Le paysage des études marketing a muté ces quinze dernières années, notamment autour de la déferlante du digital qui a suscité l’arrivée d’une cohorte de nouveaux intervenants. Mais des acteurs historiques qui ont façonné cette industrie sont toujours là, parmi les leaders, et parviennent même à faire croitre leur activité. Ifop, qui a été le tout premier institut créé en France, est une des figures les plus emblématiques de ceux-ci.
Stéphane Truchi, son CEO depuis 2008, répond à nos questions sur l’histoire d’Ifop et son sens aujourd’hui, les transformations qu’il a impulsées et ses priorités pour demain.
MRNews : Nous allons bien sûr parler du Groupe Ifop. Mais commençons donc par vous, Stéphane Truchi. Qu’est-ce qui vous fait courir, qu’est-ce qui vous anime ?
Stéphane Truchi (Ifop) : J’éprouve une réelle passion pour ce métier et sa dimension « sociologique ». Il constitue un formidable moyen de saisir et de comprendre les individus, à la fois dans leur rôle de consommateur ou de citoyen, et ce partout dans le monde. Il n’existe pas de meilleure boussole. Surtout dans les temps troublés que nous traversons, où tellement de composantes importantes de nos vies sont bouleversées. C’est extrêmement précieux de pouvoir compter sur ce regard, et sur une expertise qui permet d’objectiver des phénomènes sans nous limiter à nos intuitions.
Mon autre moteur, ce sont tout simplement les gens. Et les relations que l’on crée, que ce soit au sein de l’équipe ou avec nos clients. J’ai eu la chance de pouvoir tisser des liens incroyablement forts avec eux, notamment avec ceux que j’ai accompagnés dans la durée. Si je n’étais pas heureux dans mon environnement humain, sans doute je changerais de métier. Or j’aime les gens avec qui je travaille !
On peut considérer qu’il y a deux types de patrons d’entreprise ou de marque. Le premier se préoccupe d’accompagner celle-ci sur une trajectoire qui est dans sa nature profonde, dont il doit avoir l’intelligence. Yves Krief valorisait cette option. D’autres sont plus volontaristes, et prêts à rebâtir s’il le faut. De quelle posture vous sentez-vous le plus proche ?
C’est une belle idée que cette notion d’accompagnement. Elle ne me surprend pas venant d’Yves Krief, que j’apprécie beaucoup. Je pense néanmoins que la réponse dépend énormément de la marque ou de l’entreprise dont il est question. Ifop est une marque patrimoniale, elle a une histoire incroyable. Elle a été fondée en 1938 par Jean Stoetzel, après qu’il avait rencontré George Gallup ; c’est la première société de sondages d’opinion et d’études marketing à avoir vu le jour en France !
Jean Stoetzel, fondateur d’IFOP
Elle est là depuis quatre générations, en ayant traversé des épreuves, toujours avec une résilience extraordinaire. Et elle est aujourd’hui encore dans le top 5 des instituts français. On peut interroger les gens dans la rue, leur demander qui réalise des sondages en France. Plus de neuf fois sur 10, ils citeront Ifop. Depuis que j’ai pris la direction de l’entreprise en 2008, mon réflexe le plus constant a donc été de m’appuyer sur cette histoire. Nous avons bien sûr transformé la marque — avec Christophe Jourdain, Directeur Général et l’équipe de Direction qui m’accompagnent —, mais en ne la brutalisant pas, en respectant au contraire son ADN.
Ifop a une notoriété, une histoire. Mais qu’est-il fondamental de garder de celle-ci ?
Ifop est la marque de référence dans la compréhension de la société française. Et ce depuis qu’elle existe. Elle a toujours donné les clés les plus essentielles pour saisir celle-ci. Et c’est ce que nous nous sommes efforcés de prolonger. La contribution de Frédéric Dabi et Jérôme Fourquet est exceptionnelle dans ce sens. Les livres de Jérôme, L’Archipel français (Le Seuil, 2019) et La France sous nos Yeux (Le Seuil, 2021) illustrent cet apport, cette capacité à fournir une vision structurante des évolutions de notre pays. Idem pour les travaux de Frédéric, notamment sur les jeunes, avec son ouvrage La Fracture (Les Arènes, 2021) et la mise en perspective de leurs idéaux et de leurs valeurs sur un historique de près de 50 ans. Disposer de cette expertise et de ces banques de données est unique.
L’acquisition de SocioVision en 2018 va dans le même sens. Mais Ifop, c’est aussi une des entreprises qui a formé le plus grand nombre de dirigeants d’instituts. C’est une superbe école de formation, et ce n’est pas un effet du hasard ! Derrière cela, il y a bien sûr un vrai savoir-faire.
Mais s’appuyer sur cette histoire, ce n’est pas s’enfermer dans le passé ou rester l’œil rivé sur le rétroviseur !
Quelles sont les grandes transformations que vous avez menées ?
