Depuis que les market researchers existent, leur boite à outils s’est toujours subdivisée en deux grands compartiments : le quali et le quanti. Mais quid du social listening là-dedans ? Natacha Dagneaud — dont la société Séissmo est spécialiste des études qualitatives — et Arthur Carreau (Synomia – société de conseil par la data) évoquent les projets sur lesquels ils travaillent ensemble, ainsi que la nature des éclairages qu’est à même de procurer le Social Listening, avec ses atouts spécifiques.
MRNews : Comment définiriez-vous en quelques mots ce qu’est le social listening, ou bien ce que cela n’est pas ?
Arthur Carreau (Synomia) : Le social listening est la capacité à collecter et analyser des données telles que des expressions, des mentions et des conversations énoncées spontanément sur le net. Notamment sur les réseaux sociaux, les forums, mais en incluant aussi les commentaires postés en ligne. Il y a parfois une confusion avec le web listening, qui s’intéresse à un champ plus large. Ce dernier intègre tous les sites internet, la presse spécialisée et générale, des documents variés allant des bilans d’entreprise aux retranscriptions de TedX. Le social listener collecte donc des données, mais il se doit de le faire en intelligence par rapport à la problématique d’une entreprise. Ce qui suppose d’aller chercher les bonnes informations aux bons endroits. Et tant pour le recueil que l’analyse, appuyer sur un bouton ne suffit pas !
Le social listener collecte donc des données, mais il se doit de le faire en intelligence par rapport à la problématique d’une entreprise. Ce qui suppose d’aller chercher les bonnes informations aux bons endroits.
Arthur Carreau (Synomia)
Natacha Dagneaud (Séissmo) : Pratiquer le Social Listening, cela revient fondamentalement à écouter la parole d’individus, qu’ils soient les consommateurs actuels ou potentiels d’un produit, des sages-femmes, des électriciens… Et ce au travers des commentaires ou des interrogations qu’ils énoncent sur des sujets extraordinairement variés. On peut naturellement étendre le scope de recherche, s’intéresser à ce que disent les experts, les médias qui gravitent autour de ces individus et les influencent. Mais la base du social listening, ce sont les individus. En fonction de la problématique soulevée par l’entreprise, nous nous posons donc trois questions. Est-ce pertinent d’aller écouter les individus, et éventuellement en combinaison avec quelles autres briques de dispositif ? Qui va-t-on écouter ? Et où, dans quels biotopes ?
La base du social listening, ce sont les individus. En fonction de la problématique soulevée par l’entreprise, nous nous posons donc trois questions. Est-ce pertinent d’aller écouter les individus, et éventuellement en combinaison avec quelles autres briques de dispositif ? Qui va-t-on écouter ? Et où, dans quels biotopes ?
Natacha Dagneaud (Séissmo)
Que pèse un grand réseau comme facebook dans ces biotopes ?
AC : Tous projets confondus, je dirais un peu moins de 25%… Mais cette moyenne n’a pas trop de sens en réalité, la part des différents lieux étant extrêmement variable selon les sujets. C’est précisément une des compétences essentielles de ce métier que de savoir définir où investiguer et comment. On ne cherche pas sur twitter comme on le fait sur Facebook ou TikTok…. Il faut donc mener un travail itératif pour repérer les meilleurs endroits, là où sont les individus les plus actifs et où les expressions vont être les plus riches d’enseignements.
Venons-en à cette question clé : sur quelles problématiques le social listening apporte-t-il sa plus grande valeur ajoutée ?
AC : Un premier éclairage est celui des différents métiers dans l’entreprise auxquels le social listening est susceptible de livrer des réponses. J’en vois au moins quatre. Il y a là bien sûr les directions marketing, avec leurs enjeux de marque, d’e-reputation, de gestion d’offres et de gammes… Les directions de la communication corporate, avec l’analyse de problématiques transversales comme celui de la politique RSE. La direction de la R&D, qui est à l’affut des besoins non ou mal adressés, fait naturellement partie des utilisateurs possibles. Mais il faut aussi inclure la fonction Ressources Humaines, avec des enjeux de plus en plus complexes de marque employeur et de fidélisation / recrutement des talents.
Pouvons-nous prendre des exemples pour illustrer l’apport spécifique du social listening ?
AC : Nous venons de travailler pour un important laboratoire pharmaceutique, qui souhaitait lancer une marque dédiée à l’univers de l’hygiène intime sur 15 pays. Sa problématique était de construire une plateforme de marque pertinente pour différentes cultures, depuis l’Europe Occidentale à l’Asie en passant par l’Afrique et l’Europe de l’Est… Avec nos approches, nous avons pu dresser un état des lieux des convergences, mais également des divergences culturelles à prendre en compte. Cela met le doigt sur un des énormes atouts du Social Listening… Les gens s’expriment bien sûr directement sur le sujet qui nous intéresse, nous les choisissons pour ça, en fonction des lieux où ils le font. Mais ils évoquent plein d’autres choses ! C’est ce qu’on appelle le contexte, avec tous ces moments de vie qui forment une matière extrêmement précieuse, hyper granulaire et donc très précieuse pour recueillir des insights. L’impératif — et la difficulté — étant de savoir faire parler ces données.
