La Customer Centricity fait à l’évidence partie des sujets clés pour les entreprises depuis quelques années déjà. Très souvent, il est même porté par les directions générales. Le fameux NPS (Net Promoter Score) apparaît ainsi régulièrement dans les tableaux de bord de pilotage des sociétés, les collaborateurs étant incentivés sur ses évolutions.
Mais la révolution de la Customer Centricity est-elle vraiment un fait massif dans ces entreprises ? Ou bien est-elle encore largement inachevée ? Et, si oui, pourquoi ? Sous quelles conditions la roue pourrait-elle tourner plus vite ? Ce sont les questions que soulève Anne Panis-Lelong, fondatrice de CtoB. Et auxquelles elle apporte des éléments de réponse, avec son double background institut et annonceur.
LE POINT DE VUE D’ANNE PANIS-LELONG (CtoB)
La Customer Centricity est depuis quelque temps déjà à l’honneur dans de très nombreuses entreprises. Les praticiens de la connaissance client, toujours soucieux de porter la réalité des besoins et aspirations des clients au cœur des entreprises, devraient se réjouir de cette rencontre prometteuse, fertilisatrice, entre le monde du client et celui de l’entreprise.
Pourtant, la déception est là. Qu’ils exercent dans des instituts d’étude, dans les cabinets conseil, ou dans les entreprises elles-mêmes, les praticiens de la culture et de la connaissance client ne peuvent que constater à quel point il demeure difficile de porter le point de vue du client dans des structures, des équipes, et auprès de dirigeants d’entreprise qui se disent Customer centric.
Alors pourquoi la Customer Centricity, souvent initiée avec beaucoup de sincérité et d’enthousiasme, reste-t-elle une révolution inachevée ? Pourquoi est-elle restée à la marge dans la plupart des entreprises que j’ai pu observer, et témoignages que j’ai pu recueillir ?
Chassez le naturel …
Il y a tout d’abord l’inertie des entreprises, de leur organisation, de leur culture, des femmes et des hommes qui y travaillent. Comme pour toute autre transformation, malgré une impulsion réelle, la révolution promise par la Customer Centricity se heurte bien souvent au bout de quelques mois, au mur des fonctionnements naturels de l’entreprise.
Il y a tout d’abord l’inertie des entreprises, de leur organisation, de leur culture, des femmes et des hommes qui y travaillent.
Crédit photo #gaoweigang
La logique d’offre, la logique descendante de la marque qui propose, et du client qui adhère, est inscrite dans les gènes des entreprises. Elle constitue encore pour beaucoup (quoi qu’on en dise) une sorte d’idéal des organisations marchandes, le marché étant alors à la main de l’entreprise et de ceux qui la font.
De façon plus terre à terre, les marques et les équipes mettent en œuvre ces logiques d’offre depuis des décennies. Elles ont façonné et installé durablement des cycles, des process, des façons de penser et d’exercer les métiers centrés sur l’entreprise, qu’il faut aujourd’hui bousculer pour y intégrer le point de vue du consommateur.
La loi du très court terme vient renforcer ces résistances. Faire pivoter une entreprise, son organisation et ses équipes d’un modèle Product centric à un modèle Customer centric prend nécessairement du temps. En observer les effets et en récolter les bénéfices prend encore plus de temps. Il faut une phase de maturation et de montée en compétence avant d’être en mesure de générer les “bons” insights client, et surtout d’être en capacité de les intégrer aux cycles de conception et de production de l’entreprise. Sous la pression de la profitabilité de court terme, très rares sont les entreprises qui font ce choix pourtant précieux de gérer simultanément le très court terme et le moyen terme.
La Customer centricity se heurte ainsi aux freins, conscients ou non, de l’organisation et des équipes, parfois même de ceux qui l’ont initiée ; je pense notamment aux équipes dirigeantes, pour qui cette priorité d’un moment devient progressivement secondaire.
Parle-moi de … toi moi : la difficulté des entreprises à se décentrer
Aujourd’hui, pas d’entreprise Customer centric sans sa panoplie d’outils phares, parmi lesquels : la “voix” du client, qui s’appuie le plus souvent sur des mesures de satisfaction à chaud, à chaque point de contact avec le client, agrémentées le cas échéant de social listening ; les parcours clients, qui cartographient le parcours et l’expérience du client tout au long de sa relation avec la marque ou l’entreprise ; sans oublier la co-création et le design thinking, qui associent le client lui-même à la conception et à l’optimisation du produit.
Malgré cet arsenal, peut-on considérer que les entreprises Customer centric d’aujourd’hui se mettent réellement à l’écoute de leurs clients et de leurs besoins ? Se donnent-elles les moyens de quitter leur propre prisme pour entrer dans le monde du client, et ainsi mieux le servir ?
