qu’ils nous donnaient et la réalité des ventes une fois les produits lancés (…). C’est là en effet que j’ai commencé à réfléchir sur les limites de ces outils, et à ce qui pouvait générer des erreurs ou des imprécisions. … Et j’en ai identifié principalement trois. »
Pour sortir de ces limites, vous estimez qu’il y a un pari intéressant à faire, celui du e-commerce…
Absolument. En réalité, en cherchant bien, j’ai découvert que le groupe avait utilisé des méthodes alternatives dès les années 1960. La solution consistait à privatiser des supermarchés et à mettre en rayon le produit à tester, pour faire en sorte que les consommateurs se retrouvent en vraie situation d’achat. Mais cette solution était extrêmement coûteuse. L’idée m’est alors venue que le e-commerce permettait de reproduire cette logique, avec des budgets bien moindres, en se focalisant en priorité sur les comportements des individus. C’est le point de départ d’Emazing Retailing.
Quid en pratique ? Imaginons que je travaille pour Danone, et que j’ai une nouvelle proposition à tester…
L’essence même de notre démarche est d’intégrer le produit dans l’offre disponible sur un site e-commerce, pour mesurer si celui-ci se vend ou pas. Ce qui suppose que nous puissions présenter aux acheteurs potentiels une page produit. La première étape clé consiste donc à faire le point avec nos interlocuteurs sur le contenu dont ils disposent pour cristalliser l’idée sur une page produit, comme si celui-ci était réellement lancé. À partir de là, nous pouvons identifier la catégorie dans laquelle doit s’insérer le produit en question, et définir le champ concurrentiel. Nous allons également examiner avec les équipes s’il n’y a pas lieu d’envisager différents angles de présentation du produit, plusieurs options, afin que le test nous aide à sélectionner la plus performante.
Cette étape d’élaboration de la page produit est essentielle. Mais nous devons aussi appréhender le contexte dans lequel l’innovation sera susceptible d’être lancée, et plus largement le « support model ». S’il inclut une forte pression publicitaire, nous devons l’intégrer dans le dispositif. Cela nous amène à poser des questions précises, auxquelles des équipes expérimentées sont plus à même de répondre que des juniors. L’idée est que le test sera d’autant plus fiable que l’on se rapproche des conditions du lancement.
L’essence même de notre démarche est d’intégrer le produit dans l’offre disponible sur un site e-commerce, pour mesurer si celui-ci se vend ou pas. Ce qui suppose que nous puissions présenter aux acheteurs potentiels une page produit (…). Cette étape est essentielle. Mais nous devons aussi appréhender le contexte dans lequel l’innovation sera susceptible d’être lancée, et plus largement le « support model »
Comment recrutez-vous les participants aux études ?
Le plus souvent sur panels, de façon très classique, en intégrant les questions pour nous assurer qu’ils appartiennent bien à la cible visée, et sont des acheteurs de la catégorie étudiée. Nous les invitons alors à procéder à un « shopping trip », qui se solde ou pas par un achat virtuel. Et nous pouvons ainsi appréhender leurs comportements, qui nous intéressent en priorité. À l’issue de celui-ci, nous leur posons quelques questions complémentaires, afin de mieux comprendre pourquoi ils ont acheté ou n’ont pas été attirés par le produit testé.
Au fond, votre conviction est que la meilleure façon de tester un produit est d’essayer de le vendre…
Absolument ! L’idée étant de le faire en mode e-commerce, avec tous les avantages que procure ce canal, en termes de coûts et de délai d’exécution. Nous évaluons ainsi la capacité du produit à être suffisamment attractif et à se vendre par lui-même et sans gros blocs de texte, sans demander aux personnes de passer 10 minutes pour le découvrir. Un shopping trip, cela dure plutôt 5 minutes en moyenne, les consommateurs analysent une page dans un temps compris entre 10 secondes et une minute selon la nature du produit. Certaines équipes marketing ont du mal à intégrer ce paramètre, et imaginent que les gens vont rester une heure sur la page. Mais non, cela ne se passe pas ainsi dans la vraie vie !
« Nous évaluons ainsi la capacité du produit à être suffisamment attractif et à se vendre par lui-même et sans gros blocs de texte, sans demander aux personnes de passer 10 minutes pour le découvrir.
Vous ne copiez pas Amazon ou les différents sites de e-commerce. Que faites-vous concrètement ?
L’idée, c’est de voir si le produit est compétitif par rapport aux concurrents de la catégorie. Le premier enjeu consiste donc à choisir le site le plus cohérent en fonction de celle-ci. Ce peut être Amazon, c’est avec lui que nous avons démarré. Mais nous intégrons aujourd’hui une large palette de retailers : Carrefour Drive, Tesco, Walmart, Target, JD, Sephora, Tmall, Coupang, Mercado Libre… Non, ne copions pas le code source de ces sites, mais nous recréons leurs identités visuelles et leurs logiques de navigation. Et, surtout, nous nous servons d’eux pour identifier le set de concurrents à inclure. Au fond, tous les sites e-commerce fonctionnent selon la même logique, ils visent à maximiser les taux de conversion en fonction des requêtes des visiteurs.
« L’idée est de voir si le produit est compétitif par rapport aux concurrents de la catégorie. Le premier enjeu consiste donc à choisir le site le plus cohérent en fonction de celle-ci. »
En fait, nous utilisons une matrice géographique et catégorielle pour déterminer le bon environnement concurrentiel. Si nous travaillons pour L’Oréal par exemple, il faut que nous intégrions Sephora. Pour la Chine, la logique de navigation est différente, nous allons plutôt prendre Tmall comme modèle. On a parfois tendance à penser que les visiteurs achètent les produits qu’ils préfèrent dans l’absolu. Mais non, ils font leur choix en fonction de ce qui est leur est présenté. D’où l’importance d’être aussi réaliste que possible dans l’élaboration du contexte du shopping-trip.