Les gens s’expriment bien sûr directement sur le sujet qui nous intéresse, nous les choisissons pour ça, en fonction des lieux où ils le font. Mais ils évoquent plein d’autres choses ! C’est ce qu’on appelle le contexte, avec tous ces moments de vie qui forment une matière extrêmement précieuse, hyper granulaire et donc très précieuse pour recueillir des insights.
Arthur Carreau (Synomia)
Entre d’autres termes, faire du social listening, c’est prendre le temps d’écouter des réponses à des questions que l’on n’a même pas posées ?
ND : Prenons garde à ne pas idéaliser, toutes les réponses ne sont pas intéressantes ! Mais, en effet, nous mettons le doigt sur la fibre exploratoire du Social Listening. Même si c’est un outil de masse, il est éminemment qualitatif au sens du quali « à la française », « latin », avec cet intérêt pour la parole. Avec Synomia, nous avons énormément travaillé ensemble sur la structure grammaticale des phrases, sur comment repérer l’intensité des adverbes et de la négation. Il faut bien sûr discerner le positif et le négatif dans ce que disent les gens. Mais le défi le plus stimulant consiste à identifier des patterns, des schémas de représentations qui s’expriment au travers de la langue. Nous avons cette chance de disposer de cette matière pour pouvoir explorer, débroussailler, défricher. C’est ce qui fait que nous travaillons ensemble, nous Séissmo qui avons l’habitude de tout faire « à la mano », et Synomia qui lui est maitre du levier « techno ». Le point de croisement étant la curiosité, le goût d’être surpris en permanence. C’est ce qui nous fait vibrer, nous qui nous battons souvent pour ne pas nous retrouver coincés dans des designs d’études trop fermés. En ce sens, le social listening est un outil très riche. Certes il n’est représentatif que d’une partie de la population. Mais il nous permet d’investiguer des individus qui échappent le plus souvent aux radars des études « traditionnelles ». C’est en quelque sorte un second bras pour nous… Mais le champ d’application du Social Listening est bien plus large…
Même si c’est un outil de masse, le social listening est éminemment qualitatif au sens du quali « à la française », « latin », avec cet intérêt pour la parole. (…) Nous avons cette chance de disposer de cette matière pour pouvoir explorer, débroussailler, défricher (…). Certes il n’est représentatif que d’une partie de la population. Mais il nous permet d’investiguer des individus qui échappent le plus souvent aux radars des études « traditionnelles ». C’est en quelque sorte un second bras pour nous…
Natacha Dagneaud (Séissmo)
Outre cette fonction « exploratoire », quels sont les autres usages possibles du social listening ?
ND : Le social listening peut être très efficace dans des démarches de diagnostic et de pilotage. Dans un projet récent, une marque intervenant dans l’univers des produits capillaires nous a sollicités pour dresser le bilan du fonctionnement de sa gamme. En analysant les commentaires laissés par les acheteurs sur Amazon, nous avons repéré les différentes mentions olfactives. Et nous avons pu valider s’il y avait bien dans la gamme des produits fidélisants, à ne surtout pas toucher. Et détecter les manques à adresser par les équipes de R&D.
Dans un autre univers, celui du café, nous avons là aussi analysé les commentaires sur une marque et ses concurrents, à la fois sur Amazon et sur des forums d’amateurs de café. Nous voulions classiquement cerner ce que les gens exprimaient au sujet des différents produits. Mais, très vite, nous avons identifié que le nombre de mentions relatives à la marque en question évoluait tendanciellement à la baisse, alors que les concurrents progressaient. Elle était en train de perdre du terrain en termes de share of mind. Cette variable est capitale, elle est très fortement corrélée au potentiel des ventes à venir. Dans ce cas-là, le social listening a fourni un indice précieux, peu couteux à produire, pour alerter les équipes sur la nécessité d’une action.
J’ajouterai un troisième axe, celui de la détection de micro-cibles. Les études qualitatives « classiques » se focalisent souvent sur les mêmes endroits. Le digital permet d’accéder à une bien plus grande diversité sociologique, avec des échantillons larges. Cette diversité a bien sûr des limites, tout le monde n’est pas à l’aise avec l’expression écrite. Mais, sur le plan géographique, la puissance de l’outil est incroyable. On peut aller investiguer quasiment partout, y compris dans des zones restreintes où il n’y pas le moindre institut d’études, mais où les entreprises ont besoin d’éclairages précis.
