# Comment détecter les meilleures opportunités de croissance ?

"Le web est un formidable réceptacle des besoins latents de la société"

Diouldé Chartier-Beffa
Fondatrice de DCap Research

20 Avr. 2022

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Et si le web constituait un formidable outil pour cerner les besoins « latents » des individus, et dépasser ainsi le stade de l’innovation incrémentale au profit de l’innovation de rupture ? C’est la voie que propose Diouldé Chartier-Beffa (DCap Research), avec une approche permettant d’appréhender méthodiquement ces attentes — typologie et quantification à l’appui —, sur une immense variété de domaines. Mais aussi d’accompagner les entreprises dans l’élaboration des solutions, et la construction de leurs futurs business.

MRNews : Vos clients font-ils souvent appel à vous pour identifier leurs opportunités de croissance ? Et si oui, dans quel contexte ?

Diouldé Chartier-Beffa (DCap Research) : Les entreprises qui nous sollicitent sur cet enjeu partagent quelques points communs. Elles sont conscientes de la nécessité d’anticiper pour construire le business de demain, et donc du risque de l’inertie. Mais elles sont également plutôt en bonne santé, suffisamment pour avoir un peu de ressource et d’énergie à y consacrer. Là où d’autres sont dans la survie à court terme, et ont bien d’autres chats à fouetter ! La crise du Covid-19 a bien sûr un impact important. Dans un premier temps, elle a contribué à geler ces réflexions. Mais elle les a aussi faites mûrir. Une partie des entreprises ont maintenant intégré cet impératif de penser à moyen long terme, et sont mentalement prêtes à transformer leurs activités. Les directions générales ont réinvesti l’innovation, là où avant le Covid elles laissaient le marketing en charge de cet aspect. Et la montée en puissance des enjeux de RSE les pousse à faire des innovations moins nombreuses, mais plus utiles aux populations, et plus pérennes. Elles savent aussi que leur organisation en silo peut être limitante pour avancer efficacement dans ce type de chantier. D’où l’intérêt pour elles de pouvoir s’appuyer sur des compétences externes, avec des outils et la capacité de faire travailler ensemble des expertises différentes.

« Les directions générales ont réinvesti l’innovation. Et la montée en puissance des enjeux de RSE les pousse à faire des innovations moins nombreuses, mais plus utiles aux populations, et plus pérennes. »

Détecter des opportunités de croissance suppose de repérer des besoins jusqu’ici non satisfaits. Quelle est votre approche sur ces enjeux ?

Je crois préférable, dans un premier temps, de mettre à distance cette notion de besoin. Si je vous dis que j’ai besoin de quelque chose, cela implique que je sais nommer une solution -même insatisfaisante – à mon problème. Or si la solution existe déjà, la concurrence risque d’être rude. L’entreprise qui se focalise sur des besoins explicites a donc toutes les chances de se limiter à de l’innovation incrémentale. Il faut donc chercher des besoins implicites. Mais un « besoin implicite » c’est un peu un oxymore…  Pour aller au-delà et détecter de vraies opportunités, notre approche consiste à repérer et à quantifier les « problèmes » que rencontrent les gens, même si le terme peut paraitre vague. Ce sont des tensions, ou parfois des aspirations. La difficulté étant d’établir un lien entre des « problèmes » qui s’expriment de façon tellement différente d’une personne à l’autre, que celui-ci n’est pas directement visible. On n’imagine pas à priori qu’il puisse exister une solution commune à ceux-ci. Cette possibilité d’imaginer, c’est précisément la deuxième partie de l’approche qui permet de commuer des problèmes en opportunités. C’est la spécificité de notre approche : associer les problèmes (ce que certains appellent des irritants, ou des painpoints) et les représentations mentales qui sont constitutives de la situation. C’est ce qui permet de sortir de l’impasse où l’individu se trouve pour résoudre la tension et d’imaginer un tout autre champ de possibilités.

« Un « besoin implicite » c’est un peu un oxymore…  Pour aller au-delà et détecter de vraies opportunités, notre approche consiste à repérer et à quantifier les « problèmes » que rencontrent les gens, même si le terme peut paraitre vague. Ce sont des tensions, ou parfois des aspirations. »

Notre approche consiste à collecter des conversations qui correspondent à des partages d’expériences. Les gens témoignent de ce qu’il leur arrive, ils décrivent des situations qu’ils vivent comme étant problématiques. Ils le font en espérant que celles-ci fassent écho à d’autres expériences. Parfois simplement pour se sentir moins seules (rires), mais aussi et surtout pour repérer des solutions que d’autres auraient pu identifier ou élaborer. Il se trouve que des tonnes de conversations de ce type sont mémorisées et accessibles sur le web. Ce sont autant de bouteilles à la mer que nous recueillons ainsi, sur une problématique donnée. Précisons que notre approche est avant tout qualitative. Aucun quanti n’a jamais livré des insights « tous cuits » dans le bec des décideurs (même si ce fantasme a pu être nourri à propos de web listening pendant quelques années), encore moins sur des besoins implicites, c’est-à-dire des situations que les intéressés ne formulent même pas comme des besoins ! Mais la différence avec les qualis classiques, c’est que l’analyse qualitative, parce qu’elle est aidée par des algorithmes, peut s’appliquer à des grandes quantités de contenus. 

