# Quand les marques se cherchent une raison d’être...
Interview de Nicolas Riou et Cécile Batho (Brain Value), dossier Brand Purpose

"Les consommateurs sont devenus intraitables sur la sincérité et l’authenticité des marques"

Nicolas Riou et Cécile Batho
CEO et Co-Managing Director & Partner - Brain Value

18 Jan. 2021

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Définir la raison d’être d’une marque constitue à première vue un exercice assez « évident ». Et pourtant, même les plus grandes entreprises tombent régulièrement dans des pièges comme nous l’expliquent Nicolas Riou et Cécile Batho (Brain Value), le plus dangereux étant sans doute celui du manque d’authenticité, cette vertu étant devenue cardinale avec la montée en puissance des valeurs de la Génération Z. Ils nous exposent les raisons qui justifient l’intérêt des marques pour ces chantiers, ainsi que l’approche qu’ils ont développée.

MRNews : Depuis quelques années déjà, il semble que les marques se préoccupent de plus en plus de leur « purpose ». Cette préoccupation est-elle fondée selon vous ? Et si oui pourquoi ?

Nicolas Riou (Brain Value) : Il y a de vraies bonnes raisons à ce que les marques s’intéressent à ces enjeux. La loi Pacte votée en 2019 en fait partie, celle-ci invitant les entreprises à insérer une raison d’être dans leur statut. Mais, ce texte est aussi la conséquence d’un mouvement de fond, résultant d’une conjonction d’éléments. Je pense notamment à l’importance croissante dans nos sociétés des valeurs de la Génération Z, qui est beaucoup plus engagée que ne l’étaient les précédentes. Son réflexe est de porter un regard à 360 degrés sur les entreprises. Au-delà des propositions commerciales, elle questionne leur origine, les conditions de production… S’ajoute à cela le phénomène internet, qui génère énormément de transparence. En tant que simple individu, je peux me renseigner en quelques clics sur toutes les facettes d’une entreprise. Et les grands groupes comme Procter&Gamble par exemple ne peuvent plus se réfugier derrière leurs marques « filles ». L’impact des différentes décisions des entreprises est ainsi visible, qu’il s’agisse des pratiques vis-à-vis des consommateurs, des salariés, des fournisseurs, de l’environnement… Et la consommation est de plus en plus « raisonnée ». Les individus désirent que cela fasse sens pour eux d’acheter les produits ou telle ou telle marque, mais aussi de travailler pour une entreprise plutôt qu’une autre. 

Les consommateurs veulent des marques qui leur ressemblent ?

Cécile Batho (Brain Value) : Absolument. D’une certaine façon, les consommateurs se sentent co-propriétaires de la marque, dans le contexte d’une culture beaucoup plus horizontale que par le passé. Les marques doivent intégrer les conséquences de ces mutations, et notamment une très forte exigence d’authenticité de leurs discours et de leurs actes. Mais ce serait une erreur à mon sens de considérer ces évolutions uniquement sous l’angle des contraintes. Elles constituent aussi une énorme opportunité pour les marques, qui peuvent donner aux consommateurs de nouvelles raisons de les préférer, au-delà du prix et du rapport qualité-prix. Sur de nombreux marchés, de nouveaux arrivants revendiquent une raison d’être très forte pour créer de la disruption. Ils parviennent ainsi à challenger des leaders historiques « installés », pour qui il est plus difficile de se prêter à l’exercice avec le même niveau de pertinence et d’authenticité…La raison d’être est donc potentiellement un formidable vecteur de singularité pour les marques. Elle constitue en outre un outil efficace de fédération des équipes dans les entreprises. Elle oblige à clarifier le positionnement de la marque, et aide à réaliser les arbitrages nécessaires sur le terrain de l’innovation et de la communication.

Cette notion de Brand Purpose n’est-elle pas déjà présente dans le framework des plateformes de marque, avec les composantes de Vision ou de Mission ? Qu’apporte-t-elle de vraiment neuf ? 

CB : On peut en effet avoir l’impression d’une redondance… Mais la vision, c’est là où va la marque. La mission, c’est ce qu’elle fait. La raison d’être renvoie plus fondamentalement à la question du pourquoi elle le fait. Elle ajoute donc potentiellement une dimension importante. Néanmoins, toutes les marques n’utilisent pas ce framework de la plate-forme de la même façon. Et, cette question de la raison d’être n’est bien sûr pas complètement nouvelle. Mais elle se pose avec plus de force compte tenu du contexte que nous avons évoqué.