La première priorité était qu’Ifop franchisse un cap dans sa dimension internationale. Nous nous devions d’avoir une marque qui rayonne au niveau mondial. L’idée n’étant certainement pas d’avoir des bureaux dans tous les coins du globe, mais d’être présent dans les régions qui comptent, qui ont de l’influence. C’est ce qui nous a amenés, en mode pionnier, à nous implanter en Chine dès 1997, avec aujourd’hui Kevin Zhou qui pilote nos opérations en Asie. Nous avons également ouvert un bureau à New York en 2020, avec à sa tête Stéphanie Sandler, qui a une double expérience marketing et études dans les plus grandes marques de luxe.
« La première priorité était qu’Ifop franchisse un cap dans sa dimension internationale. Nous nous devions d’avoir une marque qui rayonne au niveau mondial.
Une seconde transformation essentielle a consisté à nous imposer sur quelques secteurs clés, où nous pouvions nous prévaloir d’une très forte légitimité. C’est le cas naturellement pour le domaine de l’Opinion et de la Société, sur lesquels nous avons amplifié notre rayonnement avec l’acquisition de SocioVision en 2018, pour enrichir notre regard sociologique. Et sur l’univers Luxe, Beauté, et Wellbeing, où nous réalisons 90% de notre activité à l’international, nous sommes devenus un acteur incontournable sur ces domaines où les grands groupes français sont très présents. C’est le levier prioritaire de notre fort développement à l’international. Nous avons également gagné de belles positions dans l’Énergie et la RSE.
« Une seconde transformation essentielle a consisté à nous imposer sur quelques secteurs clés, où nous pouvions nous prévaloir d’une très forte légitimité
Le troisième axe de notre transformation était d’être à la fois plus innovant et plus prospectif. Nous l’avons fait en associant aussi étroitement que possible le quali, le planning stratégique et la prospective. Cela vient de se traduire par la création de l’entité Ifop IQ (Inspiring Qual), sous la direction d’Ilana Dupeyron, qui réunit les activités quali et InCapsule, que nous avions lancée en 2011.
« Le troisième axe de notre transformation était d’être à la fois plus innovant et plus prospectif. Nous l’avons fait en associant aussi étroitement que possible le quali, le planning stratégique et la prospective.
J’ajouterais un dernier point, le fait que j’ai eu à cœur de privilégier l’entrepreneuriat au sein d’Ifop. Il y a bien sûr un cadre à respecter, mais il y a une très grande liberté dans l’entreprise. Chaque BU dispose d’une réelle autonomie de développement et de pilotage de son activité. C’est ce qui explique sans doute la stabilité de notre équipe de direction.
Il y a au global une forte logique de spécialisation…
Tout à fait. C’est un vrai parti-pris stratégique, qui me semble cohérent compte tenu de notre taille. Cela n’aurait aucun sens pour nous de nous disperser. Mais c’est aussi la demande des annonceurs, qui ont plus besoin de spécialistes-experts, à même d’apporter une importante valeur de conseil, plutôt que de généralistes. Nous sommes ainsi en mesure de proposer un accompagnement de très haut niveau à nos clients. Appliquer cette logique nous a réussi. Elle nous a permis de réaliser quasiment 30% de croissance en cinq ans, depuis notre changement d’actionnaires, dans un contexte conjoncturel pourtant peu favorable. C’est sans doute un réflexe que j’ai développé dans le domaine du sport et du football en particulier, en tant qu’entraineur. Lorsqu’on a un point fort, c’est sur lui qu’il faut travailler en priorité pour le rendre encore plus fort, et ne surtout pas se disperser !
« Lorsqu’on a un point fort, c’est sur lui qu’il faut travailler en priorité pour le rendre encore plus fort, et ne surtout pas se disperser !
Parlons du futur. Quelles priorités vous donnez-vous pour les 5 ou 10 ans à venir ? Et d’abord quelle est votre vision du marché ?
Notre métier est en train de muter, c’est évident. Nous assistons à une transformation du marché de l’information, avec une progression phénoménale de la quantité de données disponibles. C’est le big data, avec tout ce qu’il est possible de collecter sur le web, l’open data, mais aussi les données propriétaires des entreprises. Notre métier historique est celui de la small data. Nous construisons des données dont nous maîtrisons la représentativité, avec l’expertise requise pour définir des échantillons et interroger les individus. Et ce type d’information restera indispensable, j’en suis convaincu. On ne peut pas comparer des images de marque ou réaliser des U&A pertinentes sans utiliser celle-ci. Mais nous savons aussi agréger différentes sources, qu’il s’agisse d’observations, de données comportementales. Et c’est là que nous avons un avantage différentiel, dans cette capacité à orchestrer le sourcing de la data et à lui donner du sens.
« Notre métier historique est celui de la small data. (…) Mais nous savons aussi agréger différentes sources, qu’il s’agisse d’observations, de données comportementales (…). Et c’est là que nous avons un avantage différentiel, dans cette capacité à orchestrer le sourcing de la data et à lui donner du sens.
