Interview de Guillaume Weill - MRNews

« Nous devons inventer de nouvelles formes d’organisation dans l’univers des insights et des data » – Interview de Guillaume Weill (associé de KeepYourDream)

11 Jan. 2022

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Et si la pandémie coïncidait avec l’impératif pour l’industrie des études marketing de repenser ses modes d’organisation et de fonctionnement ? C’est la conviction de Guillaume Weill, qui compte parmi les figures clés de cet univers avec notamment à son actif la création de CRMMetrix et sa revente à la société hollandaise, METRIXLAB, filiale du groupe japonais MACROMILL. Guillaume Weill travaille aujourd’hui au lancement d’une plateforme de rencontres entre les entreprises et les freelances du domaine des insights et des data. Il nous livre les principaux résultats d’une étude qu’il a menée auprès de 300 professionnels du secteur à travers le monde pour appréhender leur vécu et leurs attentes en matière d’organisation du travail. Il partage sa vision de la nécessaire transformation à laquelle il entend bien contribuer avec son projet.

MRNews : Vous êtes un acteur bien connu du Market Research en France. Et vous vous intéressez aujourd’hui aux enjeux de ressources humaines dans ce domaine. Pourquoi ?

Guillaume Weill : Lorsque j’ai commencé à travailler dans cet univers, il y a maintenant 30 ans, on m’a dit une chose qui m’a beaucoup marqué. C’est que notre métier consiste à voir et à décrire le monde tel qu’il est, et non comme nous aimerions qu’il soit. C’est notre façon à nous de contribuer au bon fonctionnement de la société, et à une forme de rationalité des décisions.

« Notre métier consiste à voir et à décrire le monde tel qu’il est, et non comme nous aimerions qu’il soit. C’est notre façon à nous de contribuer au bon fonctionnement de la société, et à une forme de rationalité des décisions. »

Depuis longtemps maintenant, avec la digitalisation, nous assistons à une explosion du nombre de données disponibles, ainsi qu’à une incroyable accélération des processus de décision. Sans doute les données auront-elles, au 21ème siècle, un rôle comparable à celui du pétrole au siècle dernier dans leur impact géostratégique. On a d’ailleurs vu se créer en Chine il y a quelques semaines la première bourse des données. Mais ceci n’affecte en rien l’impératif d’appréhender le monde tel qu’il est. Cela le conforte au contraire, le déluge de data ne faisant paradoxalement que renforcer la difficulté de l’exercice. Un enjeu majeur consiste donc à disposer des moyens humains nécessaires pour traiter et analyser cette matière première. Bien sûr, nous pouvons automatiser un certain nombre de process avec les algorithmes qui vont bien. Mais, derrière ceux-ci, il y a toujours une intelligence humaine. Et les facteurs humains sont également en jeu pour pouvoir confronter des points de vue, ce qui est impératif pour construire de la connaissance. Il y a des données, de la technologie, mais l’humain reste essentiel pour concevoir, analyser et raconter ce que disent les données.

« Il y a des données, de la technologie, mais l’humain reste essentiel pour concevoir, analyser et raconter ce que disent les données. »

Vous avez mené une étude auprès de 300 professionnels des insights et de la data, pour appréhender l’impact de la pandémie et leurs aspirations. Comment ont-ils vécu celle-ci ?

L’expérience du télétravail — qui a été un changement majeur — a été perçue de manière contrastée. Une moitié des professionnels ont jugé ça formidable. Cela a été plus difficile pour les autres, voire carrément insupportable pour quelques-uns ! La vision la moins favorable vient des plus jeunes : 52% de la génération X, et près de 60% des Millenials ont ressenti l’expérience du télétravail de manière plutôt négative. Cela peut surprendre, mais il y a de vraies raisons à cela. Ils disposent de conditions de logement moins confortables que leurs ainés, et ils ressentent plus fortement la nécessité d’un lien social avec leurs collègues, ainsi que d’un retour régulier de la part de leur manager pour pouvoir progresser. 

Mais, plus largement, cela a amené ces professionnels à reconsidérer le travail et l’équilibre entre celui-ci et leur vie privée. Et ce quels que soient leur métier ou les différents pays où ils sont dans le monde.

« La pandémie a amené les professionnels de notre univers à reconsidérer le travail et l’équilibre entre celui-ci et leur vie privée »

La pandémie a chahuté le rapport au temps ?