NR : Il faut aussi bien différencier la raison d’être d’un groupe et celle d’une marque… Pour un groupe, elle se situe à un niveau « méta », et doit être valide pour l’ensemble du portfolio. Quand on est au niveau de la marque, la raison d’être doit être en très forte synergie avec la plateforme… Dans tous les cas, il s’agit de montrer ce que la marque ou le groupe apporte à la société dans laquelle elle évolue. C’est pour cela qu’il faut être très à l’écoute des changements qui animent la société.

Brand Purpose est Raison d’être sont deux termes équivalents pour vous ?

CB : Oui. Ce sont deux façons différentes de poser la même question, celle du pourquoi, en allant au-delà des enjeux commerciaux de la marque. Il me semble néanmoins qu’il y a souvent un malentendu… Certains considèrent que ces notions relèvent nécessairement de l’éthique, en faisant éventuellement une confusion avec un engagement RSE. Or la raison d’être dépasse la question du mode de gouvernance : c’est avant tout l’affirmation d’une ambition.

Pour une marque, mieux vaut avoir l’ambition de bien transformer une catégorie plutôt que de prétendre transformer le monde ? 

CB : Tout à fait ! À trop vouloir prendre la posture de transformer le monde, la marque court le risque d’être perçue comme insincère. Il est évident qu’elle ne pourra pas délivrer, la promesse étant beaucoup trop haute. Le manque d’authenticité et de sincérité est le vrai grand écueil pour les marques ! Les consommateurs le décodent très vite et n’acceptent pas ce qu’ils assimilent à de l’opportunisme. Ils sont intraitables avec ça ! A contrario, transformer une catégorie pour le bien de la société est bien un combat tout à fait pertinent, à la fois moins risqué et plus authentique. 

Comment s’exprime le besoin des entreprises sur ces sujets ? Les briefs évoquent-ils explicitement ces notions de Brand Purpose ou de Raison d’être ?

CB : Dans certains cas, oui en effet, la question se pose ouvertement en ces termes. Y compris pour des marques qui ont le sentiment d’être critiquables sur leur cœur d’activité. Dans l’univers de la beauté ou du luxe par exemple, pour lesquels il faut mener un travail spécifique, et rappeler que ces « concerns » sont dans l’ADN même de l’être humain. Dans d’autres cas, le brief porte sur le positionnement ou le repositionnement de la marque, auquel cas nous leur suggérons d’intégrer cette réflexion sur la raison d’être. Et lorsque les entreprises nous sollicitent sur des enjeux d’innovation ou de communication, nous leur proposons un cadre d’analyse qui interroge systématiquement les différents bénéfices consommateurs en jeu. Il y a bien sûr les couches fonctionnelles et émotionnelles. Mais il nous semble aussi important d’aborder les bénéfices « transformationnels » : quel est l’impact de l’initiative sur la catégorie ou même sur la société. L’enjeu est donc omniprésent, une raison d’être étant un super outil de pilotage pour toutes les actions de la marque. 

Quel est votre canevas d’intervention type sur ces problématiques de Brand Purpose ?

NR : Notre approche s’inspire d’un outil originellement utilisé dans le domaine du développement personnel, l’Ikigai. Celui-ci a vocation à aider les gens à trouver du sens, à identifier leur mission de vie, ce qui nous a semblé parfaitement transposable à l’univers des marques. Pour celles-ci, on matérialise quatre pétales. L’un correspond au who (qui je suis, d’où je viens), le second au whom (à qui je m’adresse, quelles sont mes cibles), le troisième et le quatrième posent la question de ce que j’apporte (le what) et comment je le fais (how). Le pourquoi j’existe, le why, se définissant au milieu, au croisement de ces 4 pétales. 