« Notre approche consiste à collecter des conversations qui correspondent à des partages d’expériences. Les gens témoignent de ce qu’il leur arrive, ils décrivent des situations qu’ils vivent comme étant problématiques. (…) Il se trouve que des tonnes de conversations de ce type sont mémorisées et accessibles sur le web. Ce sont autant de bouteilles à la mer que nous recueillons ainsi, sur une problématique donnée. 

Un exemple pour illustrer cette approche ?

Le champ peut être très large. Prenons celui du rangement. Si vous effectuez une requête avec ce seul terme sur Google, vous allez repérer essentiellement des offres, ou bien des opinions. Ce qui ne nous intéresse pas, puisque nous cherchons, nous, des récits d’expériences. Pour faire émerger ceux-ci, nous associons au mot rangement des termes tels que « depuis que », ou « quand je », et bien d’autres. En somme des petits morceaux de phrases qui sont des marqueurs de ce type de récits. Le deuxième principe clé est de couvrir les divers espaces où ces témoignages sont présents. Les réseaux sociaux, ou YouTube, ou Tiktok… Ou bien encore des forums, qu’ils soient à vocation généraliste ou spécialisés sur un sujet donné. Nous effectuons une collecte semi-automatisée par nos algorithmes « maison » pour ne pas nous limiter aux seules sources qui vendent des API. Notre outil applique au web des méthodes validées par la littérature en sciences humaines et sociales notamment pour déconstruire les biais qui distordent le poids des différentes sources utilisées. Cela nous permet de traiter qualitativement une grande quantité de matériau, et surtout, d’obtenir des résultats interprétables.

Ces contenus textuels – parfois associés à des images ou des vidéos – sont ensuite classifiés, selon un principe comparable à une typologie menée à partir d’une étude Usage & Attitudes, sauf qu’il s’agit là d’une typologie d’expériences partagées, et non d’individus. Avec la possibilité de régler le curseur, pour obtenir un nombre plus ou moins important de « paquets ».

Ces types représentent-ils des opportunités directement exploitables pour l’entreprise ?

Non. Ils permettent d’offrir un panorama de la demande latente, c’est la vocation spécifique de cette première étape. Mais celle-ci a le mérite de donner un regard vierge sur le champ analysé, et d’établir des liens auxquels nous n’aurions pas nécessairement pensé. Si l’on reprend l’exemple du rangement, l’intuition première est d’appréhender cette problématique en fonction des différentes pièces de la maison, la cuisine, la salle de bains, etc.. Notre mode de recueil va permettre d’entrevoir d’autres regroupements d’expériences. Par exemple la question de savoir comment gérer la contrainte de devoir vider une habitation, suite à un décès. Ce n’est pas une pièce, mais c’est bien une situation à fort niveau de tension, qui réclame donc des solutions. 

Ces regroupements sont effectués sur la base du langage – textuel ou imagé. Ce langage est un code, ces images une fenêtre, qui tous deux permettent d’accéder aux représentations mentales des locuteurs. Mais une fenêtre en verre dépoli, en quelque sorte. Il y a un travail de décryptage à effectuer. C’est donc l’analyse linguistique et sémiologique en profondeur de ce matériau qui va nous livrer les clés de l’implicite, et permettre d’identifier des opportunités. 

Nous allons également mettre ces « clusters » en perspective avec des tendances sociodémographiques et culturelles. C’est pour cela que lorsque nous travaillons sur des chantiers de détection d’opportunités, notre équipe de recherche associe des compétences hétérogènes qui vont des maths à la sociologie et à la sémiotique. Cette pluri-disciplinarité est la condition, selon nous, de sortir des sentiers battus et de ne pas se limiter à livrer des recommandations incantatoires sur les « attentes » des consommateurs, mais bien de créer des marchés nouveaux qui résolvent des problèmes réels et partagés par de nombreuses personnes.   

« Lorsque nous travaillons sur des chantiers de détection d’opportunités, notre équipe de recherche associe des compétences hétérogènes qui vont des maths à la sociologie et à la sémiotique. Cette pluri-disciplinarité est la condition, selon nous, de sortir des sentiers battus et de ne pas se limiter à livrer des recommandations incantatoires sur les « attentes » des consommateurs, mais bien de créer des marchés nouveaux ».

Pour aller plus loin, il faut s’intéresser aux offres, définir des solutions envisageables pour répondre à cette demande latente ainsi mise en évidence.

C’est aux entreprises d’identifier ces solutions ?

