# Comment bien piloter sa marque à l’ère du digital ? (volet 1)

"Les marques sont bien plus fragiles qu’elles ne le croient!"

Benoit Parraud et Sylvie Le Tadic
Directeur du Pôle Services et Directrice du quali et du département Innovation

6 Déc. 2019

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Pour Benoit Parraud et Sylvie Le Tadic (Future Thinking), le numérique s’inscrit dans une mutation plus large de nos sociétés, avec de profondes évolutions socioculturelles et l’enjeu croissant de la transition écologique. Dans ce contexte, les marques doivent prendre conscience de la fragilité qui est la leur, souvent minorée. Et refonder le contrat avec des consommateurs-citoyens plus que jamais avides de sens, mais de moins en moins enclins à tolérer les écarts régulièrement constatés entre les discours et la réalité.

MRNews : Le numérique est souvent décrit comme ayant complètement chamboulé le marketing et les marques. Pour certains, c’est une révolution, cela change radicalement les règles du jeu. D’autres sont plus mesurés, et plus enclins à souligner qu’il existe néanmoins de grands invariants… Quelle est votre vision sur la nécessité de prendre en compte ce virage, qui a démarré il y a maintenant plus de 20 ans, dans la gestion des marques ?

Benoit Parraud : C’est un sujet qui nous passionne, et qui nous semble essentiel. Il nous a conduits très récemment à développer une nouvelle approche dont nous évoquerons bien sûr les principes fondamentaux. Un constat nous a paru essentiel : celui d’une déconnexion manifeste entre les entreprises et les marques d’un côté, et les consommateurs et plus largement les individus de l’autre. Alors même que le numérique pourrait sembler être un excellent facteur de rapprochement, le fait est qu’au contraire, le fossé se creuse de plus en plus. Il y a une vraie nécessité à remettre de l’humain dans la gestion des marques, et de mieux comprendre quelles sont aujourd’hui les clés de l’engagement. Les marques ont également un gros enjeu à gérer, celui de la saturation des consommateurs à qui l’on assène un nombre incroyable de messages, la difficulté pour elles étant d’émerger…

Comment résumeriez-vous en quelques mots les grands changements que le numérique induit pour les marques ?

Sylvie Le Tadic : La transformation numérique est à la fois une composante, mais aussi le reflet d’une transformation plus large de nos sociétés. Le grand mouvement, on le connaît tous, c’est l’individuation et l’émancipation des individus qui l’accompagne, ce qui change beaucoup de choses, dont la relation aux marques. La marque ne peut plus adopter une posture en surplomb, en se prévalant d’une forme d’autorité sur les individus. L’horizontalité s’impose dans les rapports aux marques, avec des consommateurs de plus en plus conscients du pouvoir qui est le leur. C’est vrai des plus jeunes, même s’ils ne disposent que d’un pouvoir d’achat limité. Mais ces représentations sont largement diffusées dans quasiment toutes les strates de la société. Le terme de consommateur n’est d’ailleurs pas le plus pertinent… Celui-ci est aussi un citoyen, un individu qui pense et agit avec ses différentes composantes et en exigeant des marques qu’elles tiennent compte de cela. On a bien affaire là à un changement de paradigme extrêmement important ; avec le numérique, les gens ont la parole. Et désormais, les marques appartiennent autant aux individus qu’aux entreprises !

BP : J’ajouterai que ce phénomène de perte de pouvoir des marques est renforcé par la montée en puissance des plateformes, Amazon la première bien sûr. Par le biais de celles-ci et des grilles de référencement qu’elles imposent, les individus sont dans une logique de comparaison des produits et des fonctionnalités, le choix de la marque n’étant qu’un attribut parmi d’autres, à égalité en termes d’information avec des critères comme la couleur ou la taille des produits !

A l’ère du numérique, toutes les marques sont potentiellement fragiles ?

SLT : Oui, c’est clairement une des données clés dans le contexte d’aujourd’hui. Même les plus grandes marques — y compris des Apple ou des Nike dont les valeurs boursières sont gigantesques — ne sont pas à l’abri des typhons que pourraient déclencher d’éventuelles révélations sur les procédés de fabrication ou sur les comportements de leurs dirigeants. Nous évoluons dans des sociétés où l’émotionnel joue un rôle énorme, qui est amplifié par la mécanique des réseaux sociaux. Toute marque qui est prise en flagrant délit d’un manquement à ses engagements, ou bien d’un non-respect de considérations « morales » risque gros. On le voit très bien par exemple avec le cas récent de la Société Générale, dont les locaux ont été occupés au motif que la banque finance l’exploitation des énergies fossiles.

La transition écologique est à notre sens l’autre grand enjeu majeur pour les marques aujourd’hui.