On peut aller investiguer quasiment partout, y compris dans des zones restreintes où il n’y pas le moindre institut d’études, mais où les entreprises ont besoin d’éclairages précis.
Natacha Dagneaud (Séissmo)
Voyez-vous d’autres avantages importants du Social Listening, d’autres endroits où cet outil est méthodologiquement précieux ?
AC : Un de ses atouts clés est sa capacité à pouvoir zoomer / dézoomer les éclairages, ce qui se traduit fortement dans nos livrables. Le Social Listening aide à hiérarchiser les enjeux, pour faciliter ainsi la prise de décision stratégique. Mais, grâce à la masse phénoménale de verbatims collectés, il donne accès à des matériaux précis, opérationnels. Par exemple sur le comment communiquer, en détectant les éléments de langage les plus cohérents avec les expressions des consommateurs.
Un des atouts clés du Social listening est sa capacité à pouvoir zoomer / dézoomer les éclairages, ce qui se traduit fortement dans nos livrables.
Arthur Carreau (Synomia)
ND. Nous l’avons en partie évoqué, le Social Listening est un outil idéal pour identifier des cibles intéressantes, auxquelles on n’aurait pas pensé spontanément pour aborder certaines problématiques. Et ensuite, pouvoir déclencher des investigations plus approfondies. C’est un dispositif qui gagne à être combiné avec d’autres, ce que nous faisons régulièrement. Soit avec des réunions de groupe, des entretiens individuels. Ou bien avec des études sémiologiques.
Le Social Listening est un outil idéal pour identifier des cibles intéressantes, auxquelles on n’aurait pas pensé spontanément pour aborder certaines problématiques. Et ensuite, pouvoir déclencher des investigations plus approfondies.
Natacha Dagneaud (Séissmo)
Une dernière question enfin : quels sont selon vous les principaux pièges à éviter côté utilisateurs, outre ceux déjà signalés ?
AC. Encore souvent aujourd’hui, le réflexe de certains est d’avoir une vision limitative de l’outil, centrée sur les enjeux de réputation des marques. Il est dommageable de passer à côté des autres usages que nous avons évoqués. Et notamment de la formidable capacité qu’offre cet outil pour explorer l’inconnu, et décentrer les problématiques en s’intéressant en priorité aux individus, à leur vie et à ce qu’ils en racontent. Le corollaire de cela, c’est qu’il y a tout à gagner à rester le plus ouvert possible dans la démarche de recherche. Celle-ci est itérative ; nous partons d’une hypothèse, mais sans avoir de certitudes quant aux meilleurs biotopes à investiguer. Mais nous savons chercher et faire des tests ; et nous pouvons ainsi réorienter la collecte vers des pistes plus intéressantes au regard de la problématique décisionnelle. C’est elle qui doit primer, comme toujours dans les études, quitte à ce que l’on soit très souple pour y répondre.
Encore souvent aujourd’hui, le réflexe de certains est d’avoir une vision limitative de l’outil, centrée sur les enjeux de réputation des marques. Il est dommageable de passer à côté des autres usages que nous avons évoqués. Et notamment de la formidable capacité qu’offre cet outil pour explorer l’inconnu, et décentrer les problématiques en s’intéressant en priorité aux individus, à leur vie et à ce qu’ils en racontent.
Arthur Carreau (Synomia)
ND : Je rejoins complètement Arthur. Plus largement, il ne faut jamais sous-estimer l’importance de la valeur ajoutée humaine dans ces démarches. C’est vrai s’agissant du métier de Synomia, qui est de chercher, un peu comme des truffiers ! Mais cela s’applique aussi au mien et la phase d’interprétation qui suit. On ne fait pas de la pêche responsable, on attrape tout un tas d’objets que l’on rejette ensuite. Heureusement qu’il ne s’agit pas de poissons ! Cet énorme tri que nous effectuons exige des partis-pris. Et travailler sur la langue — c’est ce que nous faisons — n’est pas une compétence qui s’improvise. Dans des sujets multi-pays, les difficultés de traduction sont souvent considérables. Les surmonter requiert une solide pratique des études qualitatives, et beaucoup de connaissances culturelles.
J’ajouterai enfin qu’il faut savoir ne pas tout demander au seul Social Listening, mais le plus souvent le combiner avec d’autres approches. C’est là qu’il est le plus puissant, en se mettant au service de la recherche d’innovation, avec la créativité que celle-ci suppose.
Il faut aussi savoir ne pas tout demander au seul Social Listening, mais le plus souvent le combiner avec d’autres approches. C’est là qu’il est le plus puissant, en se mettant au service de la recherche d’innovation, avec la créativité que celle-ci suppose.
Natacha Dagneaud (Séissmo)
POUR ACTION
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