Source BrainValue
Source : BrainValue

CB : Le parti-pris « historique » de BrainValue est de combiner et d’hybrider notamment les ressources des études et celle du planning stratégique. Cela s’applique particulièrement bien à ces sujets. Classiquement, le premier volet d’intervention relève du planning stratégique. L’idée est de procéder à une revue de l’existant, avec des interviews des stakeholders éventuellement complétés par des entretiens avec des historiens de la marque ou de la catégorie. Cette première partie pose en quelque sorte les fondations, le but étant de bien appréhender l’ADN de la marque et de garantir la cohérence de la raison d’être avec cet ADN. Nous enchainons le plus souvent sur une phase quali visant à identifier les insights, les attentes des consommateurs. Vient ensuite une séance de workshop qui permet de formuler le brand purpose avec nos clients. Et la définition d’un plan d’action, éventuellement précédé d’un quanti de validation. 

NR : L’objectif de chacune de ces étapes est de s’assurer à la fois de l’authenticité du purpose (via la première partie de l’intervention), de sa pertinence (via le quali et la recherche de l’insight), et enfin de l’engagement qu’il crée. Est-ce que ça se transforme bien, est-ce bien actionnable, appropriable par les équipes ?

Quels vous semblent être les pièges à éviter les plus importants ?

NR : Une erreur assez classique est de confondre la notion de raison d’être avec la proposition de marque. La raison d’être se doit d’être beaucoup plus à 360 degrés, d’intégrer l’amont, l’impact social. Alors que la proposition vise elle spécifiquement la performance commerciale.

CB : Manquer d’authenticité mène inévitablement à l’échec. Il ne faut surtout pas suivre les modes, mais s’interroger sur ce qu’est profondément la marque et son histoire. L’autre piège serait de choisir une raison d’être « molle ». Cela arrive parfois, les équipes ayant peur du risque et de prendre un parti trop engageant. Mais la raison d’être n’aura alors que trop de peu de potentiel. Il faut accepter que le Purpose soit un peu clivant, positionnant. Pour certains, un purpose doit être un combat. Nous utilisons cette notion, mais plutôt comme un ingrédient de storytelling, et non comme une fin en soi. 

Une dernière question enfin : quels sont les exemples qui vous semblent bien illustrer ce qu’est un Brand Purpose efficient ? Le cas Dove est souvent cité … Considérez-vous qu’il en fasse partie ?

NR : Le #RealBeauty de Dove est souvent cité en exemple, mais il a aussi été pas mal « attaqué ». D’une part parce que le propos ne se retrouvait pas nécessairement dans les produits de la marque. Mais surtout du fait d’un problème d’alignement avec la marque corporate…. Dove, c’est Unilever. Qui a aussi en portefeuille Axe, qui mettait régulièrement en scène la femme-objet et la figure de l’homme alpha dans ses communications. Cette dissonance a ainsi fait douter de l’authenticité de Dove, alors que ce point est vraiment essentiel comme l’a souligné Cécile. C’est le risque associé à ces démarches, qui peuvent être contre-productives si elles sont assimilées à du « pur marketing »…

Le cas du Crédit Agricole est un bel exemple de raison d’être coprorate. Après un travail de fond sur le sujet en 2019, le Crédit Agricole a lancé sa nouvelle signature exprimant cette raison d’être : « agir chaque jour dans votre intérêt et celui de la société ». Cette campagne, accompagnée de la musique « formidable » de Charles Aznavour est très empathique. Elle a été lancée en plein confinement et est très bien entrée en résonnance avec la société.

CB : Le fait de communiquer explicitement sa raison d’être est une option possible. Mais ce n’est pas une obligation. Dans les exemples, je citerais par exemple Décathlon, dont le purpose est de rendre la pratique du sport accessible au plus grand nombre. Celui-ci est très pérenne, présent dans tout ce que fait la marque. Dans les Digital Natives Brands, Typology me parait être un bel exemple (https://www.typology.com). La raison d’être est ici de démystifier le skin-care en revenant à l’essentiel. Ce que l’on retrouve dans la communication, les produits et le packaging, dans le modèle commercial (c’est un pure-player online). L’exemple me semble intéressant parce que très catégoriel, mais aussi très concret, avec des preuves. Dans la série des « contre-réussites », je citerais également Pepsi, avec la tentative de récupération de la Black Lives Matter, ou de ce qui a été perçu comme tel. Cela illustre que même les plus grandes marques peuvent tomber dans ces pièges, et pointe une fois de plus l’impératif de la sincérité et de l’authenticité !


POUR ACTION

• Echanger avec les interviewés : @ Nicolas Riou  @ Cécile Batho

  • Retrouver les points de vue des autres intervenants du dossier 

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