Quelles sont plus précisément les exigences auxquelles les marques sont assujetties sur cet enjeu de la transition écologique ?

SLT : Elles se doivent à minima de le respecter, de régler leurs actes et leurs process en fonction des impératifs de cette transition. Mais c’est aussi un terrain possible d’engagement. Certaines marques sont très volontaristes en la matière ; on peut citer des Camif par exemple, qui refuse explicitement de se livrer au rituel du Black Friday, ou bien encore un Patagonia, qui se fait fort de proposer aux consommateurs des produits présentant une durée de vie très importante. J’ajouterais cependant qu’il y a aussi et surtout un impératif de cohérence : une marque qui ne met pas ses actes en conformité avec son discours sur ce thème prend réellement des risques énormes aujourd’hui…

Venons-en plus spécifiquement aux approches qui peuvent être utilisées par les responsables des marques et/ou par les équipes en charge des insights et de l’intelligence marketing. Vous avez conçu un outil, le Brand Srategic Lab : quels sont les grands partis-pris sur lesquels il repose ?

SLT : Cette approche s’inspire très directement des points que nous venons d’évoquer, et en particulier de la nécessité pour les marques de tenir compte de ces trois grandes composantes que sont la transformation digitale, les évolutions socioculturelles qui vont en grande partie de pair avec celles-ci, et enfin la transition écologique. Notre vision est que cette combinaison de mutations impose l’impératif de refonder le contrat entre la marque et les individus.

BP : Notre approche articule différents outils. Les premiers ont vocation à appréhender le contexte, avec d’une part un suivi des tendances socioculturelles. D’autre part une démarche d’identification des leviers via lesquels doit se faire l’expérience des marques dans la catégorie étudiée, ce qui permet de disposer des bons repères dans une perspective de benchmark. Et enfin notre observatoire de la transition écologique. Le contexte étant posé, nous mettons en oeuvre un diagnostic « ad’hocisé » de la marque en question.

Ce diagnostic spécifique de la marque s’adosse à l’identification des leviers sur la catégorie où elle intervient ?

BP : Tout à fait, en allant cependant plus loin dans le détail pour avoir la vision la plus opérationnelle possible. Dans ce diagnostic de la marque, une des idées importantes consiste à mesurer le degré de pertinence et de singularité de l’USP dont elle est porteuse, mais aussi de vérifier la crédibilité de son engagement ainsi que sa capacité à être cohérente vis-à-vis de celui-ci sur tous les différents touch-points qu’elle utilise.

Dans l’étude de la marque, il existe une certaine « école » qui s’attache beaucoup à l’imaginaire de marque et à des composantes symboliques qui, avec le digital peut-être, passent parfois au second plan par rapport à des considérations business plus « mécaniques », avec des variables plus « dures ». Quelle est votre vision sur ce point ?

SLT : Il convient sans aucun doute de revisiter les approches « traditionnelles », et de nourrir la vision par des éléments nouveaux, en se mettant notamment à l’écoute de ce qui se dit sur les réseaux sociaux. Mais il nous parait plus que jamais essentiel de s’intéresser à cet imaginaire. Les leviers les plus profonds de la préférence vis-à-vis des marques sont là ! C’est à cet endroit que se crée la valeur de la marque. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille négliger des composantes plus tactiques, opérationnelles. Notre philosophie consiste plutôt à effectuer assez systématiquement des allers-retours entre ces deux champs.

Vu de votre fenêtre, quels sont les principaux changements de réflexes auxquels devraient procéder aujourd’hui les responsables des marques ?

BP : Ma conviction est qu’ils n’ont que très partiellement intégré l’exigence de responsabilité et de transparence que formulent les individus. Sans doute parce qu’il y a une forme d’inertie, une difficulté à remettre en cause des modes de fonctionnement qui ne sont le plus souvent pas propres à leur marque en particulier, mais à l’ensemble d’un secteur d’activité. Si on ne prend que l’exemple de l’alimentaire, on voit bien que de nombreux acteurs jouent avec les mots, et apposent le label ‘bio’ sur des produits, alors que la réalité des process fait que c’est un ‘bio’ industriel, bien loin des attentes des gens. Sous-estimer ces exigences est extrêmement risqué !

SLT : Le risque pour les marques d’être « désintermédiée » par les géants du numérique me semble également fortement minoré. Derrière cela, il y a la question de la valeur de la marque… Quel est son projet ? Qu’apporte-t-elle à la société ? La marque qui ne sait pas répondre à ces questions-là est réellement en danger, à un moment où à un autre !

POUR ACTION  

• Echanger avec les interviewés : @ Benoit Parraud   @ Sylvie Le Tadic

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