Absolument. Il s’est produit un coup d’arrêt dans la mobilité des individus. Ils avaient pour habitude de passer une à deux heures tous les jours dans les transports. Et cela s’est interrompu. Certains ont par ailleurs été contraints de ne plus se déplacer à l’international. Les gens se sont ainsi retrouvés avec un temps disponible plus important, pour leur activité professionnelle, mais aussi et même très souvent pour leur vie personnelle. Travailler à distance de son entreprise paraissait impossible hier, et c’est devenu au contraire quasiment la norme. Ils ont conscience de pouvoir accéder à une forme de liberté jusqu’ici inenvisageable.

Mais, au fond, la question du temps, c’est également celle du sens… Et comme il est de plus en plus difficile de trouver ce sens dans un collectif, le réflexe est de le chercher dans sa sphère individuelle, personnelle. Dans ce contexte, le sujet du lieu de résidence se place très haut dans l’échelle de leurs préoccupations. 8 professionnels de la data et de l’insight sur 10 envisagent de pouvoir vivre loin de leur société : cela ferait plus sens pour moi de vivre à la campagne ou à proximité de la mer ? Tout d’un coup ce n’est plus un rêve, mais cela rentre au contraire dans le domaine du possible !

Quelles sont les plus fortes attentes que cela a généré pour les professionnels des insights et de la data ?

La possibilité de télétravailler vient en premier. Quasiment 8 personnes sur 10 se voient potentiellement fonctionner ainsi. Certains sont enthousiastes face à cette perspective. D’autres le sont moins, mais ils sont presque tous d’accord avec l’idée que l’on ne peut pas revenir au monde d’avant : 2 professionnels sur 3 estiment que les modes d’organisation doivent changer. Il y a une forme de gradation en réalité… La majorité des individus veulent pouvoir travailler chez eux, mais une bonne partie d’entre eux souhaitent pouvoir résider loin de leur entreprise. Cette attente est d’autant plus forte que la plupart de ces professionnels vivent dans les grands centres urbains, et aspirent donc à une meilleure qualité de vie. Le dénominateur commun étant bien sûr de minimiser les temps de transport.

« La possibilité de télétravailler vient en premier dans les attentes des professionnels. Quasiment 8 personnes sur 10 se voient potentiellement fonctionner ainsi. » 

Dans le contexte que vous venez d’évoquer, que doivent faire les entreprises ? 

Elles n’ont pas vraiment le choix. Elles doivent accepter ces attentes et en particulier celle du télétravail. Mais aussi accompagner les individus dans cette mutation. Tout le monde ne vit pas dans les mêmes conditions. Le fait d’avoir ou pas des enfants est bien sûr un point clé. Mais il faut en outre intégrer des composantes psychologiques. Certaines personnes ont un besoin très fort de contacts humains… Une aide matérielle est également nécessaire. Tout le monde n’a pas une super connexion à domicile, et un espace confortable pour travailler, sans être dérangé par les autres membres du foyer. Au global, les entreprises doivent gérer les choses de façon aussi individualisée que possible, au moins en tout cas en prenant compte des différents cas de figure. Ce qui n’est que très peu fait aujourd’hui… 

« Les entreprises n’ont pas vraiment le choix. Elles doivent accepter ces attentes et en particulier celle du télétravail. Mais aussi accompagner les individus dans cette mutation. » 

Les entreprises doivent également repenser l’organisation du travail et les équipes. Cela tient aux impératifs que j’évoquais précédemment. Celui de voir le monde tel qu’il est, et de se donner les moyens de confronter des points de vue en mode constructif. J’emploierais volontiers une métaphore viticole : il faut que nous passions d’une logique de récoltant à une logique d’assembleur. Lorsqu’on examine les différentes natures de données, il faut nécessairement collecter, nettoyer, analyser, visualiser et enfin raconter une histoire sur ce qu’elles indiquent pour action. Même dans le domaine des data-analytics. Gérer efficacement cette chaine logistique exige de s’appuyer sur des compétences diversifiées, bien distinctes, mais complémentaires. Et les professionnels des études de marché, les spécialistes de la data science le sont. Mais, souvent, ils ne le savent pas encore ! 

