# Les études socio-culturelles servent-elles encore à quelque chose ? (volet 2)
Diouldé Chartier Beffa - Dossier Etudes socio-culturelles

"Les courants socio-culturels sont les meilleurs repères pour avancer aujourd’hui"

Diouldé Chartier-Beffa
Fondatrice de DCap Research

2 Déc. 2020

Partager

Pour Diouldé Chartier-Beffa (DCap Research), il y a une certaine logique à ce que les segmentations socio-culturelles soient un peu tombées en désuétude, par incapacité à s’adapter à l’écosystème ambiant. Mais l’intérêt des courants socio-culturels reste quant à lui majeur, le challenge étant de déduire de ceux-ci de véritables leviers pour action. Comment ? C’est toute la question qu’elle se propose d’adresser pour mieux accompagner les équipes marketing dans ce cheminement, en comblant le gap traditionnel entre études et planning stratégique. 

MRNews : D’année en année, le baromètre que nous réalisons avec Callson confirme un relatif recul de l’intérêt des entreprises pour les éclairages socio-culturels. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?

Diouldé Chartier-Beffa (DCap Research) : J’y vois spontanément l’indice du besoin des entreprises de disposer d’études plus immédiatement opérationnelles. Les segmentations socio-culturelles ont eu leur heure de gloire, mais elles ont aussi montré leurs limites. Dit de façon un peu lapidaire, elles se sont avérées trop couteuses, trop globalisantes et au final assez peu prédictives des comportements des gens pour des catégories ou des produits précis. De plus la psychologie comportementale, complètement centrée sur le présent, le comportement à la milliseconde où il se produit, a nourri le fantasme qu’on pourrait influencer et prédire les comportements de façon un peu automatique, en allant chercher les ressorts dans des émotions tellement primaires qu’elles seraient dépourvues de tout ancrage social ou culturel. Les approches socioculturelles sont donc tombées en désuétude, assez logiquement, même si les marketeurs y ont perdu quelque chose au passage. Et en particulier le réflexe de prendre du recul vis-à-vis de leur marché, de l’inscrire dans le temps long, et de s’intéresser à priori à toutes les populations (pas seulement aux clients), quitte à faire des choix stratégiques dans un second temps… Mais sans doute il y a lieu de distinguer plusieurs types d’éclairages. Celui des courants socio-culturels reste pour le coup extrêmement inspirant pour les entreprises, et résiste certainement beaucoup mieux. 

Ne peut-on objecter que les segmentations socio-culturelles n’existent que parce qu’il y a des courants ? 

Certes. Mais l’évolution entre les segmentations d’antan et les courants d’aujourd’hui ne réside pas seulement dans l’abandon des typologies de populations. Je m’explique : la mesure des courants socioculturels était traditionnellement très fondée sur les opinions et les valeurs exprimées par les individus. Ce qui à mon sens rend opérante et inspirante l’approche socioculturelle moderne (en tout cas telle que nous la concevons) c’est qu’elle introduit l’imaginaire collectif dans la compréhension de ces courants. C’est-à-dire l’intégration de la part implicite, sensitive, esthétique des valeurs qui traversent la société.

Qu’apportent plus précisément ces courants ?

Ils permettent d’une part de mieux comprendre les comportements des gens, d’appréhender leurs mobiles profonds sous la surface des effets liés à l’offre, aux opérations d’activation, à la mode du moment. Et ce sans les enfermer dans des cases ; il est tout à fait possible — c’est même très éclairant — de croiser ces courants avec les typologies ou les segmentations que chaque entreprise a établies pour comprendre sa cible, sur son marché précis. On enrichit ainsi les segmentations existantes plutôt que d’en proposer de nouvelles, ce qui est une bonne chose pour la santé mentale des équipes marketing ! La connaissance de ces courants apporte aussi une certaine capacité d’anticipation sur les comportements à venir. Les bénéfices sont donc extrêmement importants. Mais, l’opérationnalité n’est pas toujours immédiate. Cela demande un peu de travail, et au fond c’est tant mieux ! Tout ce qui ne demande pas de travail n’est-il pas immédiatement copié ou banalisé ?

Quelles sont vos convictions sur la meilleure façon de rendre ces éclairages exploitables ?

Ma vision est qu’il y a une sorte de gap entre le domaine du planning stratégique et celui des études. Le planneur observe les tendances avec un grand angle, et surtout, il assume de se « mouiller » en s’appuyant sur des benchmarks. Et il le fait d’autant plus aisément qu’il se libère de la contrainte de l’objectivité et de l’exhaustivité, ce que ne peut faire l’homme d’études, qui prend lui le parti de la neutralité. Les éclairages de ce dernier n’étant vraiment opérationnels que lorsqu’il répond à une question bien précise. Mais quand on cherche, par les études et avec un certaine objectivité, à s’appuyer sur des courants profonds on ne dispose pas de ces deux raccourcis que sont le parti pris subjectif du planneur et l’hypothèse prédéfinie du test opérationnel… Du coup, il faut un long cheminement pour transformer un courant socio-culturel en un résultat réellement actionnable. C’est ce qui décourage les équipes dans les entreprises. C’est pourquoi il nous parait intéressant, pour les aider, d’essayer de combler cet espace. Le vrai grand challenge, au fond, est celui de l’appropriation des tendances. La clé pour y parvenir, de notre point de vue, c’est de travailler sur l’imaginaire, qui est le point commun entre les marques et les consommateurs. D’un côté c’est la ressource, le carburant des équipes internes qui ont la responsabilité des marques, et de l’autre l’imaginaire est un driver puissant de la demande future. Il est donc nécessaire de « traduire » les tendances, et ainsi de concevoir les « matériaux » qui nous permettent de nous les représenter.