Il faut donc que nous allions plus loin et plus vite sur cette voie sur laquelle nous avons déjà bien avancé, en jouant, outre notre rôle d’analyste, celui d’agréger et d’hybrider des données. Pour cela, je ne crois pas pertinent d’intégrer des acteurs de la technologie comme le font certains. Le risque est trop important de les asphyxier, de les nécroser. Il me semble préférable de fonctionner dans une logique d’écosystème, avec des partenaires choisis. C’est la direction que nous avons prise, nous travaillons aujourd’hui avec une vingtaine de sociétés telles que Big Sofa, Luxurynsight, Rouge Vif, ADN, Episto… Avoir peur de la data serait à mon sens une grosse erreur. Nous devons au contraire nous y engager plus encore, avec nos atouts qui nous permettent de faire la différence. Savoir interroger les gens, c’est une vraie expertise, que n’ont pas par ailleurs les cabinets de conseil.
Cette hybridation des sources, nous la pratiquons déjà. Plus de 50 projets ont été menés selon ce principe l’an dernier. Et cela passionne nos équipes, parce que ça leur donne un regard plus ouvert et une meilleure compréhension des cibles et des enjeux de nos clients.
D’autres transformations vous semblent importantes à entreprendre ?
Nous devons nous adapter aux attentes de nos interlocuteurs, qui ont beaucoup changé. Je pense à deux axes en particulier, et d’abord à celui du rapport au temps. Les marchés sur lesquels opèrent nos clients évoluent à grande vitesse. Nous devons donc accélérer très significativement nos délais d’intervention, répondre à un besoin qui est quasiment celui du temps réel, avec des ‘pour action’ immédiats. Il n’y a désormais plus aucune étude aux États-Unis qui s’effectue sur 3 ou 4 semaines comme cela se pratique encore en France. Il y a un vrai enjeu pour nous à modifier nos rythmes de production en ce sens.
« Les marchés sur lesquels opèrent nos clients évoluent à grande vitesse. Nous devons donc accélérer très significativement nos délais d’intervention, répondre à un besoin qui est quasiment celui du temps réel, avec des ‘pour action’ immédiats.
Nous observons également une montée en puissance de la demande de valeur de la part de nos clients. Ils ont un gros besoin d’accompagnement. Les choix que nous avons faits de développer nos expertises sectorielles nous aident beaucoup pour répondre à celui-ci. Cela nous permet de proposer des interventions de très haut niveau. Nous avons cependant un vrai enjeu sur le pricing … Nous faisons régulièrement monter en valeur nos équipes, dans un marché de l’emploi qui s’est fortement tendu. Mais nous avons du mal à vendre nos prestations à un niveau de prix qui soit cohérent avec la valeur délivrée. Du fait de la concurrence, qui peut être vive, mais aussi de l’action des directions des achats des entreprises, qui visent naturellement à comprimer les dépenses. Il y a donc une vraie priorité pour nous à mieux valoriser nos prestations.
« Nous observons également une montée en puissance de la demande de valeur de la part de nos clients (…) qui ont un gros besoin d’accompagnement.
Une marque — Georges Lewi l’avait évoqué ici — se définit par son combat. Non pas seulement contre un concurrent, mais contre un ennemi « symbolique » (la laideur ou le statu quo pour Apple, la décrépitude et la mort pour Coca-Cola…). Au fond, contre quoi se bat la marque Ifop ?
Ce n’est pas une question simple. Mais je crois que la grande constante de son histoire est dans l’objectivité, la rigueur, l’excellence. Elle n’a jamais rien lâché sur les fondamentaux du métier, et s’en est toujours tenue à une forme d’intégrité. C’est une expertise technique bien sûr, mais il y a aussi une composante déontologique. Il y a un rapport à la vérité qui est fortement inscrit dans les gènes d’Ifop. On ne triche pas, on ne transige pas, ni dans les méthodes ni dans l’interprétation des résultats. Il y a eu des passages difficiles, notamment lorsque nous avons été attaqués sur l’insuffisante prédictivité des sondages électoraux. Mais notre réflexe a été de chercher des explications et d’être transparents sur nos process. Cette exigence est essentielle sur un marché qui attire de nouveaux acteurs, pas forcément aussi scrupuleux que nous pouvons l’être.
« Il y a un rapport à la vérité qui est fortement inscrit dans les gènes d’Ifop. On ne triche pas, on ne transige pas, ni dans les méthodes ni dans l’interprétation des résultats.
Il y a un autre combat essentiel pour Ifop, celui de l’innovation. Peut-être cette facette n’est pas toujours très visible, parce que nous intervenons beaucoup en mode ad hoc. Mais Ifop est un pionnier. Nous avons inventé les sondages sortie des urnes, et été parmi les premiers avec Opinion Way à nous lancer dans les sondages d’opinion online. Et nous avons sans doute aussi été parmi les tout premiers à intégrer le planning stratégique dans nos activités, originellement avec InCapsule. Et nous continuerons à innover avec cet écosystème de partenaires que j’évoquais précédemment. L’histoire d’Ifop est à la fois son capital et son moteur !
« Peut-être cette facette n’est pas toujours très visible, parce que nous intervenons beaucoup en mode ad hoc. Mais Ifop est un pionnier (…). L’histoire d’Ifop est à la fois son capital et son moteur !
POUR ACTION
• Echanger avec l’interviewé : @ Stéphane Truchi