« Il faut que nous passions d’une logique de récoltant à une logique d’assembleur. »

Compétences qu’il s’agit donc de faire travailler ensemble avec la meilleure synergie possible…

Exactement. Ce qui suppose d’abandonner la logique d’un fonctionnement en silo selon la nature des données. Mais ma conviction est que cela ne pourra vraiment se faire qu’en construisant des organisations hybrides. Les entreprises de notre secteur manquent d’ores et déjà de main-d’œuvre. Et elles ont pourtant besoin de renforcer et de diversifier leurs équipes et les profils des collaborateurs. Elles se retrouvent face à des professionnels qui sont nombreux à aspirer au statut d’indépendant. C’est le cas de près de 20% d’entre eux. Hybrider les organisations, c’est également faire travailler ensemble des personnes ayant différents statuts, qu’elles soient salariées de la structure ou des indépendants.

« Je crois que la réussite des entreprises de cet univers se jouera en grande partie sur cette capacité à constituer et animer ces « dream-teams », en incluant des freelances »

Je crois que la réussite des entreprises de cet univers se jouera en grande partie sur cette capacité à constituer et animer ces « dream-teams », en incluant des freelances. La présence de ces derniers me semble indispensable. D’abord parce que de nombreux professionnels souhaitent fonctionner ainsi : 15% des personnes travaillant actuellement en statut salarié dans la data et l’insight considèrent comme très probable le fait de passer à un statut de freelance. Mais aussi parce que les entreprises n’ont pas besoin d’un collaborateur à temps complet sur toutes les compétences qu’elles doivent assembler. C’est un gage essentiel d’agilité et d’efficacité. On le sait, le marché des indépendants est énorme. Avec 40 milliards d’euros en France, il a d’ores et déjà dépassé celui de l’intérim qui pèse 30 milliards ; et les experts tablent sur un doublement de celui-ci dans les 10 ans à venir pour atteindre 80 milliards. Il n’y a aucune raison que le monde de la data et de l’insight échappe à ce mouvement. 

Ce besoin d’assembler des compétences existe depuis longtemps dans cet univers du market research. Mais il a évolué…

Absolument. Dans le monde d’avant, l’enjeu clé était d’assurer la complémentarité des logiques de recueil, dont le quali et le quanti bien sûr. Ce besoin n’a pas disparu ; il est même intégré comme une évidence. Mais, je crois qu’il faut aller bien au-delà de ça, et réunir les compétences qui correspondent aux différentes briques de la chaine de valeur que j’évoquais précédemment. Celle de la collecte, du cleaning, du traitement, de l’analyse… Et pourquoi pas celle du journalisme lorsque l’impératif de savoir raconter des histoires devient de plus en plus crucial.

Les sociétés d’études peuvent être un peu tétanisées face à la concurrence des nouveaux acteurs présents sur ce marché, qui se positionnent d’abord et avant tout via la technologie, avec des moyens énormes. À l’exemple d’un Qualtrics notamment. Mais, je crois qu’elles doivent avoir une attitude volontariste. Je serais tenté de dire, en mode clin d’oeil, qu’elles ne doivent pas vivre dans la peur du déclassement et du grand remplacement ! La meilleure façon de le faire étant de ne surtout pas se cantonner au recueil. Et de prendre la mesure du rôle qu’elles ont dans la société, en permettant aux décideurs d’appréhender le monde tel qu’il est.

En tant qu’entrepreneur, vous êtes en train de faire un nouveau pari, en prise directe avec cet enjeu. Pouvez-vous en dire quelques mots ?

Oui. Mon objectif est de lancer une plateforme de freelances dans les domaines qui sont les nôtres, celui des insights et des data. Précisément pour répondre à ces nouveaux besoins que nous venons d’évoquer. L’idée, c’est de créer un mouvement qui s’apparente à une guilde moderne. Pour apporter ainsi un maximum de fluidité dans la constitution de ces équipes aux compétences extrêmement diversifiées et complémentaires, et faciliter aussi l’échange entre ces personnes.

« Mon objectif est de lancer une plateforme de freelances dans les domaines qui sont les nôtres, celui des insights et des data. (…) L’idée, c’est de créer un mouvement qui s’apparente à une guilde moderne. »

C’est le grand projet sur lequel je travaille depuis quelques mois maintenant. Nous avons prévu un lancement de la première version de la plateforme dans le courant du deuxième trimestre 2022. C’est donc pour très bientôt, mais je suis impatient de la naissance de ce nouveau bébé !


POUR ACTION 

• Echanger avec l’ interviewé(e) : @ Guillaume Weill

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