Comment réalisez-vous cette « traduction » des tendances socio-culturelles ?

Nous utilisons une méthodologie propriétaire, notre Sémiotope. Dont la vocation est précisément de dresser un portrait sensible des courants qui traversent la société. Et ce tels qu’ils s’expriment par les mots et les images, au sens large du terme. Le principe étant de faire varier la focale, en alternant entre une vision très globale de la société et des focus sur l’univers du client, sa catégorie de produits ou de services.

En pratique, nous croisons deux types de collectes. Dans un premier temps, nous réalisons une investigation quali prospective de masse sur les usages et représentations associés au champ à prendre en compte, que nous définissons avec nos clients. Celui-ci peut être relativement étendu (par exemple la mobilité, ou l’alimentaire), ou bien plus restreint. Ça peut être une pratique : par exemple que font les femmes pour traiter leurs cheveux abîmés avec des produits naturels, ou un phénomène particulier, comme l’arrivée d’un vaccin, d’un logiciel, d’un acteur ou d’un objet qui change les usages…, mais il est essentiel qu’il s’agisse bien d’un champ et non d’un marché. Dans un second temps, nous procédons à une investigation sémiotique-culturelle. Ce qui implique de collecter des éléments visuels ou textuels émis par les acteurs de ce champ. Ceux-ci peuvent être de toutes natures : les consommateurs eux-mêmes, les marques, mais aussi les artistes, les pouvoirs publics. Et l’important dans cette approche est  d’aller puiser dans l’histoire pour disposer d’une vision dynamique. Notre conviction est qu’on ne peut conduire d’approche prospective qu’avec une bonne profondeur de champ rétrospective. Un bon pilote passe une bonne partie de la course l’œil rivé sur les rétroviseurs ! En travaillant la stratégie de marque d’un client sur l’univers de la sardine, nous étions remontés jusqu’à Napoléon III et Nicolas Appert, qui a créé la première usine de conserve au monde !

Qu’est-ce qui permet de garantir l’exhaustivité dans la collecte des représentations ?

C’est un point essentiel. Il faut qu’il y ait un volume conséquent d’observations, mais aussi que la démarche soit « raisonnée », « systémique ». C’est le propre de la démarche des études avec leur logique de représentativité, que ce soit celles des échantillons ou des corpus. Ce pour éviter d’avoir des trous dans la raquette et de n’investiguer que ce que l’on connait déjà. Différentes options se prêtent à ça. La solution classique des études consiste à interroger un échantillon substantiel d’individus, avec des questionnaires très complets, pour cerner un large spectre d’attitudes. Mais nous sommes adeptes de méthodes alternatives. C’est ce que nous mettons en œuvre notamment avec notre outil Net-Conversations, qui permet de procéder à une collecte et une analyse des échanges sur le web dans un champ donné. D’autres approches sont possibles naturellement, dès lors que ce principe d’exhaustivité de la couverture des angles du sujet est respecté. Mais, de notre point de vue, il y a de gros avantages à s’intéresser aux traces, aux manifestations des courants plutôt que de se focaliser sur des attitudes ou des opinions, ce qui est l’option du questionnaire. 

Quel distinguo faites-vous entre un champ et un marché ?

Ce que j’appelle un champ, ce sont des problèmes ou des besoins. Par exemple le fait que X millions de personnes éprouvent le besoin de se déplacer pour aller au travail. Un marché se définit lui par des offres, et des acteurs qui se définissent comme concurrents. Là en l’occurrence par des offres de transport. Le champ peut être plus large ou plus étroit que le marché. Ce qui le définit, c’est qu’il est centré sur l’individu, avec la présence d’acteurs pouvant être en concurrence très indirecte. Par exemple Zoom est un acteur du champ de la mobilité puisqu’il permet aux individus « d’aller au travail » sans se déplacer !

A l’issue de ces deux étapes, vous avez cartographié les tendances et vous disposez d’un corpus de matériaux illustratifs de celles-ci. En quoi consiste la suite de la démarche ?

Nous mettons en œuvre une analyse qui combine l’interprétation qualitative et le design, pour aboutir à un système de représentations. 

Ce qui importe à ce stade-là, c’est la justesse de la formulation, dans ses composantes lexicales ou visuelles. Avec certains clients, nous passons beaucoup de temps pour choisir le ou les quelques mots qui synthétisent le courant, ainsi que le dessin qui va lui être associé. Pour d’autres, nous allons plutôt travailler avec des Personae. Dans tous les cas, ce temps n’est jamais de trop. C’est là que se joue en très grande partie la force et la pertinence avec laquelle les équipes vont s’approprier ces tendances et ces courants. Et pouvoir s’inspirer d’eux pour définir des offres ou des services. Il ne faut ni déformer, ni ramollir les concepts associés à ces courants !

Voyez-vous un dernier point à ajouter, ou bien un « conseil » à formuler aux équipes des entreprises pour tirer le meilleur parti de ces éclairages ?

La culture, autrement dit l’imaginaire collectif, c’est ce qui demeure quand tout le reste est bouleversé. Avec la perte de repères que les entreprises comme les individus vivent depuis l’irruption de la pandémie, les courants socioculturels sont ce qu’il y a de plus solides pour avancer.  Alors j’ai envie de leur dire, regardez le temps long, projetez-vous, dessinez votre avenir !


POUR ACTION

• Echanger avec les interviewés : @ Diouldé Chartier-Beffa

  • Retrouver les points de vue des autres intervenants du dossier 

Partager

S'ABONNER A LA NEWSLETTER

Pour vous tenir régulièrement informé de l’actualité sur MRNews