Et si cette folle période que nous vivons était aussi un vrai temps pour les entrepreneurs ? C’est l’hypothèse que soulève Diouldé Chartier-Beffa (Dcap Research), qui évoque l’impératif pour les entreprises d’agir à 100% dans le présent, en fonction des ressources qu’elles peuvent mobiliser ici et maintenant pour répondre aux besoins de la société. Elle souligne à contrario le danger qu’il y aurait à « faire le gros dos » en attendant que l’orage passe, ou bien encore à ne pas écouter l’aspiration des gens à un futur désirable.
MRNews : Beaucoup de voix s’expriment sur ce que sera l’après Covid-19, avec une ligne de fracture néanmoins entre ceux qui font le pronostic d’un « retour à la normale », là ou d’autres considèrent – ou souhaitent même – que cet après sera porteur de grands changements… Quel est votre prisme de lecture ? Quelles sont vos convictions ?
Diouldé Chartier Beffa (Dcap Research) : Je suis frappée par cette forme de télescopage temporel que nous vivons. Qu’on le veuille ou non, nous sommes quand même à peu près tous dans l’incapacité de faire des prévisions, de prédire de quoi demain sera fait, et à quel horizon les choses peuvent bouger. Cela vaut pour les individus, mais bien sûr aussi pour les entreprises et leurs décideurs. Nous sommes habitués à composer selon deux temps distincts, l’un pour la tactique, l’autre pour le stratégique. Aujourd’hui ils se confondent. Il faut penser simultanément les scénarios prospectifs et les décisions de survie, tout en s’impliquant à fond dans la justesse de l’exécution. Les perspectives à 3, 5 ou 10 ans étant parfaitement inopérantes, cela oblige à raisonner et à investir pleinement le présent. Ce qui ne me semble pas être le mode de fonctionnement dominant des entreprises, qui sont le plus souvent hyper polarisées sur un futur à court terme, sur le projet du moment, ce qui n’est pas la même chose que le présent. Là, la question est de savoir ce que l’on peut faire ici et maintenant. Le futur n’est pas absent, mais on ne peut pas le mettre dans les cases d’un plan ; au sens littéral du terme, il est une utopie.
Cette question du lendemain, de l’après, n’est-elle pas venue extrêmement tôt ? À peine le confinement avait-il démarré que tout le monde ne parlait quasiment de l’après. Est-ce que cela ne correspond pas au fond à une sorte de refus du réel ?
Cela me parait juste en effet. D’emblée, la crise a été posée comme une parenthèse. Et parfois dans des termes qui ont pu choquer, cela a été le cas avec les propos de Geoffroy Roux de Bézieux par exemple. Il me semble que nous avons vécu quelque chose de très particulier avec cette injonction venant de l’État de ne plus bouger, de rester figé en quelque sorte. Pour des raisons bien sûr très compréhensibles, l’État a massivement demandé aux entreprises de ne pas agir, en contrepartie de quoi il s’engageait à payer les salaires des employés. Cela construit et conforte une représentation, celle d’une parenthèse pendant laquelle l’inaction s’impose. Alors que l’intuition pourrait mener à une posture toute autre et à cette interrogation : comment se mobiliser, comment agir ici et maintenant. C’est le réflexe qu’ont eu un certain nombre d’entreprises, qui se réorganisées pour produire des masques ou des respirateurs pour les hôpitaux, ou tout ce qui était susceptible de répondre aux besoins de la société. Elles se sont simplement posé la question de savoir ce qu’elles pouvaient faire d’utile compte tenu des ressources dont elles disposaient. Mine de rien, c’est un mode de fonctionnement inhabituel : on construit une compétence parce qu’elle est utile aujourd’hui, et on attendra demain pour voir ce que l’on en fera.
Le réel et son urgence « violentent » la question de la raison d’être des entreprises…
Oui. Comme dans la société, cela chahute aussi la place de chacun. En temps ordinaire, la réflexion stratégique sur la raison d’être est « réservée » au top-management, pendant que l’entreprise continue à agir en fonction de ce qu’elle a toujours su faire. Là, dans la période que nous vivons, la question de pourquoi j’existe et de ce à quoi je peux être utile se pose en permanence. Cela change la façon d’aborder le processus de pilotage et de transformation de l’entreprise. Depuis que les données sont devenues surabondantes, les entreprises ont eu tendance à passer beaucoup de temps à les ramasser à la pelle, en espérant trouver la donnée incontestable qui appuie des décisions finalement assez intuitives. Là il faut faire l’inverse, parce que les données dont nous disposons n’ont pas beaucoup de valeur prédictive, et puis les gens n’ont pas le temps de réunir tous les éléments pour convaincre le Comex. Plutôt que de chercher à accumuler des données exactes Il faut réapprendre à travailler avec des ordres de grandeur cohérents et à s’appuyer sur des raisonnements poussés, en faisant confiance à l’intelligence des individus et à leur capacité à agir.
C’est LA question que doivent se poser les entreprises aujourd’hui, celle de savoir à quoi elles peuvent être utiles ?