Quels sont les outputs ?
Pour nos analyses, l’output de base est une sorte de journal de navigation pour chaque utilisateur. Nous savons ce qui était visible sur leur écran à chaque seconde, pour pouvoir déterminer quelle image a fait la différence, quelle page produit a été consultée, pendant combien de temps, etcétéra. En fonction de la problématique du client, nous pouvons alors construire les indicateurs pertinents, notamment des taux d’ouverture, de conversion et d’achat… Pour ainsi mesurer si le produit est compétitif, et identifier l’impact des différents ingrédients, dont le prix si on fait varier celui-ci. Nous pouvons aussi évaluer l’incrément de revenu généré par un produit pour une marque donnée, que ce soit en termes de pénétration ou de « basket-size ». Avec la batterie complémentaire de questions que j’ai précédemment évoquée, nous pouvons également comprendre ce qui s’est passé, et cerner les points d’optimisation possible en particulier dans la façon de communiquer le produit.
Cette approche permet-elle de travailler sur toutes les catégories et tous les types d’innovation ?
Ma vision est qu’elle est pertinente sur une immense variété de produits. L’idée de tester en mode e-commerce est perçue comme valide pour beaucoup d’annonceurs. C’est le cas avec L’Oréal par exemple, dont les équipes savent parfaitement que plus de la moitié des achats de produits de beauté en Chine se font aujourd’hui on-line. Pour d’autres, cela peut nécessiter un travail de conviction de notre part. Ils nous demandent de prouver la fiabilité de la démarche. Cela nous est arrivé notamment avec un fabricant de sauces pour des pâtes en Angleterre, à qui nous avons pu montrer notre capacité à retrouver des ordres de grandeur tout à fait cohérents sur les parts de marché des marques en présence et le poids des sous-catégories. Nous avons eu une expérience similaire dans le domaine des vitamines vendues en pharmacie. Sans doute est-ce lié au fait que les gens se renseignent aujourd’hui massivement sur le web avant de réaliser leurs achats, et ce pour beaucoup de produits.
Nous pouvons néanmoins aborder différemment les innovations ayant vocation à être particulièrement disruptives. Dans ces cas-là, nos interlocuteurs considèrent qu’il faut laisser plus de place au produit pour lui donner ses chances. Nous mettons alors en oeuvre un dispositif spécifique, avec un site internet mobile, qui permet aux consommateurs de bien appréhender le produit et de rejoindre une liste de précommande s’ils le souhaitent. Nous avons procédé de cette manière pour une centaine de tests, et avons des benchmarks pour mesurer si le taux est élevé ou pas.
« Nous pouvons aborder différemment les innovations ayant vocation à être particulièrement disruptives (…). Nous mettons alors en oeuvre un dispositif spécifique, avec un site internet mobile, qui permet aux consommateurs de bien appréhender le produit et de rejoindre une liste de précommande s’ils le souhaitent. »
Une dernière question enfin : qu’est-ce que cette méthodologie implique dans la façon de travailler côté annonceurs ?
Il y a un enjeu clé, nous l’avons évoqué, sur la capacité à disposer de matériaux très concrets. Certaines entreprises sont « cablées » ainsi, et nous pouvons alors travailler très vite, effectuer l’étude en quelques jours seulement. D’autres le sont moins. C’est ce qui nous a amenés à intégrer des designers dans nos équipes, aux côtés de nos web-developpers et de nos data-analysts. Ils nous aident à élaborer des prototypes des produits si nos clients ne sont pas à même de le faire eux-mêmes en temps et en heure.
Cette approche se prête tout particulièrement à tester différentes options face aux concurrents en place. On peut naturellement se limiter à une seule. Mais on risque se retrouver avec la conclusion que le produit ne fonctionne pas alors que les équipes marketing étaient persuadées du contraire. On s’arrête net, on apporte de mauvaises nouvelles qui, forcément, passent mal. Il est largement préférable de tester des pistes bien distinctes, idéalement 3 ou 4 sur lesquelles on a pris le temps de travailler. On peut ainsi vite délaisser celles qui n’ont que trop peu de potentiel, se concentrer sur celles qui en ont plus. Et les optimiser progressivement, chaque itération permettant de gagner de précieux points de performance. À l’issue de 3 ou 4, le gain peut être énorme. Les clients qui travaillent avec nous dans cette philosophie « lean » sont impressionnés par cela. Mais cela se fait plus facilement lorsque les équipes insights ont suffisamment de séniorité pour pouvoir challenger les marketeurs. On donne ainsi leur chance aux idées, d’où qu’elles émanent, plutôt que de s’enfermer dans une logique où soit on valide la vision qui vient d’en haut, soit on tue le test si le résultat déplait. Et l’on apprend, en capitalisant sur l’expérience acquise.
« Cette approche se prête tout particulièrement à tester différentes options face aux concurrents en place (…), idéalement 3 ou 4 sur lesquelles on a pris le temps de travailler. On peut ainsi vite délaisser celles qui n’ont que trop peu de potentiel, se concentrer sur celles qui en ont plus. Et les optimiser progressivement, chaque itération permettant de gagner de précieux points de performance. À l’issue de 3 ou 4, le gain peut être énorme. »
POUR ACTION
• Echanger avec le (ou les) interviewé(s) : @ Pierre-Emmanuel Berthier