Oui, et elles peuvent naturellement le faire. Mais, en pratique, nous avons constaté qu’elles gagnent à être accompagnées dans cette phase. À la fois pour ne pas se focaliser sur les savoir-faire qui sont déjà les leurs, et pouvoir dépasser les limites d’une organisation en silos. Les équipes R&D sont très bien outillées pour détecter des technologies, avec le travail de veille et de benchmark que cela suppose. Mais elles n’ont qu’une idée grossière des usages que ces offres pourraient servir. De leur côté, les spécialistes des Études et du Planning stratégique connaissent le marché, mais pas les technologies. Nous intervenons donc, pour identifier et associer à la démarche des experts externes à même de faire progresser la réflexion. Il peut notamment s’agir de personnes qui, de par leur métier, ont été confrontées à la problématique en question. Pour une même mission nous pouvons par exemple associer des artisans, des soignants, des architectes, des restaurateurs, des start-uppers… des personnes dont l’expertise n’a rien à voir avec le domaine du client, mais qui partage un même casse-tête de façon aigüe dans leur quotidien. Celle-ci étant critique pour leur activité, ils ont été contraints de trouver des solutions efficaces. 

« Nous avons constaté que les entreprises gagnent à être accompagnées dans cette phase d’identification des solutions. À la fois pour ne pas se focaliser sur les savoir-faire qui sont déjà les leurs, et pouvoir dépasser les limites d’une organisation en silos (…). Nous intervenons donc, pour identifier et associer à la démarche des experts externes à même de faire progresser la réflexion. »

À l’issue de ces deux phases, nous avons exploré à la fois les besoins latents, mais aussi des ressources de solutions imaginables en termes d’offre, ainsi que les croisements potentiels. L’entreprise doit alors faire les choix qui lui paraissent les plus cohérents…Elle examine les opportunités, en s’appuyant sur les données de l’étude pour apprécier le volume et la valeur des différents business possibles. Et elle déploie sa réflexion, autour de quelques questions clés. Est-ce que je dispose des savoir-faire nécessaires ? Si je ne les ai pas déjà, puis-je me les approprier ? Et quel est le degré de cohérence avec ma stratégie ?

« À l’issue de ces deux phases, nous avons exploré à la fois les besoins latents, mais aussi des ressources de solutions imaginables en termes d’offre, ainsi que les croisements potentiels. L’entreprise doit alors faire les choix qui lui paraissent les plus cohérents. »

Vous avez évoqué l’importance du web pour récolter des « récits d’expérience », et détecter ainsi des tensions, des problèmes à résoudre. Utilisez-vous d’autres sources ?

Oui. Et c’est un point majeur en effet. Le web est un formidable réceptacle d’expériences, de récits, et nous nous sommes intéressés très tôt à la question de son usage à des fins d’études. Mais nous demeurons néanmoins des farouches partisans de l’observation « physique », « in real life ». Même lorsque qu’en tant qu’individus nous utilisons les outils digitaux, nous ne sommes pas de purs esprits. Tout passe par le corps en réalité. Nous intégrons donc quasi systématiquement cette observation physique des usages dans notre démarche, y compris au domicile des gens. Le web nous permet de couvrir un champ très large, avec une économie de moyen extrêmement appréciable. Mais il constitue aussi une sorte de toile de fond, pour repérer les points plus précis sur lesquels nous avons intérêt à zoomer. C’est ce que nous faisons en nous appuyant sur les compétences d’un éthologue.

Une dernière question enfin. Sur quels univers cette démarche est-elle utilisable ?

Nous l’avons mise en œuvre dans des domaines très variés, de l’équipement de la maison au maquillage en passant par la mobilité et l’alimentaire. Et plus récemment dans l’univers de la santé, avec un projet très important concernant la population des « aidants ». Il s’agit des personnes qui viennent en aide de proches souffrant de pathologies diverses et variées, souvent liées à l’âge. L’idée était de saisir leurs problématiques en lien avec des patients, et réciproquement. Nous nous sommes ainsi intéressés au système relationnel. Et sans être prisonnier du prisme « un individu = un consommateur ». Adopter cet angle nous a montré que les opportunités sont multi-sectorielles. Pour rendre aux gens la vie plus belle, et ne pas seulement les maintenir en vie, il faut agir dans d’autres univers que celui de la santé. C’est même là qu’il y a le plus d’opportunités ! Cela nous a fait prendre conscience de la richesse de typologies qui ne portent pas sur les individus eux-mêmes, mais plutôt sur les situations que ceux-ci vivent.

« Cette étude sur les aidants et leurs relations avec les patients nous a fait prendre conscience de la richesse de typologies qui ne portent pas sur les individus eux-mêmes, mais plutôt sur les situations que ceux-ci vivent. »

Mais, en réalité, cette approche est mobilisable dans tous les domaines. Tant que les gens rencontrent des problèmes dans leur vie, et à fortiori s’ils les partagent, cela signifie qu’il y a des solutions à inventer, et donc des opportunités pour les entreprises !


 POUR ACTION 

• Echanger avec l’ interviewé(e) : @ Diouldé Chartier-Beffa

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