Absolument. La question n’étant pas celle de leur utilité passée ou de celle qu’elles pourraient avoir dans les cinq ou dix ans à venir ; mais de celle qu’elles sont en mesure de déployer là, tout de suite, maintenant, dans le contexte que nous vivons. Même si je comprends bien qu’il est beaucoup plus facile de dire que d’agir, faire le gros dos le temps de pouvoir reprendre comme avant — le cas échéant en subsistant grâce aux aides de l’état — est une option dangereuse. Tout est compliqué pour les entreprises. Mais les besoins existent, les gens sont dans l’urgence de trouver des solutions à leurs problèmes. C’est l’exemple du restaurateur de la rue à côté, qui a l’idée de mettre sa carte sur une grande et belle ardoise. Bien sûr, on ne peut pas entrer, mais on peut passer commande des plats à emporter, en retrouvant des rituels qui font plaisir. Au fond, nous traversons une sale période, mais c’est aussi un vrai temps pour les entrepreneurs ! Il y a un réel espace pour les entreprises à même de fonctionner en mode start-up, voire même avec l’esprit « commando », en étant 100% dans le présent pour mobiliser leurs ressources et agréger des compétences complémentaires si besoin. Peu importe que ces ressources soient humaines, fonctionnelles, matérielles ou immatérielles… Une marque, cela en fait partie, c’est un endroit où les gens placent leur confiance, ce n’est pas rien ! Mais ce 100% présent ne doit en rien sacrifier le futur, au contraire. La marque est d’ailleurs justement le point de jonction entre ce présent concret, avec ses ressources mobilisables ici et maintenant, et l’utopie qui anime le collectif productif qu’est l’entreprise, et ceux à qui elle s’adresse.
Quels sont pour vous les outils d’études et de connaissance des « consommateurs – citoyens » les plus adaptés pour adresser ces questions dans ce contexte particulier ?
La priorité me semble devoir être accordée aux outils permettant d’inventorier les expériences, Pour reprendre cette métaphore, c’est un peu comme à la guerre, une bonne connaissance du terrain est le prérequis de l’efficacité. Il faut à la fois bien saisir à quoi il ressemble, et comment il évolue. La représentativité de ces observations me semble être une donnée également importante. Le poids des influenceurs est devenu tellement énorme pendant toute cette période qu’il masque le vécu des individus ordinaires, si on ne cherche pas exprès l’expression de tous les pans de la société. Que vivent les individus ? Que font-ils ? qu’expérimentent-ils ? comment le vivent-ils émotionnellement ? Quels problèmes rencontrent-ils ? Et quelles sont aussi les solutions qu’ils « bricolent » ? Il ne s’agit pas d’étudier les « marchés », qui sont aujourd’hui défaits en cascade par cette crise. Mais bien de revenir aux besoins, hiérarchisés et quantifiés, qui donneront lieu aux marchés de demain. Il faut adapter les outils d’études et de conseil au caractère systémique de ce qui se passe : tous les télétravailleurs ont vu que travailler de chez soi change l’équipement de la maison, la façon de se nourrir, les rapports sociaux et d’emploi, l’éducation, la sociabilité, et même la conjugalité… Et comme nous l’avons constaté dans l’étude de web-ethnographie « Treating Covid-19 » que nous avons menée, le vécu de la pandémie modifie aussi le rapport au corps et à la santé. Tous les marchés associés au soin de soi sont bouleversés comme dans un jeu de domino. Depuis quelques années nous observions déjà un mouvement de réappropriation par les individus de leur santé. Le fait d’avoir touché les limites de la capacité du système médical à les prendre en charge peut catalyser ces changements à l’œuvre. On voit l’hygiène déborder de la propreté et de la beauté pour aller vers la sécurité sanitaire, la nutrition, l’immunité, le bien-être dans un sens très holistique. L’observation des conversations sur internet me semble être un outil idéal pour répondre à ces objectifs que sont l’appréhension et la quantification des besoins, ainsi que le repérage des débuts de solution que les gens trouvent et se partagent. Elle permet également de saisir leur imaginaire…
En quoi est-il nécessaire de décrypter les imaginaires comme vous le proposez avec l’observatoire que vous venez de lancer, « Désirer demain » ?
Pour que les individus adoptent les solutions qu’on leur présente, il faut impérativement que celles-ci soient cohérentes avec leur imaginaire. Dit autrement, c’est sur ce terrain-là que se joue la crédibilité des propositions, et même avant la crédibilité, leur capacité à entrer dans le radar de la cible. Mais, en réalité, cet imaginaire est double. Il concerne le présent, avec les représentations que les gens ont à un instant T de ce qui peut fonctionner et pourquoi. Mais il y a aussi un imaginaire du futur, de ce qui est désirable. On peut utiliser le terme d’utopie. On ne peut pas faire abstraction de l’utopie des gens, de ce dont ils rêvent. Et il y a bien sûr une vraie magie lorsque l’utopie qui a inspiré la création d’une entreprise ou d’un produit est en phase avec une utopie largement partagée au sein de la société.
On le voit beaucoup aujourd’hui avec cette période de « déconfinement », il y a une réelle crainte pour beaucoup de personnes, celle de revenir à une vie d’avant, dont précisément ils ne veulent plus. Il faut écouter cette crainte ?
Oui, absolument. Il y a des pans de leur vie d’avant qu’il leur tarde de retrouver, mais aussi des expériences nouvelles qu’elles voudront garder. Je crois que cela serait une grave erreur de considérer cette aspiration au changement comme un « truc de bobo ». Beaucoup d’actifs aisés ont redécouvert avec plaisir leur maison, leur quartier. Mais les masses moins aisées ont aussi expérimenté, parfois durement, les limites et la fragilité du modèle dans lequel elles se trouvaient. Bien sûr, les gens ont peur pour leur santé, et ils veulent du travail. Mais qu’ils soient aisés ou pas, ils veulent surtout un monde désirable. Et il faut les écouter !
POUR ACTION
• Echanger avec les interviewés : @ Diouldé Chartier