Malgré cet arsenal, peut-on considérer que les entreprises Customer centric d’aujourd’hui se mettent réellement à l’écoute de leurs clients et de leurs besoins ?
Crédit photo : #ichwannoor
Tous ces outils sont bien entendu utiles et nécessaires. Largement diffusés dans l’entreprise, ils permettent de garder la satisfaction des clients en ligne de mire (voire de l’ériger en objectif chiffré sur lequel sera indexée une partie de la rémunération variable), et de rendre compte de l’intérêt que l’entreprise leur porte. L’intérêt de la Customer centricity est souvent en premier lieu d’ordre managérial.
Bien mis en œuvre et utilisés, ils permettent de repérer des points de faiblesse et d’y remédier, plus rarement de détecter des besoins aujourd’hui non couverts permettant d’innover.
On peut toutefois regretter que bien des entreprises s’en contentent et considèrent à travers eux avoir fait le job de l’écoute client. Car soyons honnêtes, ces outils, dans la façon dont ils sont mis en œuvre, restent le plus souvent limités et autocentrés, sans se donner les moyens d’entrer réellement dans le monde du client.
Premier exemple : les parcours et l’expérience client. Ils sont le plus souvent centrés sur le seul champ des interactions avec l’entreprise – l’acte d’achat, le parcours client, l’usage du produit ou service, l’expérience qu’elle procure. Ils “réduisent” ainsi le client (mais aussi la richesse de l’information et des insights recueillis) à son rôle de cible, de consommateur, sans considérer ce qui se joue dans son quotidien, au-delà de la relation transactionnelle et des interactions avec la marque.
Deuxième exemple, la “voix” du client. Elle promet a priori une démarche beaucoup plus ouverte, celle de l’écoute du client et de ce qu’il a à dire. Mais dans le même temps, le questionnement proposé réduit immédiatement cette voix à la seule expression de sa satisfaction, ou d’un NPS décorrélé de la réalité de ce qu’il vit (à tel point que le questionnement peut parfois paraître totalement incongru, lorsqu’il n’est pas intrusif). Comme si le client n’avait rien d’autre à dire ou à apporter à l’entreprise.
Finalement, l’entreprise Customer centric reste, lorsqu’elle utilise ces seuls outils censés porter la vision du client, éminemment centrée sur elle-même. C’est d’elle-même qu’elle souhaite que le client lui parle, et non de lui, de sa vie, de ses besoins, de ses enjeux. Autrement dit, l’entreprise centrée sur le client ne parvient pas à se décentrer d’elle-même dans la façon dont elle regarde et conçoit ses clients.
Intégrer la connaissance client dans l’entreprise, c’est pas si facile !
Une fois l’impulsion donnée et l’organisation mise en ordre de marche, la clé de la Customer centricity c’est bien l’irrigation de l’entreprise par la connaissance du monde du client, au sens large du terme.
Mais la connaissance client est une matière complexe, difficile à travailler et à activer dans des entreprises qui ne disposent pas toujours des ressources et du temps nécessaire pour se l’approprier.
La connaissance client est une matière complexe, difficile à travailler et à activer dans des entreprises qui ne disposent pas toujours des ressources et du temps nécessaire pour se l’approprier.
Crédit photo : #zegerreyers
- Complexe car la multiplicité des sources et natures d’informations (data, expression digitale, retours clients, retours terrain, études, observation des comportements …), laisse les entreprises assez démunies : comment gérer la saturation, la difficulté à articuler les connaissances et à leur donner du sens, la difficulté à sélectionner les bonnes infos ?
- Complexe car décoder l’information, savoir identifier les problèmes à résoudre et les aspirations à satisfaire (au-delà des pratiques et des besoins déclarés) nécessite de dépasser les prismes naturels de l’entreprise et de mobiliser à cette fin des compétences bien spécifiques.
Cette complexité explique au moins en partie pourquoi elles optent pour des approches minimalistes de la connaissance (cf outils précédemment évoqués), qui présentent l’avantage d’être faciles à aborder, d’apporter un vernis d’écoute et de culture client, mais le très grand désavantage de ne pas emmener les entreprises plus loin dans leurs démarches de Customer centricity.
Renforcée par l’impératif de rentabilité à court terme, cette difficulté à construire la connaissance client et à l’inscrire dans les cycles de prise de décision explique également pourquoi la Customer centricity est presque uniquement tournée vers des actions d’ajustement à court terme, mais n’alimente que rarement la réflexion stratégique de plus long terme. On mésestime le plus souvent la richesse et le potentiel de cette connaissance (biais d’usage et biais culturel). Pourtant, au-delà des scores trop secs et du déclaratif parfois trompeur, la compréhension des dynamiques de consommation et de société permet de mettre au jour des clés majeures pour l’innovation “human push”, aussi bien que pour l’acceptabilité des innovations “techno push”.
Customer centricity et connaissance client doivent changer d’ambition
La Customer centricity est aujourd’hui bien plus tournée vers l’entreprise et l’efficacité de son organisation, que vers le client lui-même. Car c’est un fait : le client fédère.
Il est le point commun (parfois le seul) entre des cultures métiers, des logiques, des savoir-faire différents, et des intérêts parfois divergents. Il transcende les fonctionnements en silo, et légitime potentiellement les réorganisations qui bousculent les positions et façons de faire de chacun. Bref, le client, lorsqu’il est au centre, devient un formidable outil managérial, et c’est une première étape d’importance.
Toutefois, l’entreprise centrée sur le client, qui se vit et se revendique en tant que telle, ne lui laisse finalement qu’une très petite place, se privant ainsi de s’ouvrir à des logiques et des potentialités nouvelles. La conception qu’elle a du client et de sa connaissance ne lui permet pas d’entrer dans le monde de celui-ci, pour mieux le comprendre et en saisir les opportunités.
Pour que la Customer centricity porte véritablement la voix du client dans les entreprises, et participe réellement de la prise de décision, il est nécessaire que la connaissance client change elle aussi d’ambition. Les praticiens de la culture et de la connaissance client que nous sommes ont un rôle majeur à jouer dans cette montée en puissance.
Pour que la Customer centricity porte véritablement la voix du client dans les entreprises, et participe réellement de la prise de décision, il est nécessaire que la connaissance client change elle aussi d’ambition
Crédit photo : #madarchitects
- En s’assurant tout d’abord, à travers un diagnostic objectif, que le dispositif de connaissance client déployé au sein de l’entreprise permette une fertilisation des équipes par leur rencontre avec les vrais enjeux des clients, des personnes, des citoyens.
- En étant force de proposition, en développant leur influence, en témoignant de leur capacité sans cesse renouvelée à nourrir les plans d’action opérationnels, mais aussi à ouvrir et approfondir le champ de vision de l’entreprise.
- En affirmant leur rôle différemment, en “architectes” de la connaissance client : depuis la mise en place des outils de recueil et d’analyse de l’information, jusqu’à l’intégration des insights dans les cycles de conception et de production des équipes, en passant par la consolidation et la formalisation efficace de leurs enseignements.
8 dimensions pour évaluer et guider la montée en puissance de votre dispositif de connaissance client Au sein de votre entreprise, la connaissance client est-elle … ● construite, reposant sur une architecture raisonnée de la connaissance, où chaque source d’information et chaque donnée trouve sa juste place pour élaborer une connaissance robuste, ● ouverte, assemblant des données de nature diverse et complémentaire, descriptives ou exploratoires, actuelles ou prospectives, et n’hésitant pas à intégrer des méthodologies nouvelles ● contextualisée, réinscrite dans la vie et les enjeux des clients, au quotidien, plutôt qu’exclusivement centrée sur l’offre proposée par l’entreprise ● approfondie, allant au delà d’une lecture trop directe des données ou déclarations clients, pour s’intéresser à leurs enjeux, motivations et aspirations (y compris cachés) et à leurs potentialités ● impartiale, allant au-delà des prismes naturels de perception de l’entreprise, et échappant le cas échéant aux lectures politiques ● interprétée, croisant les données et les sources pour les mettre en perspective et les analyser de manière systémique, afin d’en dégager des enseignements clés pour aujourd’hui, mais aussi pour demain ● dynamique, renouvelée et délivrée en continu dans le temps, afin d’alimenter de manière efficace l’action de court terme et la prise de décision de plus long terme ● pragmatique, facilement appropriable et compréhensible par les publics de l’entreprise, croisée avec ses assets, calée sur le rythme des plans d’action opérationnels et des plans stratégiques, afin de pouvoir être efficacement transformée en actions de court terme et en orientations de plus long terme. |
Biographie : Diplômée de Sciences Po Paris et d’un DESS « Etudes et Stratégie Marketing », Anne Panis-Lelong a effectué l’ensemble de son parcours dans le domaine de la connaissance client, des tendances sociétales et de la prospective. Elle a alterné des responsabilités côté Institut (Louis Harris, Ifop, Kantar ex TNS Sofres) et chez l’annonceur, notamment au sein de la SNCF et du groupe Roche. En 2020, elle a fondé CtoB, une structure de conseil dédiée aux enjeux d’analyse stratégique et d’architecture de la connaissance client.
POUR ACTION
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